Le contentement sur le chemin de la Liberté
L'évolution de l'affect d'acquiescentia dans l'Ethique de Spinoza

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Mémoire de maîtrise de philosophie, réalisé sous la direction de Madame Rose Goetz, professeur de philosophie à l'Université de Nancy 2.

 

Les textes de référence utilisés ici sont ceux de l'édition bilingue en deux volumes de l'Ethique, publiée chez Garnier Frères en 1953, qui présente la traduction et les notes de Charles Appuhn, en regard du texte original latin de l'édition de Gebhardt. Les citations latines et françaises proviennent toutes de cette édition.
Toutefois, cette étude concernant très précisément l'affectivité dans l'Ethique, on se permettra de rétablir, dans la traduction française, la distinction de la langue latine entre " affect " (" affectus ") et " affection " (" affectio "), que Charles Appuhn traduit indifféremment par " affection ".

Introduction

" Je me décidai finalement à rechercher s'il n'y avait pas quelque chose qui fût un bien véritable, capable de se communiquer et tel que l'âme, rejetant tout le reste, pût être affectée par lui seul ; bien plus, s'il n'y avait pas quelque chose dont la découverte et l'acquisition me donnerait pour l'éternité la jouissance d'une joie suprême et continue. "

Spinoza.


Ce projet qui introduit le Traité de la réforme de l'entendement résume en même temps l'enjeu de tout le système philosophique de Spinoza, tel qu'il sera développé " à la manière des géomètres ", dans l'Ethique. La morale spinoziste est en effet une éthique fondamentalement joyeuse en ce qu'elle recherche les moyens de satisfaire notre effort, notre tendance à persévérer dans notre être en affirmant au maximum notre aptitude à être affecté de joie. L'homme, en tant que sujet désirant est entraîné irrésistiblement vers ce qui peut le rendre joyeux et satisfait, jusqu'au bonheur le plus apaisé.


Une éthique de l'affectivité et de la joie


Dans son livre Les actes de la joie, Robert Misrahi décrit le rôle primordial que doit tenir le bonheur dans une éthique, ce qui s'applique directement à celle rédigée par Spinoza : " Le bonheur est l'incontournable corrélat de ce désir qui définit le sujet. La question du bonheur n'est pas une question parmi d'autres, mais la question fondamentale qui éclaire toutes les autres et dont toutes les autres découlent. " . L'Ethique est cette philosophie de la joie, liée à l'affirmation du désir et aux sentiments joyeux d'être en action. Sa singularité réside dans la place que Spinoza réserve à la raison dans l'organisation de ces manifestations de la vie affective.
En effet, Misrahi évoque à ce sujet "une éthique de la libre joie fondée en raison ", c'est-à-dire que la joie véritable, ou plénitude, ne peut être totalement ressentie que si la raison l'a conduite hors du domaine de la passivité. En d'autres termes nous ne pouvons éprouver un maximum de joie que si la raison nous permet de l'envisager en pleine possession de notre puissance de comprendre : " Un affect est d'autant plus en notre pouvoir et notre âme en pâtit d'autant moins que cet affect nous est plus connu. " . Spinoza propose donc une morale qui n'est pas une simple morale hédoniste dont la seule règle consisterait à assouvir nos désirs à tout prix, mais ce n'est pas non plus une morale strictement rationaliste, où la volonté toute-puissante serait capable de contenir les passions. Spinoza nous explique plutôt que notre vie affective est si intimement liée à notre existence qu'il ne faut pas imaginer pouvoir la supprimer ou lui imposer arbitrairement quoi que ce soit, au nom d'une fictive liberté de vouloir. L'Ethique spinoziste est donc dans sa constitution même un système revendiquant l'affectivité et la recherche de la joie qui en découle et c'est sans se défaire de ces deux principes que Spinoza nous propose de suivre le chemin vers la libération, c'est-à-dire vers la plénitude, vers ce dernier sentiment de joie issu de notre pouvoir totalement approprié d'être en acte.
Ainsi l'affectivité, ou aptitude à éprouver des sentiments (affects), apparaît comme l'élément fondamental de l'Ethique, à partir du moment où Spinoza dépasse l'étude générale du fonctionnement du régime mental (développé dans le De Mente ) pour s'intéresser plus particulièrement à un aspect de ce fonctionnement, qui justifie les aléas de l'existence individuelle, c'est-à-dire les affections provoquées par la rencontre du corps avec les corps extérieurs, qui sont le sujet du De Affectibus. L'affectivité tient alors une place prépondérante dans la suite du développement puisque la description de notre servitude révèle le poids des affects sur notre vie quotidienne, principalement lorsque notre raison, définie comme pouvoir de comprendre, n'intervient pas assez pour les "dépassionner ". La joie éprouvée dans ces conditions repose encore trop sur une réflexion imprécise qui ne permet pas de se réjouir pleinement. Enfin, la démarche libératrice qui est l'objet du De Libertate, jusqu'à l'ultime expérience de l'éternité, préserve encore l'affectivité : Spinoza y identifie la Béatitude à un "amour intellectuel de Dieu ", c'est-à-dire une forme de joie souveraine qui procure un grand sentiment de délectation.
Ces quelques rappels ont pour objectif de souligner l'omniprésence de l'affectivité dans le déroulement de l'Ethique. Par conséquent, il ne faut pas interpréter la liberté définie dans le De Libertate comme un affranchissement radical des affections. Bien au contraire, la liberté correspond à la connaissance des affects, leur appropriation par la raison qui permet d'en tirer le maximum de joie. Ainsi dans la partie de l'Ethique où se dessinent véritablement les conditions de cette libération, c'est-à-dire les trois derniers livres, l'affectivité qui au départ était essentiellement passionnelle tend à devenir une affectivité de la joie active, maîtrisée.
D'ailleurs, le champ lexical de la joie et du bonheur est révélateur de l'appropriation progressive de l'affectivité, confortée et renforcée par une confiance en soi au fur et à mesure des progrès de notre connaissance. Le terme central de ce répertoire des sentiments joyeux est le mot simple " joie " (lætitia) : " Par joie j'entendrai donc, par la suite, une passion par laquelle l'âme passe à une perfection plus grande " . Cet état transitif vers une perfection plus grande est la principale caractéristique de l'affect de joie qui est un passage constitutif d'une réalité plus parfaite : l'homme qui ressent ce passage est joyeux, au sens rendu par le verbe lætor. Par la suite, une fois que nous aurons compris le poids de notre servitude et l'enjeu de notre salut (salus) c'est-à-dire notre Béatitude ou notre liberté (" seu Beatitudo, seu Libertas " ), nous pourrons peu à peu nous épanouir (gaudere) ou encore nous réjouir (fruor) jusqu'à éprouver la pleine jouissance éternelle (beatior) de l'amour intellectuel de Dieu (Amor Dei intellectualis). La diversité de ces termes souligne tout l'enjeu moral de l'Ethique : l'accroissement de notre joie jusqu'à son terme extrême, c'est-à-dire cette joie " suprême et continue " que Spinoza avait imaginée et décrite pour introduire le Traité de la réforme de l'entendement.


Acquiescentia


En parallèle à ce vocabulaire de la joie, le terme acquiescentia suit également la démarche libératrice proposée par Spinoza. Les vingt-neuf occurrences de ce mot sont réparties dans les trois derniers livres de l'Ethique (elles sont au nombre de neuf dans le De Affectibus, douze dans le De Servitute, et huit dans le De Libertate ), et elles méritent notre attention pour plusieurs raisons.
Remarquons tout d'abord que le terme acquiescentia est un néologisme d'origine moderne. Absent des dictionnaires du latin classique et médiéval, on commence à l'utiliser dans les textes philosophiques au XVIIème siècle. On le rencontre notamment dans la traduction de Henri Desmarets des Passions de l'âme de Descartes en latin, où le terme est employé pour traduire l'idée de " satisfaction de soi-même " (ainsi l'article 190 est intitulé " De satisfactione sive acquiescentia in se ipso. ").
Descartes accorde deux sens à cette "satisfaction de soi-même ". Dans un premier temps il s'agit du sentiment de sérénité strictement passionnel et donc ponctuel, provoqué par le sentiment d'avoir commis une bonne action (Descartes la juge "la plus douce de toutes les passions " dans l'article 63) ; dans l'autre cas, l'acquiescentia in se ipso est décrite comme une "habitude " de l'âme "qu'ont toujours ceux qui suivent constamment la vertu " . Dans cette dernière acception, l'acquiescentia est ressentie d'une façon plus constante et "se nomme tranquillité et repos de conscience. " . Spinoza, quant à lui, confère au terme d'acquiescentia un sens d'abord assez proche de celui dégagé par la traduction des Passions de l'âme. Ce sens dérive logiquement de celui du verbe latin classique acquiescere qui évoque un mouvement vers une situation de repos (quies) et d'apaisement. Mais l'ensemble de nuances affectives que suggèrent ces racines latines classiques (acquiescere, quies, quiescentia) est encore enrichi de variations par Spinoza, ce qui rend, d'ailleurs, la traduction de cette notion par un terme français unique très difficile. On peut toutefois noter l'option choisie par A. Guérinot (dont la version de l'Ethique est publiée aux éditions IVREA) et R. Caillois (pour les éditions Gallimard) qui rendent acquiescentia par "satisfaction ". La traduction qui sera reprise dans les pages qui suivent est celle de Ch. Appuhn, à savoir "contentement ". Quoi qu'il en soit, si donner une traduction satisfaisante de ce terme présente quelques difficultés, il est au contraire très facile de remarquer que Spinoza évoque ce sentiment dans une perspective largement différente du confinement que lui avait imposé Descartes, qui le considérait comme une simple passion. Dans l'Ethique, en effet, l'acquiescentia, malgré son faible nombre d'occurrences intervient à chaque grande étape du processus de libération, ce qui laisse penser que Spinoza a voulu réserver une place prépondérante pour cet affect à l'intérieur de l'affectivité elle-même.
Mais voyons comment cette progression de l'acquiescentia est exprimée dans le texte, et dans quels contextes elle est successivement évoquée. Tout d'abord, dans le De Affectibus, l'acquiescentia est définie d'une manière qui semble assez anodine, dans l'inventaire des différents affects, comme étant la joie née de la considération de notre puissance d'agir , s'opposant selon les cas au repentir (quand joie ou tristesse naissent d'un acte ponctuel), ou à l'humilité (lorsque ces affects sont suffisamment répétés pour être généralisés, et ainsi considérés comme des éléments caractéristiques d'un individu). Puis dans le De Servitute, l'acquiescentia est encore évoquée lorsque Spinoza se propose de montrer que la raison peut "dépassionner " certains affects, c'est-à-dire que la mise en œuvre des capacités rationnelles d'un individu qui lui permettent de concevoir des idées adéquates, lui permettent en même temps de connaître de mieux en mieux les causes et le fonctionnement des passions qui l'asservissent. Des affects en tant qu'actions peuvent donc trouver leur origine dans la raison elle-même, et l'acquiescentia est de ceux-là. Mais c'est également dans le De Servitute que s'effectue un mouvement important : la projection, au sens propre du terme, de l'acquiescentia comme but à atteindre et finalité de la démarche libératrice. Explicitement associée à la libération de l'homme, l'acquiescentia apparaîtra alors à chaque nouvelle étape majeure : lorsque Spinoza évoquera une conduite droite de la raison comme première façon d'être libre ("un contentement intérieur souverain naît de la conduite droite de la vie " ), puis lorsqu'il l'associera au passage au troisième genre de connaissance, avant de montrer que ce troisième genre de connaissance est l'Amour intellectuel de Dieu, c'est-à-dire la Béatitude, la fin de la démarche libératrice, où l'acquiescentia est totalement appropriée. On assiste donc à une évolution extraordinaire de cette joie particulière, de ce sentiment de contentement acquis, depuis le troisième jusqu'au cinquième livre de l'Ethique. Cette évolution est exprimée par un passage progressif d'un simple affect secondaire, expérimentable par tous, à un but à atteindre, l'ultime sentiment de joie que peuvent éprouver les rares sages qui parviennent à s'affranchir totalement du joug des affections. Ceci souligne la place importante de l'acquiescentia, sa présence de plus en plus renforcée et parfaite dans la démarche d'appropriation de notre affectivité.
Ainsi, comme l'écrit Giuseppina Totaro, "l'acquiescentia prend un relief inconnu du lexique des autres auteurs " , notamment de celui de Descartes. Mais on peut également distinguer l'acception conférée par Spinoza au terme "acquiescentia " de celles attribuées par d'autres philosophes du XVIIème siècle. Arnold Geulincx, par exemple, fait de l'acquiescentia un assentiment, un consensus : l'apaisement résulte alors de l'absence de polémiques et de désaccords avec autrui. Henri more, quant à lui, reprendra l'analogie entre "acquiescentia " et "satisfactio " faite par Descartes : ces deux sentiments naissent de la joie d'avoir agi en conformité avec la raison. Enfin, pour dernier exemple, on peut encore évoquer Samuel Pufendorf qui, dans Droit de la Nature et des gens, ne faisait plus de l'acquiescentia un sentiment particulier, mais plutôt le terme générique de tous les états de tranquillité et d'apaisement .


Les problèmes soulevés


L'objet de ce mémoire consistera donc à tenter de cerner au mieux l'originalité de l'acquiescentia spinoziste, en étudiant la progression de cet affect au fil des trois dernières parties de l'Ethique, dont elle est indissociable. De cette façon on souhaite montrer qu'en parallèle à cette démarche libératrice se dévoile et se tisse progressivement un contenu affectif de joie pour tous les progrès accomplis sur cette voie, se déployant entièrement dans la Béatitude, qui ne doit pas être caractérisée par une absence de tout sentiment, mais qui, au contraire, doit affirmer un contenu affectif extraordinairement fort. Ce contenu affectif, c'est la summa acquiescentia, c'est-à-dire la forme perfectionnée à l'extrême d'un affect simple.
Et pour bien montrer cela, il faudra répondre aux problèmes posés par le texte lui-même, le premier d'entre eux concernant l'unité de sens d'" acquiescentia ". En effet, si le texte du De Affectibus évoque constamment une acquiescentia in se ipso, c'est-à-dire un contentement de soi accompagné ou bien de l'idée de soi-même comme cause ou bien de l'idée de sa puissance d'agir, ce sentiment évolue peu à peu dans le De Servitute en une acquiescentia animi ou acquiescentia mentis, qui correspondent à un contentement ou une confiance intériorisés plus stables, jusqu'à la Béatitude. Cette substitution d'une épithète à une autre, dont le sens ne semble plus avoir beaucoup de points communs avec la première, peut faire douter de l'unité de nature entre contentement de soi et contentement intérieur. Des commentateurs de l'Ethique ont même évoqué une transformation de la signification du terme à la fin du livre . Pourtant les renvois systématiques de Spinoza à la définition de l'acquiescentia telle qu'elle est exprimée dans le De Affectibus, et ce jusqu'aux ultimes propositions du De Libertate peuvent passer pour une volonté explicite de sa part de conserver un lien de nature profond entre le début et la fin de l'évolution de ce sentiment.
Or, si l'on veut montrer que ce sentiment de joie conserve toujours la même nature et ne fait que se perfectionner, on se heurte à un nouveau problème qui réside dans l'analogie progressivement affirmée entre acquiescentia et Béatitude "nous connaissons clairement par là en quoi notre salut, c'est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté consiste ; je veux dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l'Amour de Dieu envers les hommes.(…) Que cet Amour en effet soit rapporté à Dieu ou à l'Âme, il peut justement être appelé Contentement Intérieur… " . Comment en effet concevoir qu'un affect qui évolue constamment sans toutefois changer de nature et qui doit conserver ses propriétés d'affect soit, finalement, associé à un état ultime de plénitude et de perfection ? La Béatitude ainsi définie ne sous-entend-elle pas, en effet, l'entrée dans un nouvel état de conscience, ce qui pose à nouveau le problème de l'unité de l'acquiescentia : est-ce une nouvelle acquiescentia qui accompagne la Béatitude ? De plus le caractère achevé de la Béatitude pourrait également sous-entendre la fin de tout passage de l'âme à une perfection plus grande, ce qui pourtant constitue la condition d'existence des affects de joie : il y aurait donc un paradoxe à vouloir associer Béatitude et acquiescentia comme il y en aurait un à faire de la Béatitude la fin d'une éthique qui affirme l'omniprésence de l'affectivité, comme transitivité à une perfection moindre ou plus grande.
Il faudra donc étudier la conservation constante de toutes les caractéristiques de l'affect acquiescentia, dont la plus importante est cette notion de transitivité que rappelle la Définition générale des affects : " Un affect (…) est une idée confuse par laquelle l'Âme affirme une force d'exister de son Corps, ou d'une partie d'icelui, plus grande ou moindre qu'auparavant… " . Cette définition souligne, par ailleurs, que l'affect est l'idée par laquelle l'âme se représente un certain état du corps : il y a donc un parallélisme constant entre l'état du corps et l'état de l'âme. Aussi faudra-t-il chercher de quelle manière Spinoza affirme ce parallélisme pour ce sentiment de joie intérieure qui semble ne concerner qu'une certaine expérience de l'âme. Cette impression paraît d'ailleurs renforcée par l'emploi régulier du verbe contemplor (considérer, regarder attentivement) dans la définition de l'acquiescentia : " le contentement de soi est une joie née de ce que l'homme se considère (contemplatur) lui-même et sa puissance d'agir. " . Cette idée d'auto-considération paraît déroutante : en effet, en tant que l'âme a été définie dans le De Mente comme idée du corps , on peut se demander de quelle manière un homme est capable de se considérer lui-même, comment l'âme peut avoir par elle seule l'idée de sa puissance d'agir. L'affect d'acquiescentia pose là encore problème.
On voit donc en quoi le contenu de ce sentiment est singulier, comme l'est sa position par rapport aux autres affects. On peut d'ailleurs remarquer que l'acquiescentia est l'un des seuls affects secondaires, définis dans le De Affectibus, à figurer encore dans le De Libertate après l'expérience de l'éternité. S'y trouvent également l'amour et la gloire, mais on verra comment l'acquiescentia est progressivement rapprochée de ces deux autres sentiments. Son rôle apparaît alors comme essentiel puisque le contentement devient peu à peu le mobile affectif de la libération, c'est-à-dire la raison pour laquelle plus on éprouve la joie d'être libre et plus on désire l'éprouver : " Plus haut chacun s'élève dans ce genre de connaissance, mieux il est conscient de lui-même et de Dieu, c'est-à-dire plus il est parfait (perfectior) et possède la béatitude (beatior)… " .
Le développement de cette étude consistera à suivre l'évolution du sentiment d'acquiescentia au fur et à mesure de ses occurrences dans le texte, en le replaçant à chaque fois dans le contexte où il apparaît. En premier lieu, il s'agira de la vaste description des affects, entreprise par Spinoza dans le De Affectibus, où le contentement est exclusivement un contentement de soi. Puis il sera question du pouvoir de ces affects mais également du pouvoir de la raison sur eux : dès lors l'acquiescentia in se ipso sera associée à une connaissance du second genre et passera progressivement (de la proposition 52, Eth. IV au scolie de la proposition 10, Eth. V) du contentement de soi au contentement intérieur souverain (summa animi acquiescentia). Enfin les sept dernières occurrences concerneront l'expérience de l'éternité où le contentement intérieur souverain, associé à la Béatitude, sera le vrai contentement intérieur (vera animi acquiescentia) : " Le sage (…) ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être et possède le vrai contentement. ".
On tâchera donc, au cours de ce développement de mettre en évidence l'existence d'une unité de nature entre l'acquiescentia in se ipso et l'animi acquiescentia, en montrant qu'il s'agit du perfectionnement d'un même sentiment qui accompagne logiquement l'évolution d'autres notions comme l'amour et la connaissance. En effet, on verra que le contentement est tout d'abord associé à la forme la plus primitive d'amour, c'est-à-dire l'amour de soi (amor sui). Par la suite, Spinoza attribue ce contentement à l'amour de l'autre, puis à l'amour envers Dieu (amor erga Deum), jusqu'à la forme la plus achevée de l'amour : l'amour intellectuel de Dieu (amor Dei intellectualis). De la même façon, l'acquiescentia est successivement associée à chaque genre de connaissance, du plus inadéquat au plus parfait. Par conséquent, en suivant l'évolution de ces notions, on pourra justifier l'idée d'un perfectionnement, en écartant l'hypothèse d'une transformation de la nature de l'acquiescentia .
Enfin, dans le même objectif, nous verrons comment Spinoza préserve, jusqu'à la fin de l'Ethique, toutes les conditions d'existence d'un affect, c'est-à-dire la transitivité, l'idée de passage à une perfection plus grande, mais également le parallélisme avec le corps dans la mesure où un affect est l'idée d'une affection de celui-ci. Par conséquent nous verrons en quoi ce sentiment de satisfaction devient l'indispensable mobile d'une éthique de la joie où la Béatitude n'est pas un état transcendant affranchi de tout sentiment, mais bien la jouissance active d'un affect totalement maîtrisé. Même si cette expérience " difficile autant que rare " n'est pas accessible à tous, chacun possède en lui le germe de cet apaisement souverain, sous la forme d'un affect d'apparence anodine qu'est l'acquiescentia in se ipso, expérimentable chaque jour, par tous.
Ainsi retrouve-t-on l'idée centrale de la philosophie éthique de Spinoza : le salut s'obtient par l'expression complète de notre puissance de connaître et de comprendre la Nature car c'est de cette façon que nous pouvons véritablement être sauvés du tumulte des passions. La Béatitude n'est donc rien d'autre que la perfection de notre puissance de connaître, et en cela on voit bien qu'elle est à notre portée, puisqu'il appartient à notre essence de pouvoir connaître. En cela, l'Ethique de Spinoza se distingue des traditions religieuses qui font du salut la récompense divine de nos sacrifices, et selon lesquelles il faudrait mériter la Béatitude en mortifiant notre nature profonde, essentiellement désirante. Or, comme l'écrit Charles Appuhn, selon Spinoza " nous n'avons rien à sacrifier de ce qui est vraiment nôtre, non plus qu'à nous soumettre à une loi contrariant le développement de notre nature. " . Et ce développement de notre nature consiste à en connaître les potentialités et les puissances : c'est uniquement lorsque nous agissons selon les lois de notre propre nature que nous pouvons être dits libres et sauvés des passions. C'est également par cette vie libre que nous prenons conscience du lien qui nous unit à Dieu, car notre vie reflète alors la vie même de Dieu, autant que notre puissance d'être le permet. Certes l'homme ne sera jamais Dieu, puisque sa puissance est toujours limitée, toutefois il a le pouvoir de savoir en quoi il participe à la nature divine, c'est-à-dire ce qui fait de lui l'expression modale de la substance.
Par conséquent la liberté ne doit pas être envisagée comme la récompense d'une soumission à un Dieu inaccessible et législateur, auquel nous ne pourrions que croire, mais plutôt comme la connaissance en elle-même de ce Deus sive Natura, dont la nécessité s'exprime dans tout ce qui est autour de nous, de même qu'en nous :


" La liberté se conquiert, elle ne s'achète pas ; pour posséder la vie éternelle, il nous faut croire, disait saint Paul, que Jésus est le fils de Dieu ; il nous faut savoir, dit Spinoza, que nous sommes Dieu. "

Notes sur l'introduction
(1) Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, trad. Séverine Auffret, éd. Des mille et une nuits, 1996, p.5.
(2) Robert Misrahi, Les actes de la joie, Paris, éd. Presses Universitaires de France, 1994, p.12.
(3) Eth. , V, 3, cor. : " Affectus igitur eo magis in nostra potestate est, et Mens ab eo minus patitur, quo nobis est notior. ".
(4) Abréviations : De Mente (De nature et origine Mentis), De Affectibus (De origine et natura Affectuum), De Servitute (De servitute Humana, seu de Affectuum viribus) et De Libertate (De potentia intellectus seu de Libertate humana).
(5) Eth. , III, 11, sc. : " Per lætitiam itaque in sequentibus intelligam passionem, qua Mens ad majorem perfectionem transit. "
(6) Eth. , V, 36, sc. . (7) Descartes, Les passions de l'âme, Ed. GF-Flammarion, 1996, article 190, p. 216.
(8) Ibid.
(9) Eth. III, Déf. Aff. 25 : " Acquiescentia in se ipso est Lætitia orta ex eo, quod homo se ipsum suamque agendi potentiam contemplatur. "
(10) Eth. , V, 10, sc. : " … ex recta vivendi ratione summa animi acquiescentia oriatur … "
(11) Giuseppina Totaro, " acquiescentia dans la cinquième partie de l'Ethique de Spinoza ", trad. de Jacqueline Lagrée, in Revue Philosophique de la France et de l'Etranger, n°1112, Janvier-Mars 1994, éd. P.U.F., p.69.
(12) Pour des détails concernant les auteurs cités, Ibid. p.69.
(13) Ibid. p.68 : " En outre, entre la troisième et la cinquième partie de l'Ethique, on note une évolution, sinon une véritable transformation : à l'expression acquiescentia in se ipso, constamment attestée dans la troisième partie, se substitue, dans la cinquième, le syntagme Acquiescentia Animi ou Mentis. "
(14) Eth. , V, 36, sc. : " Ex his clare intelligimus, qua in re nostra salus, seu Beatitudo, seu Libertas consistit, nempe in constanti et æterno erga Deum Amore, sive in Amore Dei erga homines.(…) Nam sive hic Amor ad Deum referatur, sive ad Mentem, recte animi Acquiescentia (…) appellari potest. "
(15) Eth. , III, Déf. Générale des affects : " Affectus (…) est confusa idea qua Mens majorem vel minorem sui Corporis, vel alicujus ejus partis, existandi vim, quam antea, affirmat… "
(16) Eth. , III, Déf. Aff. 25 : " Acquiescentia in se ipso est lætitia orta ex eo, quod homo se ipsum suamque agendi potentiam contemplatur. "
(17) Cf. Eth. II, 13.
(18) Eth. , V, 31, sc. : " Quo igitur unusquisque hoc cognitionis genere plus pollet, eo melius sui et Dei conscius est, hoc est, eo est perfectior et beatior… ".
(19) Eth. , V, 42, sc. : " (…) sapiens vix animo movetur, sed sui et Dei et rerum æterna quadam necessitate conscius, nunquam esse desinit, sed semper vera animi acquiescentia potitur. "
(20) Charles Appuhn, note sur les propositions 41 et 42 in Ethique, tome II, op.cit. p.258.
( 21) Ibid.

 

Première Partie :

De l'idée de soi comme cause à l'idée de sa puissance d'agir


-I Principe et évolution de l'affectivité.

L'étude "géométrique " des affects


Arrivé au terme du De origine et natura Mentis, Spinoza a déjà clairement exposé les bases du raisonnement qu'il prétend pouvoir appliquer à toutes les choses, c'est-à-dire connaître l'ordre naturel : " la voie droite pour connaître la nature des choses, quelles qu'elles soient doit être aussi une et la même : c'est toujours par le moyen des règles et lois universelles de la nature … " . Par cette méthode, Spinoza a déjà présenté, par voie démonstrative, la nature de la substance dans le De Deo, et de l'homme en tant que mode de cette substance dans le De Mente. Ces premiers développements avaient mis en évidence l'enchaînement continu des causes à une échelle universelle et théorique : " … les lois et règles de la Nature, conformément auxquelles tout arrive et passe d'une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes… " .
La seconde partie de l'Ethique était consacrée à l'étude de la nature de l'âme, considérée sous cet angle théorique et universel. Le fonctionnement du régime mental était ainsi examiné d'une façon globale et générale, sans référence aux applications concrètes de ce fonctionnement. Ce sont ces applications qui vont être le sujet du De Affectibus, ce qui ne signifie pas que Spinoza effectue un basculement d'un propos théorique et démonstratif à un commentaire subjectif et moralisateur : l'étude des affects s'organisera grâce aux lois générales déjà exploitées dans les premières parties et les préceptes qui en résulteront s'imposeront comme les résultats logiques de la démonstration.
Rien en effet ne permet de dissocier la nature humaine de l'ordre commun des choses auquel elle est complètement soumise et dont elle suit les lois générales, même lorsqu'elle semble manifester un certain désordre, comme c'est le cas, précisément, à propos de l'affectivité. Spinoza se démarque ainsi de ceux qui "conçoivent la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient en effet que l'homme trouble l'ordre de la Nature plutôt qu'il ne le suit… " . De là il affirme à nouveau que les mêmes lois valent pour toutes les choses de la nature y compris pour l'homme et son fonctionnement affectif : " Je traiterai donc de la nature des affects et de leurs forces, du pouvoir de l'âme sur eux, suivant la même Méthode que dans les parties précédentes de Dieu et de l'Ame, et je considérerai les actions et les appétits humains comme s'il était question de lignes, de surfaces et de solides. " .
Dans le même souci de se distinguer des conceptions philosophiques classiques de l'affectivité, Spinoza choisit un terme objectif, presque scientifique, dénué de toute tradition sémantique pour désigner les manifestations de l'affectivité humaine, qu'il nomme "affects ". Parler d'affects plutôt que de passions permet en effet de dédramatiser cette expression de la nature de l'homme que sont les sentiments, de les considérer sans les préjugés négatifs attribués aux passions, ravageuses et avilissantes. Toutefois l'affect peut être considéré comme une passion et Spinoza exprime souvent le lien entre les deux termes ("un affect, dit Passion de l'Ame… " ). Néanmoins ce rapport n'indique pas une complète analogie : ce n'est qu'en tant que l'âme subit cet affect qu'il peut être également nommé passion et que nous pouvons être dits passifs. Or ce même affect peut être appelé action lorsqu'il est conçu adéquatement par l'âme : " Je dis que nous sommes actifs, quand, en nous ou hors de nous, quelque chose se fait dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire quand, en nous ou hors de nous, il suit de notre nature quelque chose qui se peut par elle seule connaître clairement et distinctement. " . L'affect prend donc un sens très particulier sous la plume de Spinoza : il est l'élément fondamental et, au sens propre, dévalorisé de la vie affective. Et cette absence de valeur permettra, au fur et à mesure de la connaissance de son fonctionnement, de le faire passer de la manifestation de la servitude de l'homme à l'instrument privilégié de sa libération.


Le mobile et le jeu des affects


La première démarche de Spinoza, dans son projet d'étude de l'affectivité est d'en trouver le principe, c'est-à-dire ce qui dans la nature humaine est à l'origine du sentiment, mais également ce qui peut en expliquer l'instabilité et l'apparent désordre. Les premières propositions du De Affectibus présentent ce mobile dynamique originel qu'est le conatus, effort exprimé par toutes les choses pour persévérer dans leur être et pour s'opposer à tout ce qui peut leur enlever l'existence : " Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être. " . De cette tendance dynamique primordiale qui provoque un mouvement spontané vers ce qui peut accroître la puissance d'agir de l'individu qui l'exprime, on peut déduire des formes élémentaires de l'affectivité. Ces affects "primitifs " ("affectum primarium ") sont présentés dans les propositions 9, 10 et 11 du De Affectibus : il s'agit tout d'abord du désir ("cupiditas ") qui est "l'appétit avec conscience de lui-même. " , ce qui signifie que le désir est l'expression du pouvoir de l'homme de prendre conscience de son appétit (appetitus), c'est-à-dire de son conatus considéré à la fois comme effort du corps et effort de l'âme à augmenter leur puissance d'être. Ce passage à une joie plus grande correspond à la joie (lætitia). Mais au cours de son existence, un homme peut rencontrer des corps extérieurs qui diminueront cette puissance d'être. Dans ce cas, le passage à une puissance moindre est appelé tristesse (tristitia), ce que résume le scolie de la proposition 11 : " Par Joie j'entendrai donc, par la suite, une passion par laquelle l'Ame passe à une perfection plus grande. Par tristesse, une passion par laquelle elle passe à une perfection moindre. " . Toutes les autres formes de l'affectivité résultent de la manifestation et de la combinaison de ces trois éléments essentiels directement issus du conatus, ce que le reste du De Affectibus démontre en deux temps.
Tout d'abord, jusqu'à la proposition 21, Spinoza associe l'homme désirant à la représentation imaginative des choses qui l'entourent. Dans ces conditions se dessinent de nouvelles configurations affectives où le désir qui, dans sa forme primitive, était une force dynamique mue par elle-même en tant que manifestation du conatus, est à présent attiré par une chose : il devient désir de quelque chose. Ce nouveau rapport aux choses s'accompagne encore de joie ou de tristesse mais cette fois, parce que ces sentiments sont associés à quelque chose, joie et tristesse deviennent amour et haine. Jusqu'à la proposition 21, Spinoza va donc recenser les différentes variations de l'amour et de la haine selon les circonstances dans lesquelles le sujet désirant est rapporté à l'objet désiré.
Puis dans un second temps, le philosophe envisage les cas où nous ne sommes plus confrontés à de simples choses que nous n'avons qu'à aimer ou haïr, mais où nous rapportons notre désir à d'autres sujets désirants, dont les affects sont pour nous la cause de nouveaux affects. Il y a donc à présent un dédoublement de la variété des sentiments, dont le jeu se complique et dévoile une palette de nuances extrêmement compliquées. Mais ce jeu respecte un certain nombre de règles immuables, quelques stéréotypes auxquels on peut ramener tous les comportements affectifs d'une façon ou d'une autre, et dont la méthode de démonstration n'est pas différente de celle déjà employée dans les précédentes parties. Par exemple, Spinoza explique que nous avons toujours tendance à ressentir des affects similaires à ceux qu'éprouve celui pour qui, au départ, nous n'avons aucune haine ni aucun amour particuliers, simplement parce que nous imaginons qu'il est de même nature que nous et que ce qui est cause de joie pour lui peut être cause de joie pour nous. Cette règle de l'imitation des affects est exposée à la proposition 27 : " Si nous imaginons qu'une chose semblable à nous et à l'égard de laquelle nous n'éprouvons d'affects d'aucune sorte éprouve quelque affect, nous éprouvons par cela même un affect semblable. " . Est ainsi présentée une certaine catégorie d'affects, interpersonnels d'une part, puisqu'ils procèdent des rapports entre deux sujets désirants, et imitatifs d'autre part, puisqu'ils ont tendance à s'imposer d'eux-mêmes par le simple fait que nous savons que ce qui est bon ou mauvais pour une chose de la même nature que la nôtre est potentiellement bon ou mauvais pour nous.


-II La joie accompagnée de l'idée de soi comme cause

C 'est dans le recensement des formes les plus courantes de ces affects interpersonnels, où notre désir se confronte au désir d'autrui, qu'apparaît pour la première fois le terme acquiescentia, dans le scolie de la proposition 30. Depuis la proposition 28, Spinoza a montré que le conatus n'avait pas pour seul rôle de nous faire imaginer ou nier certaines choses, selon qu'elles nous paraissent utiles ou nuisibles : le conatus nous pousse aussi à l'acte concret, qui est le prolongement de la première tendance impulsive. Ainsi, en même temps que nous imaginons ce qui peut nous rendre joyeux, nous désirons l'accomplir : " Tout ce que nous imaginons qui mène à la Joie, nous nous efforçons d'en procurer la venue ; tout ce que nous imaginons qui lui est contraire ou mène à la Tristesse, nous nous efforçons de l'écarter ou de le détruire. " . Mais, par le jeu de l'imitation des affects, nous sommes également poussés à accomplir ce qui peut rendre joyeux autrui. En effet, puisque nous tendons à aimer ce que nous imaginons que les autres aiment, " nous nous efforcerons à faire ce que nous imaginons qu'aiment les autres ou qu'ils verront avec joie. " . Or cet effort à accomplir ce qui peut rendre autrui joyeux n'est pas un acte de philanthropie désintéressée : c'est bien parce que nous savons que la joie éprouvée par l'autre nous procurera en retour un sentiment de joie que notre conatus nous pousse à agir.
La figure de l'affectivité qui correspond à cette joie particulière, ressentie lorsque nous avons fait quelque chose qui a affecté un autre de joie, se nomme contentement de soi, ou acquiescentia in se ipso, et sa définition est donnée par la proposition 30 "si quelqu'un a fait quelque chose qu'il imagine qui affecte les autres de joie, il sera affecté d'une joie qu'accompagnera l'idée de lui-même comme cause " . Ce sentiment est donc distinct du simple effort de faire des choses pour plaire aux hommes et dans le but d'être loué (ce que Spinoza appelle ambition (ambitio)), puisque dans le cas du contentement de soi, c'est bien plus l'idée que nous nous faisons de notre responsabilité dans la joie d'autrui et par retour dans la nôtre, qui nous satisfait. En fait, il s'agit, dans un régime de pensées extrêmement confuses, d'une joie issue de l'idée presque imperceptible que nous pouvons être la cause de notre propre joie, ce que laisse imaginer la démonstration de cette proposition 30 : " Puis donc que l'homme a conscience de lui-même par les affections qui le déterminent à agir, qui a fait quelque chose qu'il imagine qui affecte les autres de Joie, sera affecté de Joie avec conscience de lui-même comme cause. " . Cette explication justifie les notions de contentement et de satisfaction communément admises pour traduire acquiescentia : en effet, en tant que nous imaginons que nous pouvons être, nous-mêmes, responsables de notre joie (à des conditions, encore une fois, très inadéquates ), nous éprouvons la joie de nous suffire à nous-mêmes, ou, en d'autres termes, de ne nous contenter, de ne nous satisfaire que de nous-mêmes.


Le contentement contenu dans l'amour


Par ailleurs, ce contentement joyeux se retrouve dans l'explication de la définition 6 des affects, où Spinoza résume sa définition de l'amour pour exprimer la propriété qui en résulte c'est-à-dire la volonté de l'amant de se joindre à la chose aimée : " par volonté j'entends le Contentement (Acquiescentia ) qui est dans l'amant à cause de la présence de la chose aimée. " . De cette façon, Spinoza tente de définir le moteur affectif qui pousse l'amant à éprouver toujours plus de joie en se joignant à la chose aimée. Cette volonté est l'expression du conatus (" cet effort (conatus) quand il se rapporte à l'Ame seule, est appelé Volonté " ), et elle se manifeste par un sentiment de joie particulier qui est une satisfaction acquise mais qui tend toujours vers plus de perfection en tant qu'il est issu de cet effort essentiel. Dans l'affect particulier de l'amour, qui à la base est un affect de joie, le conatus s'exprime par l'acquiescentia, ce contentement intérieur qui pousse l'amant à se rapprocher au maximum de ce qu'il aime et " par où la joie de l'amant est fortifiée ou au moins alimentée. " .
Ceci laisse voir que Spinoza fait une distinction subtile dans la description de l'affect d'amour, décrit comme une joie dynamisée par une confiance sereine qu'exprime le terme " acquiescentia ". En effet, il décrit l'amour comme une joie qui naît de la présence d'une chose extérieure, mais cette chose est en même temps un moyen d'affirmer notre désir d'accroître notre puissance d'agir, ainsi nous permet-elle d'éprouver, en outre, une joie beaucoup plus intime et davantage en rapport avec notre propre nature. L'emploi de ce terme souligne donc la jouissance personnelle qui résulte de l'amour. En cela, Spinoza se distingue de la définition classique de ce sentiment, en montrant que nous n'aimons pas une chose pour ce qu'elle est par elle-même, pour sa nature intrinsèque, mais parce que nous imaginons que sa nature peut s'accorder utilement avec la nôtre, et augmenter en cela notre puissance d'être. Par conséquent nous pouvons dire que nous désirons une chose avant de l'aimer, et que nous l'aimons parce que nous imaginons qu'elle peut nous faire éprouver de la joie. La chose aimée est donc en quelque sorte annexe au sentiment d'amour, qui est un sentiment proprement égoïste, comme le sont tous les affects .
Cette conception de l'amour contraste donc avec celle traditionnellement admise. Ainsi, Aristote conçoit l'amour comme une abnégation de soi pour le bonheur de l'autre : " aimer c'est souhaiter pour quelqu'un ce que l'on croit des biens, pour lui et non pour nous. " . D'autre part, pour Descartes l'amour " incite [l'âme] à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables. " . Même si cette définition établit l'idée d'une utilité pour soi, la conception cartésienne de la volonté suggère un choix intentionnel de l'amant qui veut s'unir à la chose aimée après avoir jugé de sa nature, ressentant plus une "traction " par cette chose, qu'une poussée spontanée vers elle. Or Spinoza conçoit l'amour en premier lieu comme une expression du conatus, qui produit un élan dynamique vers la chose aimée, et cet élan est d'abord provoqué par l'idée égoïste de l'extension de notre puissance d'agir.
On peut donc, de cette façon, expliquer la présence de l'acquiescentia, qui évoque en général un sentiment de satisfaction très intime, très personnelle, dans une définition de l'amour qui, traditionnellement, reposait avant tout sur la nature de la chose aimée. De plus, ce détour par la définition 6 des affects permet de souligner l'importance du lien entre amour et acquiescentia mis en place dés les premières occurrences du terme, et qui se renforcera au fur et à mesure de la démarche libératrice. Le texte en lui-même nous dévoile l'originalité de ce lien puisqu'il attribue à l'amour une forme sous-jacente et dynamique de contentement qu'est l'acquiescentia, subtilement distingué de la simple joie, et révèle par cela la complexité de cet affect d'amour ainsi que l'extraordinaire potentialité d'union à la chose aimée. En effet plus nous aimons quelque chose, plus nous nous aimons nous-mêmes : et plus nous nous aimons, plus nous avons envie de nous rapprocher de ce qui favorise cet amor sui, et ainsi de suite. Cette potentialité sera d'ailleurs pleinement exploitée lorsque l'âme sera capable de se joindre non plus avec telle ou telle chose particulière, mais avec la Nature tout entière, ce qui sera l'objet du De Libertate.
Toutefois, le De Affectibus décrit encore une connaissance complètement inadéquate de nos affects et la différence entre l'amour et l'acquiescentia in se ipso reste importante : l'un est une joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure, l'autre est une joie accompagnée de l'idée d'une cause intérieure. Pourtant, par symétrie, si nous pouvions considérer notre nature intime hors de nous-mêmes, comme une chose extérieure, on pourrait rapporter l'acquiescentia in se ipso à un amour de soi, au sens littéral. Cette analogie est explicitement présentée par Spinoza, dans l'explication de la définition 28 des affects concernant l'orgueil qui peut dériver de " l'amour de soi (amor sui), ou contentement de soi-même (acquiescentia in se ipso), en tant qu'il affecte l'homme de telle sorte qu'il fasse de lui-même plus de cas qu'il n'est juste. " . On peut donc dire que tout sentiment de joie provoqué par quelque chose est un affect d'amour, et si la chose qui fait éprouver de la joie est soi-même, pour une raison ou pour une autre, il s'agit littéralement d'un amor sui. Mais, dans ce genre de connaissance, la distinction très marquée soi et l'extériorité du reste de la Nature exige une différenciation terminologique, ce que Spinoza souligne dans le scolie de la proposition 30 : " Comme, toutefois, l'Amour et la Haine se rapportent à des objets extérieurs, nous désignerons ici ces Affects [de joie et de tristesse provoqués par une cause intérieure ] par d'autres noms ; … j'appellerai contentement de soi la joie qu'accompagne l'idée d'une cause intérieure, et Repentir la tristesse opposée à cette joie. " . Il faut remarquer dans cette nomination que l'acquiescentia in se ipso est opposée à un affect de tristesse : le repentir. Ce contentement de soi qui s'inscrit dans une connaissance inadéquate, n'exprime donc pas toute l'idée de joie stable et acquise, la confiance et l'assurance comprises dans l'idée d'acquiescentia. Le contentement que l'on ressent peut ainsi être effacé à tout moment par une tristesse opposée, ce qui en relativise l'intensité.


L'inadéquation de la connaissance de soi


Mais quelles sont les conditions qui rapportent cette joie (ou la tristesse opposée) à une cause intérieure, c'est-à-dire à soi ? Avons-nous, dans la situation très confuse décrite par le De Affectibus, la possibilité de prendre suffisamment de recul pour considérer objectivement que nous sommes la cause de notre propre satisfaction ? Avant de répondre à ces questions, souvenons-nous que la proposition 30, dans laquelle figure la première occurrence du mot acquiescentia, s'inscrit dans le registre des affects interpersonnels, mais plus particulièrement dans celui des affects imitatifs. Ainsi, lorsque nous faisons quelque chose qui affecte quelqu'un de joie ou de tristesse, nous sommes nous-mêmes, par mimétisme, affectés de joie ou de tristesse. C'est là l'énoncé de la proposition 30. Il apparaît donc qu'à cette étape nous n'avons conscience de nos actes que parce qu'ils affectent autrui et que nous éprouvons le même sentiment, comme par la réflexion d'un miroir, mais en ajoutant à cette joie l'idée que nous en sommes la cause. On comprend alors pourquoi Spinoza introduit les affects de gloire et de honte, parallèlement au contentement de soi et au repentir, dont ils ne diffèrent que parce qu'ils " naissent de ce que les hommes se croient loués ou blâmés " . Etant donné que nous ne pouvons pas facilement établir si nos actions affecteront les autres de joie, nous éprouvons le besoin de le vérifier par leurs sentiments dont les meilleures expressions sont la louange ou le blâme, qui nous confortent dans l'idée que l'on a commis, ou non, une action qui vaut d'en tirer satisfaction. La gloire est donc un affect qui n'est pas très éloigné de celui d'acquiescentia in se ipso, ce qui se remarque par sa définition : " La Gloire est une Joie qu'accompagne l'idée d'une action nôtre, que nous imaginons qui est louée par d'autres " , ce que l'on pourrait nommer plus communément de la fierté, si la gloire ne jouait pas un rôle progressivement plus spécifique jusque dans l'ultime étape de la libération, de même que l'acquiescentia.
Mais cette proximité entre la définition de la gloire et celle du contentement de soi souligne également le caractère passif de ces deux affects qui révèle une connaissance inadéquate de notre nature. En effet, tel qu'il est décrit dans les scolies des propositions 30 et 51, cet affect de contentement de soi ne repose sur aucune base solide, et la joie qu'il procure est incertaine puisqu'elle est essentiellement ressentie par réflexion de l'affect de joie d'autrui, bien plus en tout cas que par l'assurance intime d'avoir agit au mieux. L'acquiescentia in se ipso est donc un dérivé du désir de plaire aux hommes (ambitio) avec toute l'incertitude et l'instabilité sous-jacentes à cet affect qui repose sur l'opinion d'autrui. De même, l'interprétation à la fois imaginaire et inadéquate du sentiment des autres, ou de leurs louanges, peut nous conduire à faire de nous plus de cas qu'il n'est juste, en d'autres termes à être orgueilleux, en éprouvant trop d'amour pour soi. Tout ceci souligne donc la précarité du contentement de soi, dont la première cause est cette connaissance médiate, et par conséquent inadéquate, du bien fondé de nos actes, et de leur capacité à nous faire éprouver de la joie. Nous ne faisons qu'imaginer par le biais d'autrui notre propre responsabilité dans la joie qui nous affecte, issue de la joie que nous avons provoquée chez l'autre, autant dire que ce contentement avec l'idée de soi comme cause est un affect très illusoire.
Mais à cette étape du processus, notre imagination elle-même est très confuse et notre jugement est irrégulier, ce que Spinoza montre par la proposition 51 : " Des hommes divers peuvent être affectés de diverses manières par un seul et même objet, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de diverses manières en divers temps. " . Cette proposition souligne fortement la versatilité de la vie affective et montre ainsi que ce qui affecte les uns de joie peut affecter les autres de tristesse, mais encore que ce qui nous rendait joyeux à un moment peut subitement devenir cause de peine. Dans ces conditions on comprend que l'acquiescentia in se ipso est une joie toute relative, suspendue aux élans affectifs incontrôlés des autres mais également de soi : " Nous concevons aisément que l'homme puisse intervenir souvent lui-même comme cause tant de sa tristesse que de sa joie, c'est-à-dire qu'il soit affecté d'une Joie ou d'une Tristesse qu'accompagne comme cause l'idée de soi-même, et nous connaissons ainsi facilement ce qu'est le repentir et le contentement de soi. " . Rien ne garantit donc que nos actes affecteront les autres de joie et que nous ressentirons, en retour, la satisfaction de l'avoir provoquée. Nous agissons donc plus ou moins au hasard, en organisant de manière confuse nos expériences passées selon qu'elles ont effectivement provoqué un contentement ou un repentir. Et Spinoza ajoute, à la fin du scolie de la proposition 51, " ces affections sont très vives parce que les hommes croient qu'ils sont libres. " . En effet, tant que nous ne percevons pas l'enchaînement des causes qui nous poussent à agir, nous sommes incapables de concevoir adéquatement pourquoi nous sommes contents de nous, ou repentis. L'impact de ces affects est donc d'autant plus fort que nous en ignorons les causes, mais il est également plus instable, puisqu'il n'est fondé sur aucune connaissance de ses causes : l'acquiescentia in se ipso peut subitement s'effondrer, voire se transformer en repentir.
Cette première forme d'acquiescentia esquissée dans les scolies des propositions 30 et 51, dans l'explication des définitions 28 (sur l'orgueil) et 6 (sur l'amour) est donc avant tout passive et liée à une connaissance du premier genre. Ce degré de connaissance est expliqué dans le scolie de la proposition 40 du De Mente : il concerne " des objets singuliers qui nous sont représentés par les sens d'une manière tronquée, confuse et sans ordre pour l'entendement. " . Cette " connaissance par expériences vagues " s'applique à cette forme d'acquiescentia, qui n'est motivé que par la représentation imaginaire du sentiment d'autrui. Si nous ne savons pas adéquatement pourquoi nous sommes contents de nous, cet affect sera ressenti passivement, accidentellement sans que nous ne puissions nous reposer sereinement sur lui. D'où cette impression de joie fugitive, liée aux rencontres hasardeuses du corps qui peut, à chaque instant, être confronté à la tristesse.
De ce point de vue, la définition spinoziste du contentement de soi ne diverge pas fondamentalement de la conception classique exprimée notamment par Descartes dans Les Passions de l'âme : " Nous pouvons aussi considérer la cause du bien et du mal, tant présent que passé. Et le bien qui a été fait par nous-mêmes nous donne une satisfaction intérieure qui est la plus douce de toute les passions ; au lieu que le mal excite le repentir, qui est la plus amère. " . Les notions de bien et de mal n'ont pas la même résonance dans l'Ethique, où Spinoza évoque avant tout la satisfaction d'être cause de sa joie, d'avoir accru sa puissance d'agir par soi seul, et non d'avoir choisi volontairement de faire une action qui serait bonne par elle-même, objectivement. Cependant, comme dans le traité de Descartes, le contentement de soi est aussi ponctuel et accidentel que l'est l'acte qui le fait naître : il s'agit véritablement d'un affect passif. Un autre élément rapproche les définitions cartésienne et spinoziste de l'acquiescentia in se ipso, il s'agit de la considération de soi : " si quelqu'un a fait quelque chose qu'il imagine qui affecte les autres de joie, (... ) il se considérera lui-même avec Joie. " .Or cette considération de soi ne peut être, chez Spinoza, que toute relative, puisqu'elle utilise autrui pour distinguer, par un effet de miroir, le produit de ses actes. Mais ce reflet est largement déformé et imprécis et ne peut se comparer à la considération objective et intérieure du sujet cartésien. Cette toute première acquiescentia appartient donc à l'état le plus tourmenté de la connaissance de soi, celui de la connaissance du premier genre. Mais au cours du développement du De Affectibus Spinoza introduit une définition plus précise de l'acquiescentia in se ipso, qu'il est possible d'interpréter comme le premier perfectionnement subtil de cet affect, et ce lorsqu'il est dit naître de la considération de notre puissance d'agir.


-III L'idée de sa puissance d'agir

Cette précision nouvelle dans la définition de l'acquiescentia in se ipso intervient à la proposition 55 du De Affectibus, alors que Spinoza décrit un aspect particulier de l'affectivité, lorsque le sentiment trouve sa cause en soi-même et non plus dans le désir d'un objet extérieur ou d'autrui. Car en dépit de la versatilité des engagements de l'âme, le mobile profond de ses actes est invariablement le même : il s'agit d'étendre sa propre puissance d'agir au maximum. C'est en fonction de ce critère que l'âme se représente ce qui peut lui être utile ou nuisible, et qu'elle imagine simultanément un certain nombre de préférences, en s'efforçant le plus souvent " d'imaginer cela seulement qui pose sa propre puissance d'agir. " , ce qu'énonce la proposition 54, démontrée par le simple rappel que l'essence de chaque chose est de " s'efforcer de persévérer dans son être. " . Il appartient donc à l'essence de l'âme de se représenter tout ce qui affirme sa puissance d'agir, à savoir tout ce dont elle est capable, et cette expression du conatus est pour l'âme une source de joie, puisque " Lorsque l'âme se considère elle-même et considère sa puissance d'agir, elle est joyeuse " , ainsi que l'avait énoncé la proposition 53. Et le scolie de la proposition 55 définit cette figure de l'affectivité : " la joie qui naît de la considération de nous [s'appelle] Amour-propre (Philautia) ou Contentement de soi ", et précise qu'" elle se renouvelle toutes les fois que l'homme considère ses propres vertus ou sa puissance d'agir " .
L'acquiescentia in se ipso, définie de la sorte, procède donc de circonstances moins accidentelles, puisqu'elle n'est plus le simple résultat d'un acte concret qu'accompagne l'idée de soi comme cause, mais qu'elle se lie plus intimement avec l'essence de l'âme qui est de poser sa propre puissance d'agir, pour tirer satisfaction de cette seule considération. L'acquiescentia in se ipso participe donc à la tendance générale de la vie affective, qui est d'éprouver un maximum de joie par un passage vers un plus haut degré de perfection. Or la question est de savoir de quelle manière peut s'accroître la perfection de l'âme, et avant tout quelle est la nature de sa puissance d'agir.
La proposition 19 du De Mente avait défini l'âme comme étant l'idée du corps et de ses affections : " L'âme humaine ne connaît le corps humain lui-même et ne sait qu'il existe que par les idées des affections dont le corps est affecté. " . Ainsi, en tant que l'âme est idée du corps et de toutes ses affections, sa puissance d'agir est puissance de produire des idées. Par conséquent, le perfectionnement de cette puissance de penser consiste à former les idées les plus adéquates des affections du corps, c'est-à-dire pour l'âme d'être active, selon la première proposition du De Affectibus. Et ce passage à une idée embrassant plus de réalité provoque un sentiment de joie dans l'âme. Mais l'acquiescentia in se ipso, présentée dans le scolie de la proposition 55 n'est pas exactement cette joie du passage d'une idée confuse à une idée plus adéquate, mais elle est provoquée plus précisément par la considération de l'âme de sa capacité à effectuer ces passages, d'une manière générale. C'est lorsque nous prenons conscience du pouvoir de comprendre de notre âme, et sa puissance d'être active, que nous éprouvons un contentement de soi qui se manifeste par une confiance joyeuse d'autant plus grande que l'âme " s'imagine elle-même et imagine sa puissance d'agir plus distinctement. " . Mais le principal problème posé par cette définition est le même que celui déjà rencontré dans l'étude des premières occurrences du terme " acquiescentia " : il s'agit des conditions de possibilité de la considération de l'âme par elle-même, qui sont aussi les conditions d'existence de l'affect de contentement, si l'on admet que l'âme n'est rien d'autre que l'idée du corps et de ses affections ( d'après les propositions 19 et 23 du De Mente). Toutefois les termes employés par Spinoza relativisent la portée du verbe " considérer " (contemplor). Tout d'abord l'expression " Quand donc il arrive... "(Cum ergo fit ) associe l'expérience de la considération à des occasions précises et n'affirme pas un pouvoir constant de l'âme à l'introspection. Il faut donc qu'il se passe quelque chose pour que l'âme ait conscience de sa puissance d'agir, il faut que le corps ait subit une affection particulière pour que l'âme en forme une idée. Ainsi cette opération est simplement imaginaire : l'âme s'imagine elle-même et sa puissance d'agir par le biais d'un enchaînement d'idées plus ou moins inadéquates, comme elle le fait pour n'importe quelle autre chose extérieure. Par conséquent, plus elle a l'idée distincte d'elle-même, plus elle réalise sa puissance de comprendre et plus elle éprouve de la joie de ce perfectionnement, une satisfaction indissociable de l'idée de soi : une acquiescentia in se ipso. Il s'avère donc que cet aspect du contentement de soi est davantage lié au pouvoir de connaître de l'âme ainsi qu'au pouvoir de distinguer sa possibilité d'action, et en cela il y a une intériorisation de l'affect de contentement de soi.


L'omniprésence de l'opinion d'autrui


Mais il faut toutefois se garder de distinguer trop arbitrairement le contentement accompagné de l'idée de soi comme cause et le contentement de soi qui naît de la considération de notre puissance d'agir, en faisant du premier le résultat presque accidentel d'une action et du second une joie ressentie en soi seul. Car cette dernière forme d'acquiescentia in se ipso, décrite dans le scolie de la proposition 55 ainsi que dans la définition 25 des affects, est encore largement tributaire de l'opinion d'autrui, ce que Spinoza rappelle dans le corollaire de la proposition 53 : " cette joie est de plus en plus alimentée à mesure que l'homme imagine davantage qu'il est loué par d'autres. " , s'appuyant sur ses précédentes démonstrations concernant l'imitation des affects (prop. 27 et 29). Le mécanisme de considération de l'âme par elle-même repose donc encore essentiellement sur l'image de soi réfléchie par autrui. Aussi s'agit-il d'une " auto-satisfaction " fictive, car indirecte, qui révèle une fois de plus la passivité et la confusion de l'âme. C'est d'ailleurs par cette mauvaise connaissance de soi que Spinoza explique comment l'acquiescentia in se ipso peut engendrer la haine ou l'envie : en effet " on sera épanoui au plus haut point par la considération de soi-même quand on considère en soi quelque chose que l'on nie des autres. " . C'est en affirmant notre singularité que nous parvenons le mieux à nous imaginer nous-mêmes par rapport aux autres, en nous en distinguant, ce qui provoque d'autant plus de plaisir. De ce fait, nous aurons de la haine pour tout ce qui rappelle que nos actions ne sont pas singulières ou, pire encore, qu'elles sont plus faibles que celles des autres, car cela diminuera le degré de perfection que nous attribuons à notre puissance d'agir. C'est dans cette situation, où nous imaginons que les actions des autres expriment plus de perfection que les nôtres, que nous éprouvons de l'envie envers eux.
Réciproquement nous agissons le plus souvent dans le but d'affirmer notre perfection, afin que les autres nous louent, et que par cela nous distinguions au mieux notre puissance. Ainsi l'orgueil n'est pas loin, et Descartes le mentionnait et l'associait déjà à la satisfaction de soi-même, dans Les passions de l'âme : " Lorsque cette cause [qui provoque la satisfaction] n'est pas juste, c'est-à-dire lorsque les actions dont on tire beaucoup de satisfaction ne sont pas de grande importance ou même qu'elles sont vicieuses, elle est ridicule, et ne sert qu'à produire un orgueil et une arrogance impertinente. " . Spinoza reprend cette idée, en insistant sur la source de conflit que représente cette arrogance : " il arrive par là que chacun s'empresse à narrer ses faits et gestes et à étaler les forces tant de son corps que de son esprit et que pour cette cause, les hommes sont insupportables les uns aux autres. " . Les risques de dérapages sont donc nombreux : ils résultent de la pseudo-considération de soi, par comparaison aux autres, qui compense notre connaissance inadéquate et permet à l'âme de distinguer sa puissance d'agir. Il apparaît alors que l'acquiescentia in se ipso se manifeste presque aléatoirement, et que nous multiplions les gestes sans savoir exactement de quelle manière nous pourrons la provoquer. L'illusion de la liberté et de la singularité de l'homme par rapport au reste de la nature borne le champ de sa connaissance à lui seul, et il attribue à l'affectivité cette même liberté qui en justifierait le désordre. Et en ce sens, nous sommes passifs.
Mais alors, comment peut-on expliquer l'évolution de cet affect de joie tout à fait passif, qui va devenir au cours des parties suivantes le fil conducteur de la libération ? Pour résoudre ce problème, il faut tout d'abord considérer quelles caractéristiques essentielles ont été posées par les premières occurrences du terme " acquiescentia ", afin de voir quelle unité subsistera, dans la suite du texte, malgré l'évolution de sa définition. Ensuite on insistera sur la manière dont Spinoza insinue les conditions d'appropriation de cet affect, conditions qui seront exploitées dans la suite du développement de l'Ethique.


-IV Principaux caractères de l'acquiescentia

L a nécessité d'affirmer l'unité de l'acquiescentia in se ipso se fait sentir dès à présent, puisque l'on a déjà distingué deux façons différentes de la définir (joie issue de l'idée de soi comme cause (prop.30 et 51), puis de l'idée de sa puissance d'agir (prop.55)). Cette différence est d'ailleurs soulignée par les affects de tristesse opposés à l'acquiescentia in se ipso : dans le premier cas il s'agit du repentir, dans le second, il s'agit de l'humilité, ce qui est exprimé d'une façon claire et concise dans l'explication de la définition 26 des affects : " Le Contentement de soi s'oppose à l'Humilité en tant que nous entendons par lui une Joie née de ce que nous considérons notre puissance d'agir mais, en tant que nous entendons par Contentement de soi une Joie qu'accompagne l'idée d'une chose que nous croyons avoir faite par un libre décret de l'Ame, il s'oppose au repentir " . Cette explication souligne les deux points de vue d'où l'on peut considérer l'acquiescentia in se ipso. Toutefois elle ne laisse pas voir de différences fondamentales entre les deux et nous pouvons facilement imaginer que le contentement qui s'oppose à l'humilité corresponde à l'intériorisation et à la généralisation de tous les actes qui nous ont affectés de joie avec l'idée de notre responsabilité dans cette joie. En effet, c'est par la multiplication de ces actes que nous pouvons distinguer plus précisément ce que nous sommes et c'est à partir d'actions accidentelles et ponctuelles que nous pouvons cerner la potentialité de notre puissance d'agir.
L'acquiescentia in se ipso peut donc être considérée comme un affect univoque, que l'on peut néanmoins considérer de deux façons : d'une manière ponctuelle ou bien, par un effort de mémoire et d'imagination, d'une manière plus générale. Par ailleurs, c'est cette intériorisation qui exprime le plus de perfection, puisqu'elle fait appel à des mécanismes mentaux de généralisation qui, bien qu'encore très inadéquats, révèlent un perfectionnement de l'âme. Ceci peut expliquer le choix de Spinoza de poser comme définition unique de l'acquiescentia in se ipso : " Joie née de ce que l'homme se considère lui-même et sa puissance s'agir. " , dans le répertoire des formes de la vie affective qui clôt le De Affectibus. Située sous le numéro 25, cette définition sera celle de référence pour le reste de l'Ethique, et Spinoza y renverra le lecteur chaque fois qu'il voudra rappeler le contenu de cet affect.

Une joie paisible et autonome


Dès lors que cette définition de référence a été énoncée, on peut tenter de décrire plus précisément le contenu du contentement de soi, qui subsistera tout au long du développement de l'Ethique. En premier lieu, l'acquiescentia associe à la joie qu'elle exprime les nuances de repos et d'apaisement sous-entendues par la racine latine quies. Le terme évoque donc la stabilité et la tranquillité d'une joie qui, en principe, ne dépend d'aucune autre cause que soi-même, et qui par conséquent n'est jamais menacée de trouble. Ainsi, même lorsque l'acquiescentia est associée à l'amour dans la définition 6 des affects, et donc à une cause extérieure qui n'est pas maîtrisable, cette joie affirme la satisfaction égoïste sous-jacente à l'amour, qui constitue le fond de l'élan amoureux. Dans tous les cas, donc, la stabilité de l'acquiescentia vient du rapport exclusif et fermé de soi à soi. L'assurance et la confiance qui naissent de ce rapport exclusif évoquent également l'idée d'autonomie. Là encore, dans le domaine confus de la vie affective décrit dans le De Affectibus, cette autonomie n'est pas évidente, puisque la considération de soi n'est possible que par l'intermédiaire d'autrui. Et pourtant Spinoza n'associe pas explicitement l'opinion des autres comme condition nécessaire pour éprouver l'acquiescentia in se ipso. Celle-ci est simplement favorisée par la comparaison aux autres ou encore l'opinion des autres. D'ailleurs, on peut constater que l'acquiescentia in se ipso est un affect qui peut-être potentiellement autonome, à l'inverse de la gloire dont la définition (n°30) mentionne expressément sa dépendance à l'opinion d'autrui : " La Gloire est une joie qu'accompagne l'idée d'une action nôtre, que nous imaginons qui est louée par d'autres. " .
Toutefois, cette distinction entre la définition de l'acquiescentia in se ipso et celle de la gloire ne parvient pas à effacer complètement le rapport causal qui existe entre ces deux sentiments, rapport qui s'explique principalement par le fait qu'ils dérivent tous les deux de la règle de l'imitation des affects. Dans un cas comme dans l'autre nous souhaitons savoir ce qu'éprouve autrui, pour accroître notre propre joie, et ce rapport explique pourquoi la gloire et le contentement de soi ne cesseront pas de s'entrecroiser dans la suite de l'Ethique. Pourtant cette légère distinction révèle en quoi l'acquiescentia prévaudra systématiquement sur la gloire, qui s'inscrit par définition dans un rapport entre soi et autrui et qui donc ne bénéficie pas du même potentiel d'autonomie que celui de l'acquiescentia in se ipso. La gloire et la honte, son affect opposé, sont littéralement aliénantes puisqu'elles soumettent la considération que nous pouvons avoir de nous-mêmes à la représentation extérieure d'autrui, et les dérèglements qui résultent de ce besoin de l'opinion des autres sont presque inévitables : " Comme il peut arriver maintenant que la Joie dont quelqu'un imagine qu'il affecte les autres soit seulement imaginaire, et que chacun s'efforce d'imaginer au sujet de lui-même tout ce qu'il imagine qui l'affecte de Joie, il pourra facilement arriver que le glorieux soit orgueilleux et s'imaginer être agréable à tous alors qu'il leur est insupportable. " . Or l'acquiescentia in se ipso, bien qu'elle doive pour l'instant fonctionner de la même manière, peut maîtriser ce rapport essentiel de soi à soi, et un homme est capable, selon Spinoza, de rationaliser cet affect. Ce processus de rationalisation était déjà discrètement esquissé par le passage d'un contentement avec l'idée de soi-même comme cause à celui qui naît de notre puissance d'agir. En effet, cette intériorisation fait intervenir des mécanismes mentaux qui permettent de distinguer d'une manière plus générale notre puissance d'être, par nous-mêmes, cause de notre joie.


Les possibilités de perfectionnement de la considération de soi


Par ailleurs, dans les toutes dernières propositions de cette troisième partie, Spinoza laisse entrevoir plus clairement quelles sont les conditions de rationalisation de certains affects et notamment la proposition 58 qui concerne " les affects de Joie et de Désir qui se rapportent à nous en tant que nous sommes actifs. " , et qui présente la possibilité d'une forme perfectionnée d'acquiescentia in se ipso. Mais comment accéder à cette rationalisation, sommairement présentée dans la démonstration de la proposition 58 ? Tout d'abord Spinoza introduit dans le champ de l'affectivité la capacité de l'âme à se considérer elle-même tout à fait adéquatement et donc en toute autonomie . Cette possibilité avait été évoquée dans la proposition 43 du De Mente, et Spinoza y refait ici allusion pour la première fois dans le De Affectibus. Dans cette proposition, Spinoza explique que lorsqu'une idée adéquate est donnée dans l'âme, cette idée est forcément la même qui est en Dieu, en tant qu'il s'explique par l'âme humaine et, par conséquent, l'idée de cette connaissance est associée à l'idée de la vérité de cette connaissance. En effet, Dieu conçoit une infinité de choses adéquatement et lorsque l'âme humaine, qui est un mode de Dieu considéré sous l'attribut de la pensée, accède à cette connaissance adéquate d'une chose, on peut dire que cette idée est la même dans l'âme et en Dieu en tant qu'il s'explique par l'âme humaine. De la même façon, l'idée de cette connaissance adéquate doit être en nous en tant qu'elle est en Dieu, or l'âme qui connaît les choses adéquatement se révèle être une partie de l'entendement infini de Dieu, ainsi est-il nécessaire que les idées adéquates de l'âme soient vraies, autant que ça l'est des idées de Dieu. De cette démonstration, Spinoza peut donc déduire que " l'âme se considère nécessairement elle-même quand elle conçoit une idée vraie ou adéquate. " . Se dessinent alors les conditions d'une considération plus indépendante de l'âme par elle-même, révélée d'ailleurs par le texte où l'on trouve, dans la démonstration cette proposition 58, le terme " concevoir " (concipere) : " Quand l'âme se conçoit elle-même et conçoit sa puissance d'agir, elle est joyeuse. " . La substitution du verbe concevoir au verbe imaginer est révélatrice de l'évolution potentielle du pouvoir de l'âme à distinguer et à s'approprier sa puissance d'agir, mais également de ressentir une acquiescentia in se ipso plus autonome, exprimant au mieux le rapport de soi à soi qui définit cet affect.
Cette proposition qui, avec la proposition 59, sert de conclusion au De Affectibus et confirme la perspective d'une rationalisation des affects, indique que l'acquiescentia in se ipso que nous pouvions ressentir jusqu'alors peut exprimer une joie beaucoup plus grande. Cette tendance à l'augmentation et au perfectionnement du contentement avait été lancée par la proposition 53 qui révélait que l'âme se considérant elle-même était joyeuse "et d'autant plus qu'elle s'imagine elle-même et imagine sa puissance d'agir plus distinctement. " . Cette formule introduite par "d'autant plus " (eo magis) amorce donc le processus d'appropriation de l'acquiescentia in se ipso, en le conjuguant avec le développement de la connaissance. Spinoza nous livre alors la condition essentielle pour éprouver véritablement la stabilité qu'exprime en principe l'acquiescentia : il faut dépasser cette fausse conscience qui dépend de l'opinion d'autrui et fait naître un contentement de soi imaginaire et illusoire ; le développement du contentement sur ce plan est mauvais et risque surtout de se traduire par l'orgueil, l'envie ou la haine, car il est impossible de contrôler un développement qui se nourrit des fantasmes de l'opinion. Au lieu de multiplier les actes aléatoirement il faut donc changer de niveau et se placer sur celui de la connaissance adéquate. Et c'est par ce déplacement que l'acquiescentia in se ipso peut se rapporter à la force d'âme (fortitudo) que Spinoza identifie dans le scolie de l'ultime proposition du De Affectibus : " Je ramène à la Force d'âme les actions qui suivent des affects se rapportant à l'Ame en tant qu'elle connaît. " . Ces affects rapportés à l'âme en tant qu'elle est active peuvent eux-mêmes être dits actifs : ce sont ceux qui conjuguent l'affectif avec le rationnel en exprimant uniquement un sentiment issu d'une connaissance adéquate de l'âme.
Et ces affects actifs, qui résultent de la connaissance de l'âme, révèlent la même assurance que celle que l'âme éprouve lorsqu'elle conçoit une idée claire : à partir du moment où l'âme comprend ce qui lui est utile, elle n'est plus soumise aux indices confus que lui livraient jusqu'à présent les choses extérieures. De la même façon, les affects actifs ne sont plus systématiquement contrebalancés par des affects de tristesse. C'est d'ailleurs ce que Spinoza avait laissé entendre, par l'explication de la définition 29 des affects, dans laquelle il ajoute quelques précisions à la définition de l'humilité qui s'oppose, rappelons-le, au contentement de soi qui naît de la considération de notre puissance d'agir. Car cette considération, si confuse soit-elle à ce moment du texte, exprime déjà la potentialité de l'âme à distinguer sa puissance d'agir en affirmant tout ce qui la pose et, réciproquement, en niant ce qui la minimise. Ainsi Spinoza écrit-il que " Ces affects, l'Humilité et la Mésestime de soi (… ) sont d'ailleurs très rares. Car la nature humaine, considérée en elle-même, leur oppose résistance le plus qu'elle peut. " .
On voit alors qu'à cette étape du texte se dessine déjà l'idée que l'acquiescentia in se ipso peut échapper à l'affect de tristesse qui pourrait le renverser à tout moment, et ce d'autant plus que l'âme se considère adéquatement, c'est-à-dire qu'elle accède à la connaissance. L'importance du rapport entre contentement et connaissance, qui doit être préféré au rapport entre soi et l'opinion, est donc encore une fois soulignée, et c'est par cette affirmation que Spinoza laisse entrevoir le rôle que pourra jouer l'acquiescentia par la suite, en tant qu'affect actif. Ceci permet de voir que toutes les conditions de cette appropriation de l'acquiescentia sont déjà présentes en germes dans le De Affectibus, par le fait qu'elle est déjà intimement liée à l'amour et à la connaissance. Ainsi, en même temps que l'amour et la connaissance se rapprocheront de Dieu, le contentement de soi passera de l'expression d'un amor sui à l'amour de Dieu, dans le champ d'une connaissance qui ne se bornera plus à notre seule nature mais à celle de la Nature tout entière.
Le De Affectibus nous a livré les caractéristiques essentielles de l'acquiescentia : une joie stable et apaisée, libre et autonome, issue d'un rapport de considération de soi par soi. Tous ces éléments correspondent en fait à des définitions de principes, puisque dans cette partie, ces propriétés ne s'expriment que d'une manière tronquée et confuse, qui va de pair avec la connaissance du premier genre. Pourtant la première étape fondamentale du perfectionnement de l'acquiescentia était bien d'affirmer que l'unique plan sur lequel ce sentiment pouvait évoluer de manière positive était celui de la connaissance, c'est-à-dire le perfectionnement de la puissance d'agir de l'âme, et non pas la perpétuelle recherche de l'approbation d'autrui. Mais il ne s'agit pour l'instant que de potentialités, et les dernières propositions n'ont fait qu'esquisser la problématique du De Servitute, sans la résoudre complètement. Pour l'instant donc, l'affect d'acquiescentia in se ipso reste un sentiment que n'importe qui peut ressentir quotidiennement et qui n'est pas le rare privilège des sages, puisqu'il est généralement ressenti passivement comme le rappelle en conclusion la Définition générale des affects : " Un affect, dit Passion de l'Ame, est une idée confuse par laquelle l'Ame affirme une force d'exister de son Corps, ou d'une partie d'icelui, plus grande ou moindre qu'auparavant … " . L'appropriation de ces affects par la raison est donc encore loin, mais Spinoza a réussi à montrer " géométriquement " que tous les affects pouvaient être regroupés sous quelques grandes catégories, et que l'on pouvait tous les ramener à un mobile simple, à savoir ce conatus, cet effort pour persévérer dans l'être, ce qui était son dessein, exprimé dans la préface de cette partie.


L'acquiescentia et le corps


Mais cette Définition générale des affects soulève une dernière zone d'ombre concernant le corps, qu'il faut éclaircir si l'on veut conférer à l'acquiescentia in se ipso toute sa dimension affective. Ce problème s'articule en deux questions : d'une part, comment le corps permet-il de ressentir un affect qui semble se rapporter en principe à la considération autonome de l'âme par elle-même ? Et, d'autre part, faut-il penser que l'acquiescentia in se ipso soit une expérience purement mentale, c'est-à-dire un état contemplatif de soi-même ; ou bien le corps est-il en mesure de traduire concrètement le désir qui naît de cette joie ?
Car si nous pouvons admettre très facilement que l'envie, la colère, la crainte etc. , naissent d'une affection du corps en rapport avec une chose extérieure, nous pouvons nous demander de quelle manière le corps parvient à nous donner l'idée de notre puissance d'agir, c'est-à-dire de notre intériorité. Or la réponse à cette question a été donnée plus haut : au niveau du premier genre de connaissance, l'acquiescentia in se ipso n'est justement rien d'autre que l'idée des affections du corps, qui rencontre des corps extérieurs, et l'âme n'exprime sa puissance de comprendre que d'une manière extrêmement réduite. Ainsi toute idée, y compris celle de soi, dépend avant tout des rencontres du corps qui ne sont que vaguement organisées par l'âme. L'idée de notre puissance d'agir dépend donc avant tout de l'idée que les autres en ont, et seul le corps permet d'en prendre connaissance, ce qui fait de l'acquiescentia in se ipso un affect qui naît d'une affection du corps, ce que Spinoza avait posé en introduction au De Affectibus, dans la troisième définition : " J'entends par Affects les affections du corps par lesquelles la puissance d'agir de ce corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections. " .
D'autre part, il semble aisé d'imaginer que l'envie, la colère, la crainte etc. motivent l'âme et le corps à agir d'une certaine manière, poussés par le conatus. D'ailleurs Spinoza affirme à plusieurs reprises le parallélisme entre l'âme et le corps qui "sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l'Etendue. D'où vient que l'ordre ou l'enchaînement des choses est le même, que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre ; et conséquemment que l'ordre des actions et des passions de notre Corps concorde par nature avec l'ordre des actions ou des passions de l'âme. " . Mais parallélisme ne signifie pas interaction, et l'âme ne peut rien sur le corps de même que le corps ne peut rien sur l'âme : l'un et l'autre expriment d'une manière particulière l'existence de la chose. Ainsi le conatus peut se rapporter soit à l'âme seule, soit à l'âme et au corps, d'après la distinction faite par Spinoza entre désir (cupiditas) et appétit (appetitus), mais il s'agit du même effort, exprimé de deux façons. La démonstration de la proposition 28 a une nouvelle fois souligné ce parallélisme lorsqu'un homme s'efforce de se procurer la venue de ce qu'il imagine qui mène à la joie. Cette tendance à vouloir concrétiser nos représentations imaginaires est donc autant exprimée par l'âme que par le corps : " Mais entre l'effort de l'Ame ou la puissance qu'elle a en pensant et l'effort du Corps ou la puissance qu'il a en agissant, il y a par nature parité et simultanéité. Donc nous faisons effort absolument parlant pour que cette chose existe. " .
Ainsi doit-il y avoir un équivalent du côté du corps des inclinations de l'âme, que l'on pourrait alors décrire comme des comportements ou un ensemble de conduites qui orientent le corps vers ce qui peut développer sa propre puissance, accompagnant simultanément les dispositions mentales, dans un même mouvement attractif. Par conséquent, il ne faut pas imaginer que l'âme qui éprouve l'acquiescentia in se ipso soit dans un état de contemplation. Au contraire, cet affect dynamise en même temps l'âme et le corps, comme les autres affects de joie peuvent le faire, vers ce qui peut leur permettre de passer à plus de perfection. Le contentement de soi se traduit ainsi par ce mouvement d'emblée de l'âme et du corps, et cet affect ne peut être ressenti que si le corps organise un certain nombre de rapport avec les choses extérieures qui permet à l'âme d'amorcer le processus de considération autonome d'elle-même. Et même lorsque l'âme parvient à distinguer sa puissance d'agir adéquatement, cela n'est possible que par une organisation mentale des différentes rencontres que le corps doit pouvoir maîtriser et reproduire mieux et plus adéquatement. Par conséquent, le contentement de soi est loin d'être un simple sentiment contemplatif, détaché du corps. Si l'âme ressent une joie liée à l'idée de sa puissance d'agir, ce n'est pas le résultat d'une opération particulière qui lui aurait permis de se considérer elle-même, mais c'est simplement que le corps est passé à une perfection plus grande, ce qui se traduit concrètement par le développement de sa puissance d'agir, et par l'organisation de rencontres avec les corps extérieurs à l'aide de gestes plus sûrs. On voit ainsi en quoi l'acquiescentia in se ipso est un affect à part entière, exprimant à la fois l'idée d'un passage à une perfection plus grande et l'idée du corps qui ressent ce passage.


Le De Affectibus a donc posé, parmi beaucoup d'autres, la définition de l'affect d'acquiescentia in se ipso comme "joie née de ce que l'homme se considère lui-même et sa puissance d'agir. ". Et cette définition à laquelle renverra souvent Spinoza dans la suite de l'Ethique suggère déjà les deux éléments sous-jacents à cet affect : comme joie provoquée par quelque chose, en l'occurrence soi-même, il s'agit d'un amour, et comme résultant d'une considération de l'âme, il s'agit d'une connaissance. Amour orgueilleux et connaissance du premier genre caractérisent toutefois cet affect dans le De Affectibus mais le processus de perfectionnement est lancé par Spinoza dans ces dernières démonstrations : l'âme doit se connaître mieux en concevant des idées adéquates, en passant à un nouveau genre de connaissance. En effet, en éprouvant une joie plus stable et plus sûre, on désirera d'une manière plus affirmée ressentir plus de joie : autant de "plus " qui laissent entrevoir le moteur du processus de rationalisation amorcé par Spinoza, qui va maintenant chercher les moyens efficaces de passer à ce niveau de connaissance supérieure et d'éprouver de l'amour pour tous ceux qui partagent cette connaissance rationnelle, jusqu'à l'étape très avancée de la liberté acquise par la raison. En fait, il s'agit maintenant pour Spinoza de décrire l'évolution de l'affectivité vers cette appropriation rationnelle, qui va notamment faire passer l'acquiescentia du plus grand contentement de soi au contentement intérieur souverain.

Notes sur la première partie

(1)Eth. , III, préface : "adeo una eademque etiam debet esse ratio rerum qualiumcunque naturam intelligendi, nempe per leges et regulas Naturae universales."
(2)Ibid. : "Natura leges et regulae, secundum quas omnia fiunt, et ex unis formis in alias mutantur, sunt ubique et semper eaedem."
(3)Ibid. " hominem in Natura veluti imperium in imperio concipere videntur. Nam hominem Naturæ ordinem magis perturbare quam sequi(…) ".
(4)Ibid. " De Affectuum itaque natura et viribus, ac Mentis in eosdem potentia, eadem Methodo agam, qua in præcedentibus de Deo et Mente egi, et humanas actiones atque appetitus considerabo pernide, ac si quæstio de lineis, planis, aut de corporibus esset. ".
(5)Eth. , III, Déf. Générale des affects : " Affectus, qui animi Pathema dicitur… ".
(6)Eth. , III, Déf. II : " Nos tum agere dico, cum aliquid in nobis aut extra nos fit, cujus adæquata sumus causa, hoc est cum ex nostra natura aliquid in nobis aut extra nos sequitur, quod per eamdem solam potest clare et distincte intellegi. "
(7)Eth. , III, 6 : " Una quæque res, quantum in se est, in suo esse perseverare conatur. "
(8)Eth. , III, 9, sc. :" Cupiditas est appetitus cum ejusdem conscientia. "
(9)Eth. , III, 11, sc. : " Per Lætitiam itaque in sequentibus intelligam passionem, qua Mens ad majorem perfectionem transit. Per Tristitiam autem passionem, qua ipsa ad minorem transit perfectionem. "
(10)Eth. , III, 27 : " Ex eo, quod rem nobis similem, et quam nullo affectu prosecuti sumus, aliquo affectu affici imaginamur, eo ipso similii affectu afficimur. "
(11)Eth. , III, 28 : " Id omne, quod ad Lætitiam conducere imaginamur, conamur promovere ut fiat ; quod vero eidem repugnare, sive ad Tristitiam conducere imaginamur amovere vel destruere conamur. "
(12)Eth. , III, 29, dém. : " id omne, quod homines amare cum Lætitia aspicere imaginamur, conabimur agere… "
(13)Eth. , III, 30 : " Si quis aliquid egit, quod reliquos Lætitia afficere imaginatur, is Lætitia, concomitante idea sui tanquam causa afficietur. ".
(14)Eth. , III, 30, dém. : " Cum autem homo sui sit conscius per affectiones, quibus ad agendum determinatur, ergo, qui aliquid egit, quod ipse imaginatur reliquos Lætitia afficere, Lætitia cum conscientia sui tanquam causa afficietur ".
(15)Eth. , III, Déf. Aff. 6, exp. : " per voluntatem me Acquiescentiam intelligere, quæ est in Amante ob rei amatæ præsentiam ".
(16)Eth. , III, 9, sc. : " Hic conatus, cum ad Mentem solam refertur, Voluntas appellatur ".
(17)Eth. , III, Déf. Aff. 6, exp. : " a qua Lætitia amantis corroboratur, aut saltem fovetur. ".
(18)Aristote, Rhétorique II, 4, 1380 b35.
(19)Descartes, Les passions de l'âme, art. 79, op.cit. p. 147.
(20)Eth. , III, Déf. Aff. 28, exp. : " Amor sui, sive Acquiescentia in se ipso, quatenus hominem ita afficit, ut de se plus justo sentiat. ".
(21)Eth. , III, 30, sc. : " Sed quia Amor et Odium ad objecta externa referuntur, ideo hos Affectus aliis nominibus significabimus ;(… )Lætitiam concomitante idea causa internæ Acquiescentia in se ipso, Tristitiam vero eidem contrariam Pænitentiam vocabo. "
(22)Ibid. : " quod homo se laudari vel vituperari credit ".
(23)Eth. , III, Déf. Aff. 30 : " Gloria est Lætitia concomitante idea alicujus nostræ actionis, quam alios laudare imaginamur. ".
(24)Eth. , III, 51 : " Diversi homines ab uno eodemque objecto diversimode affici possunt, et unus idemque homo ab uno eodemque objecto potest diversis temporibus diversimode affici. ".
(25)Eth. , III, 51, sc. : " facile concipimus, hominem posse sæpe in causa esse, tam ut contristetur, quam ut lætetur, sive ut tam Tristitia quam Lætitia afficiatur, concomitante idea sui tanquam causa ; atque adeo facile intelligimus, quid Pænitentia, et quid Acquiescentia in se ipso sit. ".
(26)Ibid. : " hi affectus vehementissimi sunt, quia homines se liberos esse credunt. ".
(27)Eth. , II, 40, sc. II : " Ex singularibus, nobis per sensus mutilate, confuse, et sine ordine ad intellectum repræsentatis. "
(28)Article 63, op. cit. p. 139.
(29)Eth. , III, 30 : " Si quis aliquid egit, quod reliquos Lætitia afficere imaginatur, sive se ipsum cum Lætitia contemplabitur. ". N.B. : Charles Appuhn n'a pas traduit la deuxième partie de cette citation que l'on a pourtant rétablie, car l'importance de la considération de soi dans le reste de l'Ethique justifie qu'on en souligne l'évocation dès le De Affectibus.
(30)Eth. , III, 54 : " Mens ea tantum imaginari conatur, quæ ipsius agendi potentiam ponunt ".
(31)Cf. Eth. III, 7 et sa démonstration.
(32)Eth. , III, 53 : " Cum Mens se ipsam, suamque agendi potentiam contemplatur, lætatur ".
(33)Eth. , III, 55, sc. : " Lætitia autem quæ ex contemplatione nostri oritur, Philautia, vel Acquiescentia in se ipso vocatur. Et quoniam hæc toties repetitur, quoties homo suas virtutes sive suam agendi potentiam contemplatur (…) ".
(34)Eth. , II, 19 : " Mens humana ipsum humanum Corpus non cognoscit, nec ipsum existere scit, nisi per ideas affectionum, quibus Corpus afficitur. ".
(35)Eth. , III, 53 : " et eo magis, quo se suamque agendi potentiam disctinctius imaginatur. ".
(36)Eth. , III, 53, cor. : " Hæc Lætitia magis magisque fovetur, quo magis homo se ab aliis laudari imaginatur. ".
(37)Eth. , III, 55, sc. : " Quare unusquisque ex contemplatione sui tunc maxime gaudebit, quando aliquid in se contemplatur, quod de reliquis negat. ".
(38)Article 190, op. cit. p.216.
(39)Eth. , III, 55, sc. : " hinc ergo etiam fit, ut un usquisque facta sua narrare, suique tam corporis quam animi vires ostentare gestiat, et ut homines hac de causa sibi invicem molesti sint. ".
(40)Eth. , III, Déf. Aff. 26, exp. : " Acquiescentia in se ipso Humilitati opponitur, quatenus per eamdem intellegimus Lætitiam, quæ ex eo oritur, quod nostram agendi potentiam contemplamur ; sed quatenus per ipsam etiam intellegimus Lætitiam concomitante idea alicujus facti, quod nos ex Mentis libero decreto fecisse credimus, tum Pænitentiæ opponitur ".
(41)Eth. , III, Déf. Aff. 25 : " Acquiescentia in se ipso est Lætitia orta ex eo, quod homo se ipsum suamque agendi potentiam contemplatur. ".
(42)Eth. , III, Déf. Aff. 30 : " Gloria est Lætitia concomitante idea alicujus nostræ actionis, quam alios laudare imaginamur. ".
(43)Eth. , III, 30, sc. : " Deinde quia fieri potest, ut Lætitia, qua aliquis se reliquos afficere imaginatur, imaginaria tantum sit, et unusquisque de se id omne conatur imaginari, quod se Lætitia afficere imaginatur, facile ergo fieri potest, ut gloriosus superbus sit, et se omnibus gratum esse imaginatur, quando omnibus molestus est. ".
(44)Eth. , III, 58 : " alii Lætitia et Cupiditatis affectus dantur, qui ad nos, quatenus agimus, referuntur. ".
(45)Eth. , III, 58, dém. : " Mens se ipsam necessario contemplatur, quando veram sive adæquatam ideam concipit. ".
(46)Ibid. : " Cum Mens se ipsam suamque agendi potentiam concipit, lætatur. ".
(47)Eth. , III, 53 : " et eo magis, quo se suamque agendi potentiam disctinctius imaginatur. ".
(48)Eth. , III, 59, sc. : " Omnes actiones, quæ sequuntur ex affectibus, qui ad Mentem referuntur, quatenus intelligit ad Fortitudinem refero ".
(49)Eth. , III, Déf. Aff. 29, exp. : " Ceterum hi affectus, nempe Humilitas et Abjectio, rarissimi sunt. Nam natura humana, in se considerata, contra eosdem quantum potest, nititur ".
(50)Eth. , III, Déf. Générale des affects : " Affectus, qui animi Pathema dicitur, est confusa idea qua Mens majorem vel minorem sui Corporis, vel alicujus ejus partis, existandi vim, quam antea, affirmat… ". Souligné par nous.
(51)Eth. , III, Déf. III : " Per Affectus intelligo Corporis affectiones, quibus ipsius Corporis agendi potentia augetur vel minuitur, juvatur, vel coercetur, et simul harum affectionum ideas. ".
(52)Eth. , III, 2, sc. : " Mens et Corpus una eademque res sit, quæ jam sub Cogitationis, jam sub Extensionis attributo concipitur. Unde fit, ut ordo sive rerum concatenatio una sit, sive Natura sub hoc, sive sub illo attributo concipiatur, consequenter ut ordo actionum et passionum Corporis nostri simul sit natura cum ordine actionum et passionum Mentis ".
(53)Eth. , III, 28, dém. : " Sed Mentis conatus seu potentia in cogitando æqualis, et simul natura est cum Corporis conatus seu potentia in agendo : ergo, ut id existat, absolute conamur ".

Notes sur la deuxième partie

 


Deuxième Partie :

Du plus grand contentement de soi
au contentement intérieur souverain


-I Le champ d'action contre les passions

La servitude

En dépit de la perspective optimiste augurée par les dernières propositions du De Affectibus, il ressort de cette troisième partie l'impression désespérante d'une vie affective définitivement subie par l'homme qui peut, tout au plus, prendre conscience de cette fatalité. De même, le titre de la partie suivante : De la servitude de l'homme, ou de la force des affects, accentue l'idée d'un assujettissement complet de l'individu au tumulte de la vie affective. Peut-on alors présupposer que cette partie sur la servitude va expliquer plus en détails la pesanteur du joug qu'a décrit le De Affectibus ? Bien au contraire, dans le De Servitute, Spinoza se sert des éléments définis et démontrés dans la partie précédente, pour les incorporer dans un développement véritablement éthique, c'est-à-dire pratique. Jusqu'à présent, en effet, il avait simplement décrit le fonctionnement de la vie affective, sans émettre aucun jugement de valeur au sujet des affects, s'attachant simplement à montrer que leur existence n'avait rien d'anormal, et qu'elle procédait logiquement de la nature humaine. Mais en même temps que l'on admet cette existence naturelle des affects, on ne peut ignorer la situation conflictuelle qui oppose perpétuellement l'homme à ces sentiments, doués d'une force souvent supérieure à la sienne. C'est cette soumission aux forces des affects que Spinoza appelle servitude : " l'impuissance de l'homme à gouverner et réduire ses affects " , et cet état de fait se traduit couramment par le constat classique que souvent l'homme "est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. " .
Et Spinoza définit alors l'enjeu du De Servitute : " Je me suis proposé, dans cette Partie, d'expliquer cet état par sa cause et de montrer, en outre, ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les affects. " . Ce dernier objectif souligne encore une fois qu'il ne considère pas les affects comme systématiquement nuisibles, et, dans cette partie, il s'agit de déterminer comment certains sentiments peuvent être bons ou mauvais pour nous. Or Spinoza avait déjà laissé voir, à la fin du De Affectibus, de quelle façon nous pouvions tirer profit de certains affects, en tirer une joie plus affirmée et plus constante, moins facilement livrée aux aléas que la connaissance du premier genre ne parvient pas à maîtriser. L'acquiescentia in se ipso, par exemple, qui dans un premier temps exprime une joie ponctuelle et mal assurée, du fait qu'elle dépend presque entièrement de l'avis d'autrui, peut faire ressentir dans l'âme, d'après la proposition 53 du De Affectibus, une joie d'autant plus forte que l'âme progresse dans la considération d'elle-même. Ainsi, plus l'âme connaît, c'est-à-dire plus elle exprime sa puissance et son activité, et plus les affects peuvent être dits eux-mêmes actifs. Et ce sont ces affects qui participent à la Force d'âme, à laquelle Spinoza ramène les "actions qui suivent des affects se rapportant à l'âme en tant qu'elle connaît " .
Spinoza avait donc livré, dans la partie précédente, quelques éléments de réponse concernant la possibilité d'échapper à la servitude des affects, telle qu'il la définit dans la préface de cette quatrième partie : c'est la connaissance, en tant qu'elle fait savoir les vraies causes d'un affect, qui permet de s'approprier activement ces affects. Mais le De Affectibus devait avant tout exposer les mécanismes qui provoquent ces affects, et non les moyens de les contrôler. C'est dans le De Servitute que Spinoza va véritablement tenter d'expliquer ce que peut la Raison contre les affects, ou plus précisément, pour les affects. Et, de même que pour tous les raisonnements précédents, il doit étayer sa thèse par des propositions démontrées more geometrico. Or le développement qui suit, proprement éthique, doit forcément contenir des termes classiques de la philosophie morale, tels que "bien " et "mal ", "perfection " et " imperfection ".
En effet, comment se passer de ces notions pour instaurer des jugements de valeur à propos des choses qui existent autour de nous et en nous, jugements qui permettent par la suite de tracer une ligne de conduite vers la meilleure existence possible ? Spinoza n'écarte donc pas ces termes, pourtant il va tenter de préciser le sens qu'il leur accorde, afin que ces notions puissent s'intégrer dans le système déjà mis en place, dans les parties précédentes de l'Ethique. Toutefois, il ne transforme pas radicalement les définitions de ces notions, mais il va plutôt tenter d'en retrouver l'origine profonde, pour en mieux dénoncer la dérive. La préface du De Servitute, par son étude des notions fondamentales que l'on pourrait qualifier, par un anachronisme, de "généalogie de la morale ", est donc très importante pour assurer la cohérence de l'éthique spinoziste. Ce n'est qu'en comprenant exactement ce que l'on peut appeler bien ou mal que l'on pourra déterminer quels affects sont bons et quels autres sont mauvais. De même, c'est en précisant ce qu'il faut entendre par "perfection " que l'on pourra envisager ce qui favorise l'accès à l'existence la plus enviable. Ainsi, avant d'examiner de quelle manière Spinoza introduit la Raison dans l'affectivité, il semble important de voir en quoi cette rationalisation pourra être jugée bonne.


" Généalogie " de quelques notions morales


Comment dire d'une chose qu'elle est bonne ? Comment juger de la nature humaine qu'elle est imparfaite ? Cette chose possède-t-elle, en elle-même, le bien qu'on lui attribue ? La nature humaine révèle-t-elle, par le désordre que l'on semble y trouver, sa constitution intrinsèquement imparfaite ? Ce sont ces questions que Spinoza va soulever dans la préface du De Servitute, et, par la recherche de l'origine de ces termes, il balaye justement l'idée que ces notions, qu'on attribue aux choses, appartiennent à leur nature. Au contraire, elles dérivent des jugements issus de la faculté créatrice de l'homme, qui, lorsqu'il façonne un objet, fait intervenir des considérations de fins et de conformité entre l'œuvre et ce pour quoi elle était destinée. L'explication donnée par Spinoza part de l'exemple d'une habitation : " Si, par exemple, on voit une œuvre (que je suppose n'être pas achevée) et si l'on sait que le but de l'Auteur est d'édifier une maison, on dira que la maison est imparfaite, et parfaite au contraire sitôt qu'on la verra portée au point d'achèvement que son Auteur avait résolu de lui faire atteindre. " . La première condition du jugement de perfection d'une chose vient donc de ce que nous estimons que cet artefact remplit, ou non, la fonction que son concepteur voulait qu'il remplisse. Par la suite, nous pouvons juger de la perfection d'une chose sans savoir exactement ce pour quoi elle est faite, lorsque nous avons la capacité de comparer cette chose à des idées générales que nous avons formées à partir d'images singulières, et qu'ainsi nous sommes suffisamment sûrs de notre conviction pour prononcer un jugement. Mais cette estimation est subjective, et juger dans ces conditions qu'une chose est parfaite ou imparfaite peut procéder d'une connaissance partielle, voire erronée de la chose : " il est advenu que chacun appela parfait ce qu'il voyait s'accorder avec l'idée générale formée par lui des choses de même sorte, et imparfait au contraire ce qu'il voyait qui était moins conforme au modèle conçu par lui, encore que l'artisan eût entièrement exécuté son propre dessein. " . On voit donc, d'une part, que tous ces jugements ne portent pas sur la chose en elle-même mais qu'ils résultent de la confrontation de cette chose avec une conception appartenant à un individu, et, d'autre part, qu'ils peuvent révéler une connaissance confuse et accuser à tort quelque chose d'imperfection.
Et c'est par ces notions de modèle et de conformité, propres à l'art, que Spinoza explique le penchant de l'homme à juger de la perfection ou de l'imperfection de la Nature (et la nature humaine n'échappe pas à ce réflexe) alors qu'elle n'est mue, en ce qui la concerne, par aucune cause finale : " la Nature n'agit pas pour une fin ; cet Etre éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même nécessité qu'il existe. " . Il n'y a donc, dans l'ontologie de Spinoza, aucune dichotomie possible entre Dieu et la réalité existante, qui permettrait de concevoir un créateur et une création, puis une intention et une réalisation qu'on pourrait juger, enfin, parfaite ou imparfaite. Spinoza dénonce ce réflexe anthropomorphique qui prête à la Nature les mêmes déterminations finales que celles qui font qu'un homme produit quelque chose parce qu'il a imaginé, puis désiré, un objet qui réponde à un certain besoin, par exemple la protection assurée par une habitation. Le jugement de perfection, qu'il s'applique à un artefact ou à la Nature, est donc lui aussi rapporté à un sujet désirant particulier, et non à une qualité intrinsèque à l'objet : le mobile de ce jugement est encore une fois ce conatus qui nous pousse à désirer et à agir, mais qui reste masqué tant que l'homme ne parvient pas à prendre conscience de la véritable nature de ses appétits, des causes qui les déterminent. Il persiste alors à les imaginer comme des causes premières, c'est-à-dire qu'il pense désirer une chose parce qu'elle est bonne, bien qu'elle ne soit bonne que parce qu'il la désire : " L'habitation donc, en tant qu'elle est considérée comme une cause finale, n'est rien de plus qu'un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente, considérée comme première parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. " .
Dans cette préface, Spinoza remet ainsi en cause l'idée selon laquelle on jugerait de la perfection ou de l'imperfection d'une chose en estimant ce qu'elle est par elle-même. La seule forme de jugement admise par Spinoza est le jugement spontané, déterminé par notre désir de conformité avec ce que nous imaginons qui est bon pour nous. Le degré de perfection est donc aussi variable que le degré de réalité entre quelque chose et l'idée générale à laquelle un individu rapporte cette chose, ce qui explique pourquoi Spinoza parlera indifféremment par la suite de perfection ou de réalité.
En outre, on comprend également comment les notions de bien et de mal peuvent être, elles aussi, ramenées à un sujet, et non à une sorte de qualité de l'objet. Peut-on par exemple dire que la musique est bonne en elle-même ? Ceci n'a pas de sens pour Spinoza, puisque "la Musique est bonne pour le Mélancolique, mauvaise pour l'Affligé ; pour le Sourd elle n'est ni bonne ni mauvaise. " . Par conséquent, un individu peut dire qu'une chose est bonne lorsqu'il estime qu'elle peut accroître sa propre perfection, ce qui peut ne pas être le cas pour un autre individu. Pourtant, on pourrait essayer de considérer l'ensemble des individus humains, et tenter d'en dégager un exemple global de nature humaine, pour lequel on pourrait proposer un certain nombre de choses assurément bonnes, ce qui semble possible si l'on continue d'explorer cette nature humaine de façon logique. C'est ce projet que Spinoza envisage en ces termes : " J'entendrai donc par bon dans ce qui va suivre, ce que nous savons avec certitude qui est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. " . Dans l'éthique spinoziste, le bien n'est donc pas autre chose que ce qui peut se révéler utile au progrès de notre réalité, ce qui peut accroître notre perfection. Le bon ne doit pas se chercher dans l'essence de ce que nous rencontrons, mais simplement en nous. De la même façon, nous ne pouvons pas dire absolument d'un individu qu'il est bon, car nous ne pouvons le juger bon que dans le rapport que nous entretenons avec lui, c'est-à-dire dans l'estimation comparative qu'il n'y a rien en lui qui s'oppose à notre puissance : " ils [le bon et le mauvais] n'indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. " .
Or l'enjeu de ces précisions terminologiques n'est pas anodin, puisque, outre le fait qu'elles redéfinissent précisément ces notions-clés de tout système moral, elles permettent d'entrevoir comment Spinoza va pouvoir concilier la vie affective et le perfectionnement de l'individu. En effet, alors que le De Affectibus avait présenté l'ensemble des manifestations de l'affectivité, qu'elles soient vecteurs de joie ou de tristesse, il s'agit à présent de considérer quels affects sont bons et quels autres sont mauvais, c'est-à-dire lesquels sont utiles et quels autres sont nuisibles à notre perfectionnement. Car l'affectivité n'est pas incompatible avec l'épanouissement de l'être, puisque, comme on l'a vu dans le De Affectibus, chaque moment de joie traduit un passage d'une moindre à une plus grande perfection. La joie est donc fondamentalement bonne, puisqu'elle procède de ce passage à un degré supérieur de perfection. Or, nous avons également vu que, résultant d'idées inadéquates, les affects de joie pouvaient facilement verser dans l'excès contraire, du fait qu'ils dépendent d'un grand nombre de causes extérieures à nous, dont nous n'avons qu'une connaissance confuse. Ainsi s'explique facilement l'exigence de certitude (" certo ") formulée par Spinoza dans la préface et introduite également dans les définitions du bon et du mauvais, qui précèdent le développement du De Servitute : " J'entendrai par bon ce que nous savons avec certitude nous être utile. J'entendrai par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude empêcher que nous ne possédions un bien. " . On comprend facilement, en effet, que si une joie traduit un passage à une perfection plus grande, une joie de plus en plus assurée et garantie par une connaissance certaine, permettra un épanouissement de plus en plus constant, et préservé du risque de rechute vers moins de perfection. C'est déjà cette idée qui permettait à Spinoza de dire que l'acquiescentia in se ipso pouvait exprimer une joie beaucoup plus grande que la simple satisfaction d'avoir bien agi, une joie plus constante et plus stable. Or ce processus de perfectionnement reposait entièrement sur la possibilité de l'âme, non plus d'imaginer par le biais d'autrui ce que pouvait être sa puissance d'agir, mais bien de concevoir, par elle-même, toute sa potentialité d'action : " Quand l'âme se considère elle-même et considère sa puissance d'agir, elle est joyeuse ; et d'autant plus qu'elle s'imagine elle-même et imagine sa puissance d'agir plus distinctement. " . Ainsi Spinoza avait-il déjà introduit, dans le De Affectibus, l'importance de la connaissance la plus certaine dans l'appropriation active de certains affects. On commence donc à entrevoir le rôle qui reviendra à la Raison, dont la mission fondamentale consistera à connaître avec certitude ce qui nous est utile ou nuisible. Cette évaluation, pour être certaine, doit donc dépasser le premier mouvement spontané du conatus, elle doit procéder d'une démarche rationnelle, mais cette démarche n'a pas pour but de s'opposer au conatus, elle doit au contraire guider cet élan essentiel. C'est en cela que ces définitions permettent d'ores et déjà de voir comment Spinoza compte concilier affectivité, rationalité et perfectionnement.
Les manifestations de la vie affective ne doivent donc pas être systématiquement accusées de faire obstacle au développement de la Vertu en dissimulant la vérité de ce qui est bien. Et d'ailleurs, ceci montre en quoi l'Ethique de Spinoza diverge des autres conceptions morales : en effet si l'on admet que le bon et le mauvais n'indiquent rien de positif dans les choses, on comprend qu'il est vain de faire de la raison la faculté de discerner ce qui est bien dans quelque chose ou dans quelque action, comme le fait par exemple Descartes dans l'une de ses lettres à Elisabeth, lorsqu'il écrit que "le droit usage de la raison, donnant une vraie connaissance du bien, empêche que la vertu ne soit fausse " . Pour Descartes qui conçoit le bien comme quelque chose qui peut être appréhendé dans le monde extérieur à l'individu, la vérité est la garantie de la vertu et de la morale, et toutes les défaillances dans ces domaines sont imputables à une erreur de discernement dans la vérité, qui fait que nous ne savons pas clairement si une chose est bonne ou mauvaise. Spinoza, au contraire, attribue suffisamment de positivité dans une idée, même fausse, pour ne pas croire que la seule vérité d'une autre idée annulerait purement et simplement l'idée fausse : " Rien de ce qu'une idée fausse a de positif n'est ôté par la présence du vrai, en tant que vrai. " . Pour Spinoza, une idée fausse peut subsister aux côtés d'une idée vraie, comme nous pouvons continuer d'imaginer que le soleil est distant de la Terre de deux cents pieds même lorsque nous connaissons la vraie distance qui nous en sépare : " quand elle est connue, l'erreur certes est ôtée, mais non l'imagination " . On ne doit donc pas penser que la raison peut lutter contre les passions par la simple connaissance vraie de ce qui est bien hors de soi, et le combat doit être d'une autre nature qu'il faudra déterminer : voilà l'objectif du De Servitute.


La connaissance contre les passions


Et pour déterminer ce champ d'action où la Raison sera en mesure de vaincre les affects passifs, qui diminuent notre perfection et qui peuvent donc être dits mauvais, Spinoza entreprend de chercher à l'intérieur des affects ce qui leur donne cette force si souvent supérieure à celle de l'âme humaine. Pour ce faire, Spinoza n'emploie pas une autre méthode d'explication que celle dont il s'est servi jusqu'alors, reposant sur l'idée que toutes les choses peuvent être rapportées à quelques grandes lois qui régissent l'ordre naturel, qu'il convient de connaître si l'on veut en tirer profit. Par conséquent, les affects suivent ces règles, et leur force, comme la force de n'importe quelle autre chose, doit procéder de cette loi fondamentale concernant le rapport des puissances, que Spinoza énonce sous la forme d'un axiome, et qui supportera l'ensemble des démonstrations à venir : " Il n'est donné dans la Nature aucune chose singulière qu'il n'en soit donné une autre plus puissante et plus forte. Mais, si une chose quelconque est donnée, une autre plus puissante, par laquelle la première peut être détruite, est donnée. " . Ce principe simple, dont les termes si généraux peuvent englober la totalité de la nature, résume "l'unique loi commune à laquelle est d'emblée soumis le monde pratique ", pour reprendre des termes de P. Macherey, qui approfondit longuement la portée de cet axiome, au début de son livre sur la quatrième partie de l'Ethique . En effet, cet énoncé plante en quelque sorte l'unique décor devant lequel se jouent les rencontres entre toutes les choses de la nature : tout d'abord il affirme l'unité de cette nature dans laquelle aucun individu ne peut être considéré comme se suffisant à lui-même, en ayant le pouvoir de s'affranchir de tout rapport avec les autres composantes du monde. De plus, il réduit le mécanisme d'organisation de la nature à une comparaison entre chaque puissance, de laquelle naît un rapport de force permanent : " il doit toujours y avoir ", poursuit P. Macherey, "en raison du fait que cette puissance est finie et donc se mesure par un degré déterminé, une puissance de degré supérieur qui, au terme du conflit qui l'oppose à elle, est susceptible de la dominer. " . Et ce principe fondamental, formulé comme axiome, ce qui en souligne encore l'universalité, s'applique totalement à la nature humaine : l'homme lui-même est nécessairement impliqué dans ce rapport de forces, puisque les causes de ses passions sont par définition extérieures à son essence. D'autre part, il est impossible de concevoir qu'un individu puisse, d'une manière ou d'une autre, s'affranchir totalement de ses rencontres avec les choses extérieures (il faudrait alors admettre, explique Spinoza, que rien n'altérerait son existence et que cet individu ne périrait jamais, ce qui est absurde). Ainsi "l'homme est nécessairement toujours soumis aux passions, suit l'ordre commun de la Nature et lui obéit, et s'y adapte autant que la nature des choses l'exige. " . S'il faut donc chercher de quelle manière nous pouvons nous libérer des passions, ce n'est pas en concevant l'homme "comme un empire dans un empire ", bien au contraire il faut prendre solidement conscience que nous devons, par nature, composer avec les choses extérieures, parmi lesquelles, selon l'axiome, certaines ont une puissance supérieure à la nôtre, mais d'autres peuvent nous être soumises.
Et par la suite, puisque toutes les choses obéissent aux même lois, Spinoza va pouvoir étendre ce rapport de force universel aux affects eux-mêmes. En effet, en tant qu'il arrive si souvent qu'ils dominent la puissance de l'âme humaine, nous pouvons donc leur attribuer une force particulière, au même titre que les autres choses, et dont l'origine ne réside pas en nous mais dans la puissance de la cause extérieure qui la fait exister. Et nous pouvons même imaginer, comme le fait P. Macherey, qu'elles sont "animées par un conatus qui les fait persévérer dans l'être " , au détriment de notre propre désir d'accroître notre perfection. Par ces principes fondamentaux, Spinoza laisse donc entrevoir l'unique moyen de lutter contre les passions, qu'il énonce dans la proposition 7 : " Un affect ne peut être réduit ni ôté sinon par un affect contraire, et plus fort que l'affect à réduire. " . Ce n'est qu'en participant activement au rapport de force que se livrent en nous les affects, que nous pourrons parvenir à maîtriser ceux qui sont mauvais. D'ailleurs Spinoza affirme dans la proposition 8 que la connaissance du bon et du mauvais n'est pas autre chose qu'une manifestation de l'affectivité, puisqu'elle s'exprime avant tout comme "l'affect de la Joie ou de la Tristesse, en tant que nous en avons conscience. " . Ce n'est donc que parce que l'âme a conscience des manifestations affectives qui ont lieu en elle (c'est-à-dire lorsqu'elle a l'idée de l'accroissement et de la diminution de sa puissance d'agir), qu'elle fait une distinction entre ce qui lui est utile ou non, mais cette distinction n'a rien d'un jugement extrinsèque à la vie affective : la conscience de la Joie ou de la Tristesse est l'idée d'un affect et, en cela, elle est elle-même une forme d'affect. Spinoza montre ainsi que nous ne devons pas prêter à la connaissance la froideur d'un raisonnement réfléchi mais que cette connaissance peut et doit se développer à l'intérieur de cette vie affective dont elle est indissociable. C'est cette conception de la connaissance du bon et du mauvais qui permet à Spinoza d'expliquer pourquoi elle "ne peut, en tant que vraie, réduire aucun affect, mais seulement en tant qu'elle est considérée comme un affect. " . On a vu, en effet, qu'il n'y avait qu'un moyen pour qu'un affect soit réduit, à savoir qu'un affect contraire et plus fort lui soit opposé. Or la vérité d'une connaissance est d'une autre nature et, comme l'a expliqué Spinoza dans la première proposition, une idée fausse possède suffisamment de positivité pour pouvoir subsister, même aux côtés d'une connaissance vraie. C'est donc seulement parce que la connaissance du bon et du mauvais, dans sa dimension affective, est plus forte qu'un affect passif qu'elle peut le réduire ou le détruire, et non parce qu'en tant que vraie, elle permettrait à l'homme de faire un choix assuré vers ce qui est bien.
Le terrain de lutte contre les passions se dessine donc peu à peu : seule la connaissance considérée comme un affect issu du conatus, qui donne spontanément et plus ou moins adéquatement une idée de ce qui nous est utile ou nuisible, peut réduire les passions qui nous asservissent, et réciproquement, favoriser les affects qui augmentent notre perfection. Et cette connaissance, parce qu'elle est justement considérée comme un affect, peut tout à fait être à l'origine de désirs, c'est-à-dire de penchants à agir : ainsi, on comprend qu'une connaissance certaine de ce qui est bon peut pousser à agir dans un certain sens, et un sens éthique puisqu'il se dirige forcément vers ce qui est bon, donc vers ce qui est utile pour soi. Par conséquent, la morale proposée par Spinoza n'est pas une morale du devoir, qui proposerait des préceptes froids et inanimés, au contraire le chemin à suivre découle naturellement des progrès de notre connaissance qui accompagne nos premiers élans spontanés en les organisant, en les rendant plus sûrs. La connaissance n'est donc pas en contradiction avec le conatus, l'un et l'autre poussent naturellement à agir dans un certain sens, et n'imposent rien qui soit contraire à nos désirs.
Spinoza écarte donc tous les préceptes moraux qui font de la raison, en tant que faculté d'évaluer le bien et le mal, l'arme absolue contre les passions. Les auteurs de ces préceptes (notamment Descartes, mais encore les Stoïciens) qui partageaient sans aucun doute avec Spinoza la même ambition de dépasser cette lutte permanente entre l'âme et les passions, font reposer leur morale sur l'idée illusoire d'une volonté forte et autonome, capable de choisir entre deux alternatives celle qui est vraiment la meilleure, tout à fait librement, par un procédé que Descartes décrit dans les Méditations métaphysiques : " elle [la volonté] consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force nous y contraigne. " . Mais cette conception du pouvoir de la volonté et de la raison sur les passions implique certains principes que Spinoza ne peut admettre : d'une part, le libre arbitre, c'est-à-dire la possibilité d'agir sans "qu'aucune force nous y contraigne ", ce que l'Ethique a démenti à plusieurs reprises, d'autre part le morcellement de l'individu humain en facultés telles que l'entendement, la volonté ou l'imagination, facultés indépendantes, bien qu'interagissantes de la même façon que des rouages à l'intérieur d'une machine, ce qui ne s'accorde pas avec l'unité de l'individu spinoziste, dont toutes les parties sont absolument solidaires, et mues ensemble par le même effort.
Par ailleurs, la conception de Descartes selon laquelle la connaissance vraie du bien et du mal permet un choix assuré, se heurte à l'adage classique, sans doute écrit par Ovide et rapporté par Spinoza : " Je vois le meilleur et je l'approuve, je fais le pire. " . En effet, la connaissance la plus certaine du bon n'implique jamais directement que l'on agisse en conséquence, car l'individu est toujours davantage attiré par ce qui lui semble le plus immédiatement utile. C'est d'ailleurs ce que Spinoza souligne à la proposition 18 : " Un désir qui naît de la Joie est plus fort, toutes choses égales d'ailleurs, qu'un désir qui naît de la Tristesse. " .
Une fois encore, Spinoza dénonce l'idée que nous soyons capables de nous imposer une action qui ne serait pas susceptible de nous procurer de la joie. Ce devoir, qui s'opposerait à notre vouloir, ne peut être accompli qu'avec difficulté, puisqu'aucun mobile affectif de joie ne le motive. Il peut même ne pas être accompli du tout, et dans ce cas la formule d'Ovide est encore confirmée. Spinoza sous-entend donc que le devoir ne doit pas être imposé, mais qu'il peut simplement naître de la connaissance certaine de ce qui est bon, et, dans tous les cas, on ne fera jamais mieux quelque chose que si l'on est motivé, par la joie, pour le faire. Une fois encore, le meilleur champ d'action contre les passions semble être celui où l'affectivité est mise en valeur, et non celui où elle est récusée.
Spinoza poursuit donc sa redéfinition des notions essentielles de la morale, en expliquant que la connaissance du bon et du mauvais ne peut rien contre les passions en tant qu'elle est vraie, mais en tant qu'elle fournit la certitude que telle chose est bonne pour nous, et qu'en cela nous soyons poussés à former des désirs susceptibles de s'imposer contre les passions, selon la règle du rapport de force. De même, la Raison, puis la Vertu, vont être rapportées à la recherche de la connaissance de l'utile propre, c'est-à-dire que Spinoza va les introduire dans la logique de désir qui pousse à être actif. Mais de ce que l'on vient de voir, on peut déjà imaginer que la Raison et la Vertu, définies par Spinoza, doivent, elles aussi, être des manifestations de l'affectivité, dont la fonction serait d'organiser cette affectivité, non pas de l'extérieur, mais en s'accordant avec le conatus. Ainsi les propositions 19 à 28, dans lesquelles Spinoza présente et approfondi l'importance du rôle de la Raison et de la Vertu, vont permettre d'entrevoir peu à peu sur quelle voie nous mène le De Servitute, et en quoi il introduit le De Libertate.


Le rôle de la Raison dans l'organisation du Désir


Et Spinoza va tout d'abord montrer que Raison et désir ne sont pas deux choses complètement différentes. En effet, nous avons vu que même spontanément, même inadéquatement, nous étions toujours déterminés, par notre essence, à nous diriger vers ce qui semblait nous être utile, ce qui est rappelé dans la proposition 19 : " Chacun appète ou a en aversion nécessairement par les lois de sa nature ce qu'il juge être bon ou mauvais. " . Ainsi, même dans l'état le plus primaire de notre connaissance des choses, même si nous nous trompons, notre conatus nous pousse vers ce qui nous semble utile. Or la Vertu, telle qu'elle a été définie au début de cette partie comme "l'essence même ou la nature de l'homme en tant qu'il a le pouvoir de faire certaines choses se pouvant connaître par les seules lois de sa nature. " , n'est pas autre chose que ce conatus, mais sous une forme maîtrisée et active. La Vertu revient donc à savoir ce qui est vraiment utile, et elle constitue en cela un aspect plus perfectionné du conatus qui, au départ, ne se fait aider que par l'imagination. Mais la Vertu est bien de la même nature que le conatus, dont elle procède : " on ne peut concevoir aucune vertu antérieure à celle-là (c'est-à-dire à l'effort pour se conserver). " . Le rapport de priorité institué par cette proposition (et reformulé dans le corollaire : " L'effort pour se conserver est la première et unique origine de la vertu. " ), montre bien qu'on ne peut posséder la vertu sans posséder d'abord le conatus, puisque c'est le perfectionnement, l'appropriation de cet effort essentiel qui mène à la vertu. La vertu comme la connaissance du bon et du mauvais est donc elle aussi une forme de la vie affective, qui organise cette activité par l'intérieur, sans rupture avec l'élan spontané du conatus.
Mais il reste à savoir comment cette organisation est possible. Qu'est-ce qui permet de libérer activement notre puissance, c'est-à-dire d'être vertueux ? La définition VIII nous donne un élément de réponse : la vertu est le pouvoir de l'homme "de faire certaines choses se pouvant connaître par les seules lois de sa nature " , en d'autres termes : nous sommes vertueux lorsque nous sommes actifs, lorsque nous connaissons adéquatement la détermination qui nous pousse à agir. La vertu est donc indissociablement liée à la connaissance adéquate, c'est-à-dire à la raison, qui n'a d'autre objet que la connaissance. Cette connaissance est celle qui avait été définie dans le scolie II de la proposition 40 du De Mente, à savoir celle qui tire son origine "de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses. " . Spinoza nomme ce mode de connaissance " Raison et connaissance du deuxième genre " (" Rationem et secundi generis cognitionem "). C'est donc en dépassant le stade de l'imagination, qui nous donne des représentations tronquées, singulières et inadéquates des choses, par la mise en œuvre de mécanismes mentaux de généralisation en notions communes des causes qui forment en nous certains affects, que nous pouvons prétendre organiser notre vie affective en formant des désirs plus adéquats, c'est-à-dire dont la cause s'explique par nous-mêmes.
L'organisation du conatus, d'où naît la Vertu, n'est donc possible que par la connaissance la plus adéquate de ce qui nous est utile ou nuisible. La raison dans l'Ethique n'a donc pas ce rôle de superviseur de l'affectivité, cherchant vainement à barrer le flux des désirs, comme c'est le cas dans Les passions de l'âme de Descartes ou le De vita beata de Sénèque. Au contraire la raison doit elle-même être à l'origine de désirs, car elle permet la connaissance certaine des choses qui nous sont utiles et provoque donc des mouvements d'autant plus assurés vers ces choses. Ainsi, comme l'écrit P. Macherey en termes clairs: " vivre sous la conduite de la raison, ce n'est pas se soustraire à la loi du désir, mais c'est l'appliquer autrement, en faisant que nous désirions ce qui est réellement utile ". Se dessine alors la trame du cheminement vers la liberté que proposera Spinoza à la fin du De Servitute et dans le De Libertate. Et nous pouvons voir que dans cette trame le conatus s'entremêle avec la connaissance de plus en plus intimement, et qu'une joie de plus en plus grande peut naître de ce rapprochement constant, puisqu'en connaissant adéquatement ce qui nous est utile nous sommes sûrs de n'éprouver de désir que pour ce qui nous rendra réellement joyeux. La Raison se révèle donc être la condition fondamentale de l'épanouissement de notre âme, dont la seule puissance est la puissance de comprendre le plus adéquatement possible. Or, cet épanouissement de l'âme qui perfectionne sa puissance d'agir, procure un sentiment de joie qui correspond à l'acquiescentia in se ipso, telle que nous l'avions trouvée définie dans le De Affectibus, c'est-à-dire une joie qui se renouvelle "toutes les fois que l'homme considère ses propres vertus ou sa puissance d'agir. ". Cette acquiescentia in se ipso était largement tributaire de l'imagination mais, d'ores et déjà, sans que Spinoza n'en soit encore à considérer ce que chaque affect peut avoir de bon ou de mauvais, nous pouvons imaginer que cette connaissance du second genre ne peut qu'accroître et affirmer cette joie, née de la considération de notre puissance d'agir.
Par ailleurs, dans une perspective encore plus générale, Spinoza conclut le groupe de propositions concernant la Raison et la Vertu, en énonçant ce en quoi pourrait consister l'ultime degré de perfection de l'âme, c'est-à-dire sa béatitude : " Le bien suprême de l'Ame est la connaissance de Dieu et la suprême vertu de l'Ame est de connaître Dieu. " . Et l'on peut en effet dire que cette proposition arrive logiquement à la fin du groupe de propositions sur la vertu et la raison, car Spinoza ne fait que pousser à leur limite extrême de réalité tous les termes qui participent à la vertu : d'une part l'âme, dont la puissance est puissance de connaître, or la connaissance la plus parfaite est celle de Dieu, car elle revient à connaître adéquatement toutes les choses en les concevant telles qu'elles sont en Dieu. D'autre part et par conséquent, on peut dire avec Spinoza que la plus grande vertu de l'âme, c'est-à-dire sa pleine activité maîtrisée, ne réside dans rien d'autre que dans l'action de connaître Dieu. Par cette dernière proposition, Spinoza présente ainsi explicitement ce que peut être le modèle de la nature humaine qu'il évoquait dans la préface, qui devait constituer l'ultime degré de perfection dont on pouvait se rapprocher. Et, si cette proposition reste encore très théorique et très floue, elle fait voir que Spinoza ne perd jamais de vue l'entreprise de libération qu'il proposait dés le début de l'Ethique, qui doit consister dans l'orientation du conatus dans un certain sens, vers un perfectionnement certain de notre puissance d'agir par la Raison, qui permet de s'approprier l'élan spontané du conatus. On peut d'ailleurs citer Gilles Deleuze, qui, dans son "Index des principaux concepts de l'Ethique ", souligne en termes clairs cette appropriation de l'affectivité : " Le conatus comme effort réussi, ou la puissance d'agir comme puissance possédée s'appellent Vertu. C'est pourquoi la vertu n'est rien d'autre que le conatus, rien d'autre que la puissance, comme cause efficiente, dans les conditions d'effectuation qui la font être possédée par celui qui l'exerce. " . Considérées sous cet angle, ces notions traditionnelles de Raison et de Vertu peuvent s'intégrer parfaitement dans une œuvre que l'on qualifiait, dès les premières lignes de ce mémoire, d'éthique de la joie et de l'affectivité, "ainsi ", écrit d'autre part R. Misrahi, "la possibilité de la connaissance réflexive est donnée dans la structure même de l'affectivité. " . Et une fois posées ces potentialités d'action, Spinoza va pouvoir véritablement chercher quels affects peuvent être maîtrisés par la Raison, c'est-à-dire quels sont ceux qui peuvent participer à l'affermissement de notre Vertu.
Car il est nécessaire avant tout de déterminer l'utilité et la nocivité des éléments de la vie affective, en tant qu'ils représentent les manifestations de notre rapport aux choses. Or, comme l'homme est fondamentalement impliqué dans l'interaction entre toutes les choses de la Nature (ainsi que l'a énoncé le corollaire de la proposition 4), sa seule condition de libération n'est pas un illusoire repli sur lui-même, mais la connaissance approfondie du meilleur rapport possible qu'il puisse entretenir avec le reste des composantes du monde. Ceci justifie donc que Spinoza entreprenne, dans une large partie du De Servitute qui va de la proposition 51 à la proposition 58, un descriptif des affects, sur le modèle de celui qu'il avait composé dans le De Affectibus, à la différence qu'il ne s'agit plus, à présent, d'expliquer leur fonctionnement, mais plutôt de juger s'il est possible ou non que ces affects puissent être organisés par la Raison dans le sens de la Vertu, s'il est donc possible qu'ils participent au perfectionnement de la connaissance qui, en tant que rationnelle, est qualifiée par Spinoza de connaissance du second genre.
Et l'on pourrait imaginer que cette classification des affects puisse s'effectuer facilement, d'après la règle simple que les affects de joie, puisqu'ils expriment le passage à une plus haute perfection, sont forcément bons, et que, réciproquement, les affects de tristesse, qui traduisent une déperdition de perfection, sont systématiquement mauvais. Or cette classification spontanée est celle qui résulte d'une connaissance du premier genre, une connaissance imaginative qui ne prend pas de recul vis-à-vis des choses qu'elle considère, et qui nous soumet à des affects dont les causes sont presque entièrement hors de nous. La joie qui peut alors en résulter est tout aussi fragile et incontrôlable. La connaissance rationnelle doit, au contraire, dépasser cette tendance spontanée à aller vers n'importe quelle forme de joie, pour déterminer avant tout quels affects de joie sont suffisamment en notre pouvoir pour ne pas verser dans l'excès, à nos dépens, et provoquer ainsi plus de mal que de bien. Spinoza nous rappelle donc, dans la proposition 41 qui introduit la classification des affects, que "la Joie n'est jamais mauvaise directement mais bonne ; la Tristesse, au contraire, est directement mauvaise " . Ainsi, dans leur forme primaire, la Joie ou la Tristesse sont fondamentalement bonne ou mauvaise, puisqu'elles n'existent que par le sentiment d'un passage vers plus ou moins de perfection, dans l'âme. Mais le De Affectibus a montré que les affects procédaient souvent d'une grande complexité qui faisait intervenir la représentation des choses extérieures. On ne peut donc pas qualifier trop rapidement tous les affects de joie, d'utiles, et tous les affects de tristesse, de mauvais : il est important, avant tout, de déterminer si ces affects parviennent à survivre à une connaissance adéquate des propriétés des choses. C'est à cette question que Spinoza se propose, à présent, de répondre.


-II Le contentement de soi le plus grand possible

Et, parmi l'ensemble des affects passés au crible par Spinoza, dans cette partie du De Servitute, on retrouve l'acquiescentia in se ipso, qui va devoir également répondre de sa compatibilité avec la connaissance rationnelle, et ce dans la proposition 52, que Spinoza rédige ainsi : " Le Contentement de soi peut tirer son origine de la Raison, et seul ce contentement qui tire son origine de la Raison, est le plus grand possible " . Et l'énoncé de cette proposition confirme ce que l'on évoquait plus haut, à savoir que l'acquiescentia, qui, dans le De Affectibus était décrite comme un affect de joie, ne doit pas d'emblée être considérée comme bonne dans tous les cas, mais elle peut, c'est-à-dire sous certaines conditions, être appropriée rationnellement. Aussi peut-on noter dans l'énoncé de cette proposition 52 une dichotomie tacite entre deux formes d'acquiescentia in se ipso : en même temps que Spinoza qualifie le contentement qui tire son origine de la Raison de "plus grand possible ", il sous-entend l'existence d'une autre forme de contentement qui n'aurait pas suffisamment de rapport avec la connaissance rationnelle pour pouvoir s'intégrer parmi les affects véritablement bons. Mais avant de découvrir quelle est cette forme d'acquiescentia qui ne peut que stagner dans le domaine de la passivité, considérons quel est ce plus grand contentement possible, qui tire son origine de la Raison.


L'appropriation rationnelle de l'acquiescentia


C'est encore une fois par une progression lente mais constante du niveau de perfection de l'acquiescentia, que Spinoza va pouvoir affirmer qu'elle peut naître de la Raison. En effet, ce contentement n'est pas différent de celui défini dans le De Affectibus, ce qui est d'ailleurs souligné par le rappel de la définition 25 des affects, en introduction de la démonstration. Fondamentalement, l'acquiescentia in se ipso reste "la Joie née de ce que l'homme considère sa propre puissance d'agir. ". Mais les conditions de considération par l'âme de sa puissance d'agir franchissent ici une nouvelle étape, dont la possibilité s'appuie sur la proposition 3 du De Affectibus, d'après laquelle l'âme est active lorsqu'elle conçoit l'idée adéquate d'elle-même, c'est-à-dire lorsqu'elle agit sous la conduite de la Raison. Ainsi, lorsqu'elle est active et qu'elle fonctionne rationnellement, l'âme conçoit l'idée adéquate d'elle-même, puisqu'elle conçoit une idée telle qu'elle est en Dieu, en tant qu'il s'explique par l'âme humaine. Donc, dès lors que l'âme forme cette idée adéquate, elle se considère elle-même comme partie de l'entendement infini de Dieu. Cette possibilité de considération de l'âme par elle-même lorsqu'elle conçoit une idée adéquate avait été donnée dans la proposition 58 du De Affectibus, et nous avait servi à esquisser les conditions de rationalisation de l'affect d'acquiescentia . On peut donc constater qu'il n'y a pas de rupture dans l'évolution du contentement, puisque cet affect réapparaît dans le De Servitute à ce niveau de considération fondée sur les idées adéquates et la connaissance rationnelle.
Dans cette proposition 52, Spinoza va donc simplement, et explicitement cette fois, associer l'acquiescentia in se ipso à la Raison et à la Vertu (dont le sens est rappelé : " la vraie puissance d'agir de l'homme ou sa Vertu est la Raison elle-même, que l'homme considère clairement et distinctement " ). En effet, puisque l'âme, lorsqu'elle exprime activement sa puissance de comprendre (donc lorsqu'elle exprime sa Vertu) conçoit des idées adéquates, elle conçoit également l'idée adéquate de son fonctionnement rationnel. Ainsi, en concevant sa puissance d'agir adéquatement, l'âme franchit une nouvelle étape dans ses possibilités de se considérer elle-même, qui doit donc provoquer une acquiescentia in se ipso plus forte et plus assurée. Il y a donc, à ce niveau, un rapport très intime entre la Raison et le contentement de soi : en effet, c'est la Raison qui permet à l'âme de former des idées adéquates, et c'est par ces idées adéquates que l'âme peut se considérer elle-même adéquatement et faire naître l'acquiescentia in se ipso. Sous cet angle, on voit comment Spinoza peut écrire que le contentement de soi "tire son origine de la Raison ".
Par cette proposition 52, Spinoza fait donc progresser l'acquiescentia in se ipso dans son perfectionnement, en la faisant naître de la connaissance rationnelle. Mais rien en elle n'est fondamentalement transformée, elle naît toujours de ce que l'homme considère sa puissance d'agir. Et la considération elle-même n'est pas d'une autre nature que celle qui était présentée dans le De Affectibus, mais elle s'adapte simplement au progrès de la connaissance présenté par Spinoza : ce progrès fait que le contentement de soi ne naît plus d'une considération inadéquate de l'âme par elle-même, dont on a vu que, dans le premier genre de connaissance, elle se révélait être une fausse considération, davantage issue des affects d'autrui que de la véritable puissance de comprendre de l'âme. A présent, cet affect naît de l'activation des capacités rationnelles de l'âme, qui s'exprime activement par des idées adéquates et considère à un plus haut degré de perfection sa propre puissance d'agir.
Voilà donc ce qui permet à Spinoza d'affirmer que le contentement de soi peut naître de la Raison, mais également qu'il est le plus grand possible. En effet, ce qualificatif qui est encore une fois présenté comme le terme d'une tendance, d'une échelle de perfectionnement possible, en l'occurrence le terme maximal de cette tendance (" summa est, quæ potest dari "), dérive simplement du perfectionnement des conditions d'existence de l'acquiescentia in se ipso, qui ne la modifient pas, mais la font progresser vers plus de perfection. Ainsi, telle qu'elle est définie dans cette démonstration de la proposition 52, l'acquiescentia in se ipso est la plus grande possible du simple fait que la puissance d'agir de l'âme et les conditions de considérations de cette puissance d'agir sont elles-mêmes arrivées à leur plus grande perfection possible, du moins à cette étape de l'Ethique. L'âme qui se considère elle-même adéquatement ne fait pas intervenir autre chose que sa seule puissance d'agir. Le rapport de soi à soi, qui résultait, comme on l'a vu dans la première partie, d'une fausse conscience dans le De Affectibus, est ici complètement autonome, ce que souligne Spinoza dans la dernière partie de sa démonstration : " De plus, tandis que l'homme se considère lui-même clairement et distinctement, c'est-à-dire adéquatement, in ne perçoit rien sinon ce qui suit de sa propre puissance d'agir, c'est-à-dire de sa puissance de connaître ; de cette seule considération donc naît le contentement le plus grand qu'il puisse y avoir. " .


Ce contentement de soi qui ne naît pas de la Raison


Mais cette dernière phrase rappelle la restriction énoncée par Spinoza dans la formulation de la proposition 52 : " seul ce contentement qui tire son origine de la Raison, est le plus grand possible. ", restriction qui remettait en cause l'idée que l'acquiescentia, en tant qu'affect de joie, puisse être absolument bonne. Et le scolie qui suit cette proposition peut permettre de comprendre ce qui pourrait empêcher le contentement de soi de franchir l'étape de la connaissance rationnelle. Celui-ci commence par la phrase "le Contentement de soi est en réalité l'objet suprême de notre espérance. " . Cette traduction de Ch. Appuhn présente l'inconvénient d'objectiver le contentement de soi et d'en faire un but à atteindre dans un futur presque transcendant. Or l'acquiescentia in se ipso ici décrite est tout à fait intégrée à la vie quotidienne de l'homme, puisqu'elle est associée au conatus, et liée à la proposition 25 qui énonce que "personne ne s'efforce de conserver son être à cause d'une autre chose " . L'effort ainsi décrit est celui ressenti par chacun à tout moment de son existence. Par conséquent, lorsque Spinoza nous dit que le contentement de soi est l'objet suprême de notre espérance, il faut sans doute comprendre que l'acquiescentia est le meilleur, dans le registre des affects, puisqu'il est justement le mobile affectif sous-jacent au conatus, autrement dit à tous les autres désirs de joie : si nous tendons à exprimer notre effort à persévérer dans l'être, c'est qu'il existe une joie particulière, liée à notre activité, qui, si l'on peut dire, nous "récompense " à chaque fois que nous passons activement, donc par nous-mêmes, à un plus haut degré de perfection. Cette joie est le contentement de soi, qui s'exprime par delà les autres sentiments de joie, en ce que celui-ci n'est pas dépendant des choses extérieures, mais de la puissance la plus intime de l'âme. Aussi serait-il peut-être plus évident de traduire, comme le fait P. Macherey, que le contentement de soi est simplement "le mieux que nous pouvons espérer " , ce qui rend à cet affect sa présence actuelle et permanente aux côtés du conatus, ainsi que sa position parmi les autres affects, dont il ne se distingue que par le fait qu'il est, d'après Spinoza, le meilleur. Dès lors, on comprend plus aisément la suite du scolie qui met en relation une nouvelle fois l'acquiescentia et la louange, et rapproche cet affect de la Gloire : " puisque ce contentement est de plus en plus alimenté et fortifié par des louanges et, au contraire, de plus en plus troublé par le blâme, nous sommes donc surtout conduits par la gloire et nous pouvons à peine supporter une vie d'opprobre. " . Cette conception renvoie directement aux caractéristiques de l'acquiescentia qui avaient été données dans le De Affectibus, lorsque cet affect était considéré dans le domaine le plus dépouillé de la connaissance, complètement abandonnée à l'opinion d'autrui. Mais ceci s'explique justement par le besoin permanent de ressentir cette joie accompagnée de l'idée de soi comme cause, qui motive le conatus dans tous ses élans, et ainsi tous les moyens, même les plus élémentaires, sont bons pour en être affecté. Par conséquent, s'il a été démontré qu'une certaine forme de contentement de soi pouvait s'accorder avec la Raison, Spinoza souligne que cet affect ne peut participer à la vertu de l'âme que si l'on utilise la Raison pour en être vraiment maître, et qu'en dehors de cette condition, le contentement de soi peut demeurer dans le domaine des passions, si l'on persiste à se laisser séduire par l'opinion d'autrui, si facilement changeante. On comprend à présent la restriction qu'avait faite Spinoza dans l'énoncé de la proposition 52 : l'acquiescentia in se ipso la plus grande possible est celle qui s'appuie sur la Raison, et qui naît de l'appropriation par l'âme de sa puissance d'agir. En même temps que l'on accède à cette Vertu, il faut se débarrasser de la tentation d'aller encore chercher dans l'opinion d'autrui la confirmation que l'on a bien agi, ou que l'on est capable de bien agir, ce qui se rapprocherait d'un désir de gloire.
Mais, encore une fois, le contentement de soi est rapproché de la gloire par Spinoza. Et cela se voit encore lorsqu'il utilise le terme " acquiescentia " dans le scolie de la proposition 58, traitant précisément de cet affect de gloire, dont Spinoza dit qu'il peut, comme le contentement de soi, tirer son origine de la Raison. Pour comprendre comment il est possible que la gloire, liée par définition à l'opinion (Cf. Déf. 30 des affects), puisse naître de la Raison, Spinoza renvoie à la définition de l'Honnête, dans le scolie I de la proposition 37. Dans ce scolie, où sont définies des règles de conduites dictées par la Raison pour la vie en société, Spinoza définit l'honnête par " ce que louent les hommes qui vivent sous la conduite de la Raison " , c'est-à-dire dans le but sain de forger des liens d'amitié fondés eux-mêmes sur la Raison, ceci nécessitant que l'homme honnête ne cherche pas à se servir de son opinion, afin d'affecter quelqu'un de tristesse, pour son intérêt propre, comme l'ambitieux pourrait le faire. Ainsi dans ce contexte rationnel, l'opinion d'autrui, de laquelle naît la gloire, n'est plus un facteur de désordre et d'aliénation, et cet affect est préservé du risque d'être aussi changeant que l'opinion instable de la foule. Dans ces conditions, on comprend le lien que Spinoza maintient entre le contentement de soi et la gloire. Car, fondamentalement, la gloire est une manifestation du contentement de soi, puisqu'elle concerne une action ou une potentialité d'action qui manifeste notre puissance d'agir, à ceci près pourtant qu'elle fait intervenir nécessairement l'avis d'autrui. On ne peut donc pas distinguer radicalement ces deux affects, qui maintiennent le rapport ambigu qui avait été révélé dans le De Affectibus, et qui franchit ici l'étape de la connaissance du second genre. Mais, de même que dans le cas de l'acquiescentia in se ipso, un individu peut rester prisonnier du désir exacerbé de rechercher la gloire à tout prix, en sollicitant l'avis de n'importe qui. Et cette gloire, que Spinoza nomme, dans le scolie de la proposition 58, Vaine Gloire, et qu'il définit comme " un contentement de soi alimenté par la seule opinion de la foule " , ne peut produire aucune joie stable, et ne se traduit que par le tourment d'une crainte quotidienne (" quotidiana anxius "). En tant que telle, et comme ce contentement de soi qui dépend de l'opinion et qui est condamné à rester plus fort que l'âme et à l'asservir , " Cette Gloire ou ce contentement est vraiment une vanité, car elle n'est rien. "
De cette comparaison ressort toute la complexité de l'entreprise de Spinoza de vouloir classer les affects d'après ce qu'ils ont de bon ou de mauvais. Car nous pouvions penser que le contentement de soi, qui s'exprimait par un fort sentiment de joie sous-jacent à l'élan du conatus, devait être en cela, " le mieux que nous pouvons espérer " en toute circonstance, c'est-à-dire nous être absolument utile. Or il apparaît que lorsqu'elle reste soumise à des causes extérieures telles que l'opinion, elle peut être davantage mobile de tristesse et de passivité que de joie. Inversement, la gloire, dont la définition reposant entièrement sur l'opinion d'autrui semblait lui conférer une passivité perpétuelle, peut donc, dans certains cas, garantir une joie paisible, assurée par l'honnêteté de ceux dont on sollicite l'avis. En cela, Spinoza souligne une fois encore l'extrême complexité du jeu des affects qui compose, en de multiples combinaisons, un nombre important de paramètres qu'il faut isoler, si l'on veut accéder à une connaissance rationnelle, donc utile, de ce qui peut seconder ou affaiblir cette connaissance.


Le perfectionnement de l'acquiescentia


Par les propositions 52 et 58 du De Servitute, Spinoza présente donc un contentement de soi qui procède tout à fait logiquement de celui défini dans le De Affectibus, dont les dernières propositions avaient amorcé un processus de rationalisation qui s'accomplit ici pleinement, sous la forme du plus grand contentement de soi que l'on puisse éprouver. En effet, dans ces lignes, Spinoza poursuit la réalisation d'un certain nombre de potentialités de l'âme à accéder à une plus grande connaissance. Dans le De Affectibus, ces mécanismes s'étaient exprimés par la généralisation d'expériences singulières en une idée globale de la puissance d'agir de l'âme, qui provoquait déjà un plus grand contentement. En impliquant la Raison dans l'organisation de la puissance de connaître de l'âme, cette généralisation franchit encore une étape, puisqu'elle s'exprime par des idées adéquates des propriétés des choses, qui permettent à l'âme de considérer encore mieux, et d'une manière plus autonome, sa puissance d'agir, et d'éprouver une acquiescentia plus grande, la plus grande possible. Ainsi Spinoza réaffirme-t-il la possibilité de l'affectivité de profiter du perfectionnement de la connaissance : accéder à plus de science ne signifie pas une diminution des manifestations de la vie affective, mais au contraire une organisation et un renforcement de ces manifestations, qui leur font exprimer plus fortement encore leur présence dans l'âme. De même, Spinoza réaffirme ce que l'on avait déjà remarqué précédemment, à savoir le rôle essentiel de l'acquiescentia comme mobile affectif du conatus : cet élan n'exprimerait pas autant de force s'il n'était pas mû par l'espoir de plus en plus conforté d'une joie étroitement liée à la nature de l'individu. Ceci met en lumière l'extraordinaire dynamisme de l'Ethique, dans laquelle chaque élément essentiel de l'individu, si intimement lié aux autres, leur communique son accroissement, son perfectionnement, leur transmet son énergie au fur et à mesure qu'elle est maîtrisée. Ainsi plus la connaissance se perfectionne, plus la joie est constante et assurée, plus le conatus est motivé, et plus nous désirons davantage de perfection. A cette étape du texte, on assiste donc à l'appropriation de l'affectivité par la Raison, qui permet de former des idées adéquates. Peu à peu, l'acquiescentia in se ipso se rapproche de la joie paisible suggérée par son étymologie, puisque, à présent, elle n'est plus cette joie qui pourrait être à tout instant renversée, mais l'assurance d'une joie acquise et dont l'origine est uniquement en nous, et donc potentiellement accessible à tous.
Dans ces propositions, Spinoza présente une forme perfectionnée de contentement de soi, que l'on ne peut cerner qu'en se servant des éclaircissements concernant le rôle de la Raison et de la Vertu dans la vie affective, exposés dans la première partie du De Servitute. Mais à cette étape du texte, le contentement de soi reste défini parmi tous les affects, et, en cela, il n'est pas envisagé comme particulièrement remarquable, si ce n'est que Spinoza le rapporte d'une manière explicite au dynamisme du conatus, et nous fait savoir que cet affect " est le mieux que nous pouvons espérer " , c'est-à-dire le sentiment de joie le plus proche de l'expression de notre activité, sous laquelle se rapportent toutes les autres formes de joie. Mais on ne doit pas oublier que les affects participent à la vie concrète de l'individu : ils ne siègent pas simplement en autarcie dans l'âme, mais ils provoquent des désirs, des penchants à agir dans une certaine direction, vers certaines choses extérieures. Or Spinoza montre, à la suite du groupe de propositions où étaient classés les affects, que les désirs qui naissent de sentiments rationnels ne peuvent se traduire que par des comportements raisonnables : " un Désir tirant son origine de la Raison ne peut avoir d'excès. " . L'acquiescentia in se ipso, comme affect actif, n'est donc pas un sentiment stérile de contentement intime, mais sert de mobile à un ensemble de comportements vertueux de l'individu envers tout ce qui l'entoure et, bien sûr en premier lieu, avec les autres hommes. Cet affect actif, comme tous les autres, assure donc des comportement sociaux rationnels et épanouissants, ce qui recoupe la proposition 35 du De Servitute, dans laquelle Spinoza écrit " Dans la mesure seulement où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s'accordent toujours nécessairement en nature " . Ainsi la volonté exprimée dans toute la première partie du De Servitute d'élaborer, en quelque sorte, un " catalogue " des affects, n'a pas pour objectif de proposer une morale d'ascète, mais plutôt les conditions d'une vie pratique épanouissante, où, voyant le meilleur, nous aurions la motivation de ne suivre que lui, c'est-à-dire de nous débarrasser naturellement des passions, et en cela, d'être libres. Car la libération de l'homme reste l'enjeu central de l'Ethique, et après avoir révélé les conditions primordiales de possibilité de libération, à savoir la connaissance rationnelle et l'organisation de l'affectivité, Spinoza, dans les dernières propositions de cette quatrième partie, n'évoque plus simplement ce que la Raison améliore en nous, au fur et à mesure des progrès que nous faisons, mais explique clairement ce que nous pouvons objectivement viser, par l'accomplissement total de notre vertu.


-III Le contentement intérieur souverain

Cette perspective éthique, présentée dans les propositions 67 à 73, exprime essentiellement l'affranchissement complet de tout ce qui pourrait être imposé à l'homme par des causes extérieures, jusqu'à l'idée de la mort elle-même, qui ne trouve plus sa place dans l'âme d'un homme qui désire directement ce qui est bon, ce qui l'épanouit, et qui n'agit pas dans la peur constante du nuisible, comportement qu'on ne devrait d'ailleurs pas nommer " action ", puisqu'il est motivé par une crainte. Cette perspective dégage donc une ambition de libération totale, qui laisse augurer de ce en quoi pourra consister le De Libertate. Mais avant de franchir cette nouvelle étape, Spinoza achève le De Servitute par un récapitulatif du cheminement suivi dans cette partie, sous la forme d'un appendice. Et cet appendice, outre le fait qu'il est utile à la compréhension du texte, permet également d'envisager en quoi elle s'inscrit dans une perspective plus large, qui est celle de toute l'Ethique. Car les chapitres de l'appendice sont placés à la suite des propositions sur l'homme libre : l'ambition de Spinoza est donc clairement dévoilée et le résumé de la thèse du De Servitute est alors tourné plus spécialement dans le sens de cette liberté. D'ailleurs, dans ces lignes, on retrouve évoquée l'acquiescentia, qui passe d'un simple contentement de soi à un contentement plus profond : un contentement intérieur.


L'intériorisation du contentement


C'est en effet au chapitre 4 de l'appendice que Spinoza substitue pour la première fois l'animi acquiescentia à l'acquiescentia in se ipso, et cette dernière forme de contentement n'apparaîtra désormais plus, dans la suite du texte. Cette substitution survient après que Spinoza a résumé les traits essentiels du perfectionnement possible de l'homme : il faut d'abord être conscient que nous sommes une partie de la Nature, " qui ne peut être conçue adéquatement par elle-même sans les autres individus " (chap.1), il faut savoir, ensuite, que seuls les désirs qui se rapprochent de l'âme, en tant qu'elle est active, peuvent provoquer des actions droites, c'est-à-dire guidées par la Raison (chap. 2), et qu'enfin seuls ces désirs, qui procèdent de notre puissance, peuvent être dits absolument et toujours bons. Or ces remarques ne décrivent pas des conditions statiques, que l'on concrétiserait ou que l'on ne concrétiserait pas, mais elles présentent une tendance dans laquelle on peut toujours avancer, et toujours tirer plus d'avantages : " il est donc utile avant tout dans la vie de perfectionner l'Entendement ou la Raison autant que nous pouvons ; et en cela seul consiste la félicité suprême ou béatitude de l'homme ; car la béatitude de l'homme n'est rien d'autre que le contentement intérieur lui-même " . Le chapitre 4 exprime donc, presque brutalement, ce que l'on peut attendre de son propre perfectionnement : la béatitude, c'est-à-dire une joie constante qui trouve sa cause en soi seul et qui, en cela, n'est pas différente de l'acquiescentia in se ipso. Mais, à présent, l'âme est capable de former des idées adéquates, et donc de se considérer elle-même et sa puissance d'agir, non plus comme des objets extérieurs à elle, comme son image dans un miroir, mais de se considérer presque immédiatement, puisque l'idée adéquate qu'elle a d'elle-même est identique à celle qui est en Dieu : elle est donc claire et distincte, et ne s'explique que par elle-même. Le contentement de soi devient donc contentement de l'âme, contentement intérieur, ce qui exprime l'intériorisation et l'assurance du rapport de soi à soi. En effet, comment l'âme pourrait-elle encore craindre que le contentement qu'elle ressent ne soit pas durable ? Dans le chapitre 3, Spinoza a rappelé à juste titre que " nos actions, c'est-à-dire ces Désirs qui sont définis par la puissance de l'homme ou la Raison, sont toujours bonnes " . Chacune de nos actions est donc, pour soi, cause de joie, avec l'idée de l'accomplissement de sa puissance d'agir. La Raison garantit ainsi une joie sereine et constante, fortifiée par chacun de nos comportements. Par conséquent, à partir du moment où nous sommes guidés par la Raison, nous participons à notre propre félicité, puisqu'à chaque fois que nous agissons, nous sommes conscients de cette joie, et nous tendons à vouloir persévérer vers une plus grande joie de cette nature, dont l'ultime limite serait la félicité suprême, ou la Béatitude. En même temps qu'il évoque cette joie actuelle, Spinoza projette donc un objectif final, lié au plus haut degré de perfectionnement de l'entendement, qui dépasserait la connaissance rationnelle, pour atteindre un genre supérieur de connaissance : " perfectionner l'entendement n'est rien d'autre que connaître Dieu et les attributs de Dieu, et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature. " . Le terme " aussi " nous fait comprendre que la connaissance rationnelle n'est plus une connaissance aliénante, comme l'était la connaissance du premier genre, et qu'il n'y a pas de profonde rupture entre cette connaissance rationnelle et la connaissance intuitive, qui en est le perfectionnement logique. Nous pouvons donc vivre pleinement heureux par ce deuxième genre de connaissance, mais nous pouvons encore aller plus loin, vers la connaissance des choses telle qu'elle est en Dieu, et en cela accéder à un bonheur suprême.
Spinoza esquisse donc ici ce qu'il développera dans la dernière partie de l'Ethique, mais il montre également que la connaissance rationnelle est tout à fait compatible avec une joie pleine et stable, qui représente une première forme de béatitude. Et le dernier chapitre confirme cette possibilité d'être pleinement heureux en suivant simplement ce que la Raison nous fait connaître. Car même si, comme le rappelle Spinoza " nous n'avons pas un pouvoir absolu d'adapter à notre usage les choses extérieures " , la Raison nous permet de composer au mieux avec ces choses dont la puissance peut s'opposer à la nôtre. En étant conscient de cela, " cette partie de nous qui se définit par la connaissance claire, c'est-à-dire la partie la meilleure de nous, trouvera là un plein contentement (plane acquiescet) et s'efforcera de persévérer dans ce contentement. " . Ainsi, à cette étape du texte, la joie la plus haute est celle d'une vie conforme à la Raison, c'est-à-dire, comme l'avait défini la proposition 59, lorsque nous agissons par Raison, ce qui " n'est rien d'autre que faire ces actions qui suivent de la nécessité de notre nature considérée en elle seule " . De cette façon, et chaque fois que nous agissons de la sorte, notre âme est éclairée sur sa puissance d'agir et ressent ce contentement qui lui est à présent intimement rapporté.
Mais, encore une fois, les recommandations de Spinoza ne sont pas destinées à un ascète qui penserait trouver le bonheur dans la seule méditation, et dans l'isolement. Spinoza vise au contraire l'épanouissement de l'homme dans son activité pratique et sociale. Aussi la connaissance rationnelle n'est-elle pas un simple exercice mental, mais elle permet d'établir des rapports sociaux qui soient eux-mêmes l'expression de l'activité de chacun, et non celle d'une structure imposée et subie par tous. " L'homme qui est dirigé par la Raison, est plus libre dans la Cité où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n'obéit qu'à lui-même " , nous dit la proposition 73, puisque les hommes libres sont conduits naturellement par la Raison à agir dans le sens de l'utilité commune, et ne sont pas dominés par la crainte. La conduite droite de la vie, qui résulte de la connaissance rationnelle permet ainsi que chacun s'accorde, et comprenne l'utilité commune, et ceci permet que chacun éprouve la joie de vivre en suivant la Raison. L'acquiescentia se traduit donc autant par une joie intérieure que par une sérénité au cours de nos rencontres avec les autres hommes, ou les autres choses de la Nature.
Dans ces conditions, nous comprenons que la Raison puisse garantir une félicité totale, si nous ajoutons à ce que nous pouvons concevoir quelques règles de conduite dont nous savons qu'elles découlent de la Raison, bien qu'elles ne nous soient pas complètement accessibles. Car la connaissance du deuxième genre n'est pas une connaissance parfaite des choses, et notamment des affects, mais elle nous permet toutefois d'intégrer ces règles qui nous sont utiles, sans les subir, car la Raison nous fait savoir que nous en avons besoin, et en cela leur application résulte d'une démarche active. On pourrait donc considérer l'appendice du De Servitute comme un manuel rassemblant ces quelques règles démontrées par la Raison, que l'on peut comprendre adéquatement ou bien mémoriser, et qui garantissent une vie droite et joyeuse. C'est d'ailleurs cette conception de vie joyeuse qui dépasse les limites du De Servitute, et que l'on retrouve dans le scolie de la proposition 10 du De Libertate : " le mieux que nous puissions faire, tant que nous n'avons pas une connaissance parfaite de nos affects, est de concevoir une conduite droite de la vie, autrement dit des principes assurés de conduite, de les imprimer en notre mémoire et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui se rencontrent fréquemment dans la vie, de façon que notre imagination en soit largement affectée, et qu'ils nous soient toujours présents " . La connaissance rationnelle peut donc s'accompagner, lorsqu'elle n'est pas la plus parfaite possible, de quelques règles que l'on imposera à l'imagination, pour pallier aux dernières lacunes concernant la maîtrise des affects. Toutefois cette opération qui fait intervenir l'imagination, n'a pourtant rien d'une passion, car l'homme y exprime sa connaissance adéquate des mécanismes imaginatifs, et leur maîtrise, puisqu'il est capable d'intervenir dans ces mécanismes pour son propre bien. Et Spinoza rappelle qu'" un contentement intérieur souverain naît de la conduite droite de la vie " , c'est-à-dire qu'un homme peut être pleinement actif dans ces conditions, et ressentir une joie suffisamment puissante et constante pour motiver, souverainement, son désir de s'épanouir.


Le mobile affectif de la libération


Ainsi, d'après l'Ethique, vivre sous la conduite de la Raison est une première forme de libération, tout à fait enviable. Le dernier chapitre de l'appendice évoque un " plein contentement " et s'achève sur le constat qu'" en tant que nous sommes connaissants " (" quatenus intellegimus "), c'est-à-dire en tant que nous formons des idées adéquates, nous nous accordons " avec l'ordre de la Nature entière " (" cum ordine totius Naturæ "). Dans ces circonstances, nous affirmons donc activement notre rapport avec le reste de la Nature. De plus, l'évocation de cette conduite droite de la vie dans la cinquième partie, autrement dit dans celle qui concerne la liberté de l'homme, signifie, elle aussi, la validité de cette possibilité de libération. On peut donc remarquer d'ores et déjà le rôle particulier de l'affect d'acquiescentia, dont l'importance s'est accrue, par son perfectionnement, en contentement intérieur (" animi acquiescentia "), puis en contentement intérieur souverain (" summa animi acquiescentia "). A présent, en effet, le contentement détient ce rôle, tout à fait particulier par rapport aux autres affects, de mobile affectif indispensable à notre conatus. Ce rôle lui revenait déjà dans le De Affectibus, puisque nous avons vu que, même dans le contexte d'une connaissance lacunaire, l'individu tendait par nature à imaginer ce qui posait sa puissance d'agir, ce qui s'expliquait par le contentement, ressenti par l'âme à chaque fois que cette démarche aboutissait. Or, dans cet état de confusion, cette joie était fragile et inconstante, ce qui empêchait que l'on perçoive l'importance de sa fonction aux côtés du conatus. Mais le De Servitute, puis le De Libertate jusqu'au scolie de la proposition 10, en présentant l'organisation rationnelle de l'affectivité, dévoilent le rôle primordial de l'acquiescentia : on ne peut en effet introduire l'idée de félicité, ou de béatitude, c'est-à-dire l'idée d'une joie, au terme d'une appropriation de la connaissance, que s'il existe véritablement un affect de joie qui motive cette appropriation, et qui ne naisse pas d'autre chose que de cette connaissance. Cet affect prend la forme du contentement intérieur, qui naît de la Raison (cf. Eth. , IV, 52), et lui sert de mobile, puisque la connaissance rationnelle, qui permet à l'âme de concevoir sa puissance d'agir, lui procure de la satisfaction et la fait tendre à en désirer plus, en connaissant davantage. Cette dynamique affective ne va donc plus, à présent, que dans un sens positif, et l'animi acquiescentia ne peut plus verser dans un affect contraire. Par conséquent, cette première forme de libération proposée par Spinoza, dans une éthique de la joie et de l'affectivité, ne peut être atteinte que lorsque l'on parvient à éprouver cette summa animi acquiescentia, et ce n'est qu'à travers ce sentiment que l'on peut véritablement se sentir joyeusement libre, et non pas, si l'on ose dire, " cognitivement " libre. A ce propos, on peut se reporter à l'interprétation de R. Misrahi qui écrit que " cette satisfaction intérieure, cette sorte de quiétude en soi-même, n'est pas un contentement abstrait issu de la seule connaissance : elle est un contentement, une satisfaction issue de la connaissance en tant qu'elle permet le déploiement effectif du Désir, le déploiement effectif et cohérent d'une puissance d'exister qui accède à sa joie. " . Il paraît donc important de souligner ce rôle du contentement, comme véritable fin affective de la libération par la connaissance rationnelle, rôle que le faible nombre d'occurrences du terme pourrait faire négliger. De même, il est important de rappeler que rien, dans le développement du texte, ne laisse penser que l'acquiescentia in se ipso et l'animi acquiescentia soient deux choses d'une nature différente : le contentement peut être qualifié d'intérieur lorsque l'âme considère suffisamment adéquatement sa puissance d'agir, et que la joie naît de ce rapport autonome, alors que dans le cas du contentement de soi, le rapport de considération était un rapport imaginatif qui obligeait l'âme à se considérer de la même façon qu'un objet extérieur. On assiste donc plus précisément à un perfectionnement qu'à une véritable transformation.
Pourtant, ce perfectionnement, qui intériorise l'acquiescentia, introduit un doute quant à la complète identité entre contentement de soi et contentement intérieur. En effet, dans le De Affectibus, nous avions vu que l'acquiescentia in se ipso pouvait se rapporter également au corps, du fait que seul ce dernier pouvait, par ses rencontres avec les choses extérieures, apporter des éléments permettant de donner à l'âme l'idée de sa puissance d'agir. Ainsi, parallèlement à l'âme, le corps organisait de mieux en mieux ses rapports aux choses, afin de ressentir également sa puissance d'agir. Mais à présent que le contentement est intérieur, et que l'âme se conçoit adéquatement, comment préserver toute la dimension affective de l'animi acquiescentia qui, comme tout affect, doit être l'idée d'une affection du corps ? La première proposition du De Libertate révèle le souci de Spinoza de toujours affirmer le parallélisme entre l'âme et le corps : " Suivant que les pensées et les idées des choses sont ordonnées et enchaînées dans l'âme, les affections du corps, c'est-à-dire les images des choses, sont corrélativement (" ad amussim " = au cordeau) ordonnées et enchaînées dans le Corps. " . Ce rappel du parallélisme entre les affects de l'âme et les affections du corps montre, au début de la partie consacrée à la libération, que Spinoza ne conçoit pas la liberté comme un abandon du corps, c'est-à-dire de l'expression physique de l'individu au profit de son expression mentale. Et si l'âme progresse dans l'accomplissement de sa puissance d'agir, le corps lui-même doit suivre ce mouvement, mais toujours simultanément, " au cordeau ", sans que l'on puisse dire que l'âme agisse sur le corps.


Le problème du corps


C'est bien cette impossibilité d'interaction, entre ces deux ordres d'existence d'un même être, qui pose problème pour l'animi acquiescentia, mais aussi pour l'affectivité en général, à présent que Spinoza admet, d'une part, que l'âme est capable de former des idées adéquates, donc libérées de la représentation imaginative fournie par le corps, et, d'autre part, ce qui est encore plus problématique, que " nous avons le pouvoir d'ordonner et d'enchaîner les affections du Corps, suivant un ordre valable pour l'entendement. " . Cette dernière formule laisserait penser que non seulement la liberté nous permet de nous détacher des expériences sensibles du corps, mais encore que nous avons le pouvoir de mettre en ordre les affections du corps, et qu'ainsi la Pensée agit sur l'Etendue, ce qui ne s'accorde pas avec le parallélisme constamment défendu par Spinoza.
Comment donc concilier le pouvoir accru de l'âme et une libération similaire, mais indépendante, du corps, afin de préserver la nature complète de l'affectivité dans cette dernière étape vers la liberté ? Bernard Rousset, dans La perspective finale de l'Ethique, se penche sur cette difficulté, qui réside dans toute l'œuvre, mais qui s'exprime plus particulièrement dans ce début du De Libertate. Et il livre quelques éléments de réponse, susceptibles de nous éclairer. Tout d'abord, il faut avoir une idée claire de ce qu'est le parallélisme : en effet, n'avons nous pas tendance, du fait que Spinoza évoque une Pensée et une Etendue, de concevoir précipitamment deux choses totalement distinctes, alors qu'elles sont exactement la même expression de l'être d'un individu, considéré seulement sous deux aspects différents ? Il n'y a donc pas indépendance, mais similarité et unité d'action de l'âme et du corps. Et, pour souligner cette unité qui coïncide avec l'unité de l'être humain, B. Rousset renvoie au scolie de la proposition 2 du De Affectibus : " L'esprit et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous celui de l'étendue. D'où vient que l'ordre ou l'enchaînement des choses est un, que la Nature soit conçue sous l'un et l'autre de ces attributs, et, par conséquent, que l'ordre des actions et des passions de notre corps correspond (" simul sit ") par nature à l'ordre des actions et des passions de l'esprit. " .
Il résulte de cette unité que, pour un homme qui devient actif, cette activité est identiquement activité du corps et activité de l'esprit, et qu'en même temps que l'âme parvient à être active, le corps lui-même parvient à organiser son rapport aux choses, de façon à ce qu'il ne les subisse plus, mais qu'il exprime sa puissance d'agir. Et cela sans que l'on puisse dire que l'âme agisse sur le corps, car c'est l'être de l'homme dans son unité qui exprime alors son activité, et celle-ci s'exprime, et par la pensée, et par l'étendue. Ainsi, pour éclaircir la proposition 10 du De Libertate, selon laquelle on a le pouvoir d'ordonner les affections du corps, on peut dire que ce mouvement se fait d'emblée, unanimement : " dans ma méditation je n'ai pas à agir sur mon corps, je n'ai qu'à agir dans ma méditation pour que mon corps agisse sur les choses " . En d'autres termes, nous pouvons dire que l'homme exprime son plein contentement intérieur lorsque l'âme, comme le corps, expriment la satisfaction de ressentir leur puissance d'agir. On peut alors en déduire que le corps lui-même fonctionne adéquatement, en organisant d'une façon toujours plus assurée ses comportements, ses capacités à se mouvoir par exemple, de la même façon que l'âme qui vit sous la conduite de la Raison. Ce fonctionnement adéquat du corps est d'ailleurs nécessaire, aux côtés de l'activité adéquate de l'âme, et ceci se comprend si l'on envisage l'homme en société, où des liens d'amitié seraient difficilement envisageables, si, aux actions vertueuses de l'âme, ne correspondaient pas des actions vertueuses du corps, c'est-à-dire des attitudes favorisant le rapprochement entre des hommes. On voit donc que la félicité issue de la connaissance rationnelle n'est pas une simple acquiescentia de l'âme, qui s'affirmerait au fur et à mesure que le corps serait dominé par le pouvoir de l'âme. Au contraire, et ceci préserve la dimension affective de l'animi acquiescentia, la félicité n'est possible que si le contentement intérieur est relayé par des attitudes épanouissantes du corps.
Toutes ces remarques nous permettent finalement de considérer la progression de l'acquiescentia, sans y trouver de ruptures profondes, mais simplement une évolution de ses conditions de possibilité, vers plus de perfection. Néanmoins, le passage vers la connaissance rationnelle n'est pas simple, et, dans le De Servitute, Spinoza fait une distinction de plus en plus répétée entre ceux qui vivent sous la conduite de la Raison, et les ignorants et la foule, qui restent les victimes de la passion. La démarche libératrice, proposée par Spinoza, implique donc des étapes difficiles à franchir, et que tous n'atteindront pas, même si chacun en a le pouvoir. Le contentement intérieur souverain passe donc d'un affect également ressenti par tous, sous le régime du premier genre de connaissance décrit dans le De Affectibus, à un objectif à viser et à atteindre, en tant que " félicité suprême ou béatitude de l'homme. ". C'est donc dans la cinquième partie que l'acquiescentia fait son plus rapide bond en avant, d'ailleurs si avancé que l'on pourrait ne pas reconnaître l'affect qui avait été décrit dans le De Affectibus.
Et tel qu'il est décrit dans le scolie de la proposition 10 du De Libertate, cet affect pourrait être considéré dans son ultime état de perfectionnement, comme l'expression de la libération totale des passions. Pourtant plusieurs éléments nous font savoir, d'ores et déjà, que cette acquiescentia qui paraît exprimer une Liberté finale, sert encore d'intermédiaire vers une plus grande Liberté. Car il faut noter, tout d'abord, que le contentement intérieur souverain est rapporté à une connaissance rationnelle plus ou moins aboutie, qui fait encore intervenir, dans certains cas, la mémoire et l'imagination : " le mieux que nous pouvons faire, tant que nous n'avons une connaissance parfaite de nos affects, est de concevoir… des principes assurés de conduite, de les imprimer en notre mémoire… de façon que notre imagination en soit largement affectée " . Cette recommandation laisse comprendre que nous n'avons pas encore la capacité de concevoir les choses le plus adéquatement possible, et que l'âme peut encore se perfectionner. De même, le scolie II de la proposition 40 du De Mente, qui présente les différents degrés de connaissance, évoque un troisième genre, une " Science intuitive " (" Scientiam Intuitivam ") qui " procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses " . Or, ce troisième genre de connaissance, n'a pas encore été évoqué par Spinoza, et l'on imagine pourtant qu'il doit correspondre à un degré supérieur de perfection de l'âme, d'où doit naître une liberté encore plus grande, ainsi qu'un sentiment de contentement encore plus affirmé : une Béatitude qui, cette fois, serait totale. Cette dernière étape du chemin vers la liberté est décrite dans la dernière partie du De Libertate, au terme de laquelle on retrouvera l'acquiescentia dans la forme la plus accomplie, que Spinoza identifie indifféremment par " Salut, Béatitude ou Liberté " (" Salus, seu Beatitudo, seu Libertas ").


Une " paix de l'âme " stoïcienne ?


Enfin, pour conclure complètement cette partie, remarquons que ce contentement intérieur souverain présente quelques similarités avec la paix de l'âme, telle qu'elle est conçue par les Stoïciens, ce qui révèle sans doute une source d'inspiration de Spinoza, d'autant qu'il affirme fermement, dans la préface du De Libertate, en quoi sa thèse diverge de celle des philosophes du Portique, comme pour empêcher le lecteur de se laisser aller à des rapprochements trop hâtifs. Car on trouve chez les Stoïciens la même volonté de chercher ce qui peut favoriser l'accès à un Souverain Bien, considéré comme le plus enviable pour les hommes. Et c'est essentiellement dans la dernière période du stoïcisme, et notamment chez Sénèque, que l'on trouve la conception du Souverain Bien qui ressemble le plus à celle proposée par Spinoza, c'est-à-dire une conception intégrant davantage l'idée d'un bonheur et d'une joie pleinement ressentis par l'âme.
Ainsi Sénèque, dans La vie heureuse, avait conscience que le désir essentiel de chaque homme était de vivre le plus heureux possible, et que le rôle du philosophe consistait à définir la nature de ce bonheur final, et la voie pour y parvenir : " Vivre heureux, mon frère Gallion, voilà ce que veulent tous les hommes : quant à bien voir ce qui fait le bonheur, quel nuage sur leurs yeux ! " . Et, pour Sénèque, le véritable bonheur consiste en une " satisfaction sans bornes, inébranlable, toujours égale ; alors l'âme est en paix, en harmonie avec elle-même. ". Et cette notion de satisfaction de l'âme révèle bien sûr une similitude frappante avec l'animi acquiescentia, décrite par Spinoza, sentiment de contentement qui se suffit à lui-même, par lequel l'âme est comblée et ne se sent plus privée de quelque perfection que ce soit. De même, les préceptes de Sénèque pour parvenir à cette vie de béatitude (vita beata) ne présentent pas, à première vue, de différences profondes avec les recommandations de Spinoza.
En effet, on trouve au centre de cette morale stoïcienne, d'une part l'idée que " la vie heureuse est une vie conforme à la raison " : il ne doit donc pas y avoir de ruptures entre l'accomplissement de sa vertu, et l'ordre de la nature tout entière. Sénèque recommande ainsi que nous acceptions notre situation d'élément de la nature, soumis à l'ordre des choses, qu'il nous faut accepter, plutôt qu'affronter, car nous n'aurons jamais entièrement le dessus sur ces événements qui ne dépendent pas de nous. Cette acceptation de notre finitude, cet amor fati stoïcien, trouve son écho dans l'Ethique, notamment dans le dernier chapitre de l'appendice du De Servitute, dans lequel Spinoza écrit : " Nous supporterons, toutefois, d'une âme égale les événements contraires à ce qu'exige la considération de notre intérêt, si nous avons conscience de nous être acquittés de notre office, savons que notre puissance n'allait pas jusqu'à nous permettre de les éviter, et avons présente cette idée que nous sommes une partie de la Nature entière dont nous suivons l'ordre. " . Ainsi, pour Spinoza, comme pour Sénèque, l'accès à une vie heureuse dépend essentiellement de la prise de conscience de notre situation, totalement intégrée dans l'ordre de la nature : tout refus de cette situation, qui ferait que l'on placerait l'homme à un niveau séparé de celui du reste du monde (" comme un empire dans un empire ") entraînerait de perpétuelles désillusions, et une âme contrainte (donc malheureuse) de suivre, malgré tout, l'ordre du monde : ainsi, selon la formule classique du Portique, reprise par Sénèque : " Quelle démence de se faire traîner plutôt que de suivre ! " . D'autre part, Sénèque attribue à l'accomplissement de la vertu le rôle de guide vers la vie heureuse : " C'est dans la vertu que réside le vrai bonheur " , dans cette vertu qui nous permet de conformer nos actions à notre véritable nature, en excluant tout ce qui pourrait la troubler, et notamment les passions, qui empêchent l'âme d'atteindre un apaisement complet.
Mais ces similitudes entre la conception stoïcienne et celle de Spinoza concernant la vie heureuse, qui se traduit par une paix de l'âme reposant sur une satisfaction constante de celle-ci, lorsqu'elle est débarrassée des passions, ne doivent pas masquer la différence fondamentale qui distingue l'Ethique de la philosophie du Portique, que Spinoza dénonce d'ailleurs explicitement dans la préface du De Libertate : " Les Stoïciens, à la vérité, ont cru qu'ils [les affects] dépendaient absolument de notre volonté et que nous pouvions leur commander absolument. " . En effet, c'est d'abord sur la question de la volonté que Spinoza se distingue du stoïcisme, qui attribue à l'homme un pouvoir qu'il n'a pas, celui de choisir librement, grâce à une raison souveraine, ainsi que celui de maîtriser, par une volonté de fer, les causes des passions. On retrouve donc, comme chez Descartes, l'idée d'un apprivoisement rationnel des affects, qui ne correspond pas à l'appropriation rationnelle que propose Spinoza : selon lui, encore une fois, c'est uniquement la connaissance de notre véritable condition qui peut nous libérer des passions, et non le pouvoir absolu d'un libre-arbitre illusoire sur ces passions.
Ainsi Spinoza récuse-t-il cette morale stoïcienne, qui repose sur l'idée fausse d'une force autonome de la volonté, de même que sur le rejet du désir, considéré comme la première cause des passions. Pour Sénèque, en effet, " on peut appeler heureux celui qui ne désire ni ne craint plus, grâce à la raison. " , alors que le désir est, pour Spinoza, l'élément central de l'existence, celui qui donne son dynamisme à l'être humain. S'il est souvent mal dirigé, et se laisse asservir, c'est pourtant dans son appropriation et son déploiement que réside notre bonheur, et non pas dans sa constante répression. Cette conception de Sénèque d'un désir qu'il faut dresser grâce à la Raison, parce qu'il empêche l'âme de se détacher complètement des choses extérieures, diverge ainsi, à bien des égards, de l'Ethique de Spinoza : l'âme y est considérée comme susceptible de se suffire à elle-même, lorsque la raison le lui commande (" Qu'a-t-elle à faire de l'extérieur, l'âme qui rassemble tout en elle ? " ), et les affections du corps comme accessoires, et potentiellement dangereuses (" Que tout cela serve, mais ne commande point ; à ce titre seulement l'âme en tirera profit " ). Ceci révèle encore un morcellement de l'homme, fait d'oppositions (entre l'âme et le corps, la raison et les passions, le désir et la volonté), qui se heurte, de la même façon que la doctrine cartésienne, à l'unité de l'individu, telle que Spinoza la décrit dans l'Ethique.
Cette comparaison rapide avec le stoïcisme, représenté par Sénèque, souligne ainsi l'originalité de la morale de Spinoza, dont tous les éléments, y compris la Vertu et la Raison, gravitent autour de l'affectivité et du désir. Fondamentalement, la satisfaction de l'âme des Stoïciens ne peut donc être apparentée que d'une manière lointaine avec l'animi acquiescentia de Spinoza. Si ces deux notions sont identiquement définies comme l'expression d'une vie heureuse, les moyens d'y parvenir différent de beaucoup. Alors que la paix de l'âme de Sénèque est caractérisée par une rupture avec tout désir envers l'extérieur, grâce à la force de la raison, l'animi acquiescentia est, quant à elle, le résultat d'une intégration progressive de la raison dans le champ de force du désir, ce qui est loin d'être la même chose.

L'étude du passage du contentement de soi au contentement intérieur, qui s'effectue dans le De Servitute, jusqu'aux premières pages du De Libertate, a ainsi permis de voir de quelle manière un affect commun, décrit d'une manière presque anodine dans le De Affectibus, est devenu progressivement le mobile de joie nécessaire à cette libération par la Raison, que propose Spinoza. Mais cette étude a également permis de comprendre que cette libération, bien qu'apparaissant comme finale, révélait son caractère transitoire vers une libération plus complète, procédant de l'expression totale de la perfection de l'âme. C'est ce dernier processus de libération qui est décrit dans les dernières propositions du De Libertate, au cours desquelles l'acquiescentia atteindra, elle aussi, un degré extrême de perfection. C'est alors que l'animi acquiescentia ira jusqu'à se confondre avec la Béatitude, au terme d'un cheminement que l'on se propose d'étudier à présent.

Notes sur la deuxième partie
(1)Eth. , IV, préface : " Humanam impotentiam in moderandis et coercendis affectibus Servitutem voco "
(2)Ibid. : " quanquam meliora sibi videat, deteriora tamen sequi. "
(3)Ibid. : " Hujus rei causam, et quid prætera affectus boni vel mali habent, in hac Parte demonstrare proposui. "
(4)Eth. , III, 59, sc. : " Omnes actiones, quæ sequuntur ex affectibus, qui ad Mentem referuntur, quatenus intelligit ad Fortitudinem refero ".
(5)Eth. , IV, préface : " Ex. gr. si quis aliquod ( quod suppono nondum esse peractum ) viderit, noveritque scopum Auctoris illius operis esse domum ædificare, is domum imperfectam esse dicet, et contra perfectam, simulatque opus ad finem, quem ejus Auctor eidem dare constituerat, perductum viderit. "
(6)Ibid. : " factum est, ut unusquisque id perfectum vocaret, quod cum universali idea, quam ejusmodi rei formaverat, videret convenire, et id contra imperfectum, quod cum concepto suo exemplari minus convenire videret, quanquam ex opificis sententia consummatum plane esset. "
(7)Ibid. : " naturam propter finem non agere ; æternum namque illud et infinitum Ens, quod Deum seu Naturam appellamus, eadem, qua existit, necessitate agit. "
(8)Ibid. : " Quare habitatio, quatenus ut finalis causa consideratur, nihil est præter hunc singularem appetitum, qui revera causa est efficiens, quæ ut prima consideratur, quia homines suorum appetituum causas communiter ignorant. "
(9)Ibid. : " Musica bona est Melancholico, mala Lugenti, Surdo autem neque bona neque mala. "
(10)Ibid. : " Per bonum itaque in seqq. Intelligam id, quod certo scimus medium esse, ut ad exemplar humanæ naturæ, quod nobis proponimus, magis magisque accedamus. "
(11)Ibid. : " nihil etiam positivum in rebus, in se scilicet consideratis, indicant, nec aliud sunt præter cogitandi modos, seu notiones, quas formamus ex eo, quod res ad invicem comparamus. "
(12)Eth. , IV, Déf. I & II : " Per bonum id intelligam, quod certo scimus nobis esse utile. Per malum autem id, quod certo scimus impedire, quominus boni alicujus simus compotes. "
(13)Eth. , III, 53 : " Cum Mens se ipsam, suamque agendi potentiam contemplatur, lætatur ".
(14)Descartes, Lettre à Elisabeth du 4 Août 1645 in Œuvres et lettres, Paris, éd. Gallimard, coll. " bibliothèque de la Pléiade ", 1937, p. 1192.
(15)Eth. , IV, 1 : " Nihil, quod idea falsa positivum habet, tollitur præsentia veri, quatenus verum. "
(16)Eth. , IV, 1, sc. : " sed cognita ejusdem distantia tollitur quidem error sed non imaginatio "
(17)Eth. , IV, axiome : " Nulla res singularis in rerum Natura datur, qua potentior et fortior non detur alia. Sed quacunque data datur alia potentior, a qua illa data potest destrui."
(18)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza - La condition humaine, Paris, éd. Presses Universitaires de France, 1997, p.47.
(19)Ibid.
(20)Eth. , IV, 4, cor. : " Hinc sequitur, hominem necessario passionibus esse semper obnoxium, communemque Naturæ ordinem sequi et eidem parere, seseque eidem quantum rerum natura exigit accommodare. "
(21)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza, op. cit. p.77.
(22)Eth. , IV, 7 : " Affectus nec coerceri nec tolli potest, nisi per affectum contrarium et fortiorem affectu coercendo. "
(23)Eth. , IV, 8 : " quam Lætitia vel Tristitiæ affectus, quatenus ejus sumus conscii. "
(24)Eth. , IV, 14 : " quatenus vera, nullum affectum coercere potest, sed tantum ut affectus consideratur. "
(25)Descartes, " Quatrième méditation ", in Méditations métaphysiques, Paris, éd. Flammarion, 1992, p.143.
(26)Eth. , IV, 17, sc. : " video meliora proboque, deteriora sequor . "
(27)Eth. , IV, 18 : " Cupiditas, quæ ex Lætitia oritur, ceteris paribus, fortior est Cupiditate, quæ ex Tristitia oritur. "
(28)Eth. , IV, 19 : " Id unusquisque ex legibus suæ naturæ necessario appetit vel aversatur, quod bonum vel malum esse judicat. "
(29)Eth. , IV, Déf. VIII : " ipsa hominis essentia seu natura, quatenus potestatem habet quædam efficiendi, quæ per solas ipsius naturæ leges possunt intelligi. "
(30)Eth. , IV, 22 : " Nulla virtus potest prior hac (nempe conatu sese conservandi) concipi. "
(31)Eth. , IV, 22, cor. : " Conatus sese conservandi primum et unicum virtutis est fundamentum. "
(32)Eth. , IV, Déf. VIII : " potestatem habet quaedam efficiendi quae per solas ipsius naturæ leges possunt intelligi "
(33)Eth. , II, 40, sc. II :I " ex eo, quod notiones communes, rerumque proprietatum ideas adæquatas habemus "
(34)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza, op.cit. p.134.
(35)Eth. , IV, 28 : " Summum Mentis bonum est Dei cognitio, et Summa Mentis virtus Deum cognoscere. "
(36)Gille Deleuze, Spinoza philosophie pratique, Paris, éditions de minuit, 1981, p. 142.
(37)Robert Misrahi, Le corps et l'esprit dans la philosophie de Spinoza, Paris, éd. Delagrange, coll. " Les empêcheurs de penser en rond ", 1992, p.122.
(38)Eth. , IV, 41 : " Lætitia directe mala non est, sed bona ; Tristitia autem contra directe est mala. "
(39)Eth. , IV, 52 : " acquiescentia in se ipso ex Ratione oritur potest, et ea sola acquiescentia, quæ ex Ratione oritur, summa est, quæ potest dari. "
(40)Cf. p.26.
(41)Eth. , IV, 52, dém. : " vera homini agendi potentia seu virtus est ipsa Ratio, quam homo clare e distincte contemplatur "
(42)Eth. , IV, 52, dém. : " Deinde nihil homo, dum se ipsum contemplatur, clare et distincte, sive adæquate percipit, nisi ea quæ ex ipsius agendi potentia sequuntur, hoc est quæ ex ipsius intelligendi potentia sequuntur ; adeoque ex sola hac contemplatione summa, quæ dari potest, Acquiescentia oritur. "
(43)Eth. , IV, 52, sc. : " Est revera Acquiescentia in se ipso summum, quod sperare possumus. "
(44)Eth. , IV, 25 : " Nemo suum esse alterium rei causa conservare conatur. "
(45)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza, op.cit. p. 294.
(46)Eth. , IV, 52, sc. : " quia hæc Acquiescentia magis magisque fovetur et corroboratur laudibus, et contra vituperio magis magisque turbatur, ideo gloria maxime ducimur, et vitam cum probro vix ferre possumus. "
(47)Eth. , IV, 37, sc. II : " quod homines, qui ex ductu Rationis vivunt laudant ".
(48)Eth. , IV, 58, sc. : " acquiescentia in se ipso quæ sola vulgi opinione fovetur "
(49)Eth. , IV, 58, sc. : " Est igitur hæc Gloria seu acquiescentia revera vana, quia nulla est. "
(50)Eth. , IV, 61 : " Cupiditas, quæ ex Ratione oritur, excessum habere nequit. "
(51)Eth. , IV, 35 : " Quatenus homines ex ductu Rationis vivunt, eatenus tantum natura semper necessario conveniunt. "
(52)Eth. , IV, App. , chap. 1 : " quæ per se absque aliis individuis non potest adæquate concipi. "
(53)Eth. , IV, App. , chap. 4 : " In vita itaque apprime utile est, intellectum seu Rationem, quantum possumus, perficere, et in hoc uno summa hominis felicitas seu beatitudo consistit ; quippe beatitudo nihil aliud est, quam ipsa animi acquiescentia "
(54)Eth. , IV, App. , chap. 3 : " Nostræ actiones, hoc est Cupiditates illæ, quæ hominis potentia seu Ratione definiuntur, semper bonæ sunt ".
(55)Eth. , V, App. , chap. 4 : " at intellectum perficere nihil etiam aliud est, quam Deum, Deique attributa et actiones, quæ ex ipsius naturæ necessitate consequuntur "
(56)Eth. , IV, App. , chap. 32 : " atque adeo potestatem absolutam non habemus, res, quæ extra non sunt, ad nostrum usum aptandi "
(57)Ibid. : " pars illa nostri, quæ intelligentia definitur, hoc est pars melior nostri, in eo plane acquiescet, et in ea acquiescentia perseverare conabitur "
(58)Eth. , IV, 59, dém. : " Ex Ratione agere nihil aliud est, quam ea agere, quæ ex necessitate nostræ naturæ, in se sola consideratæ, sequuntur. "
(59)Eth. , IV, 73 : " Homo, qui Ratione ducitur, magis in Civitate, ubi ex communi decreto vivit, quam in solitudine, ubi sibi soli obtemperat, liber est. "
(60)Eth. , V, 10, sc. : " optimum igitur, quod efficere possumus, quamdiu nostrorum affectuum perfectam cognitionem non habemus, est, rectam vivendi rationem seu certa vitæ dogmata concipere, eaque memoriæ mandare et
rebus particularibus, in vita frequenter obviis, continuo applicare, ut sic nostra imaginatio late iisdem afficiatur, et nobis in promptu sint semper "
(61)Eth. , V, 10, sc. : " summa animi acquiescentia ex recta vivendi ratione oriatur "
(62)Robert Misrahi, Spinoza et le spinozisme, Paris, éd. Armand Collin, coll. " Synthèse ", 1998, p. 58.
(63)Eth. , V, 1 : " Prout cogitationes, rerumque ideæ, ordinantur et concatenantur in Mente, ita corporis affectiones, seu rerum imagines, ad amussim ordinantur et concatenantur in Corpore. "
(64)Eth. , V, 10 : " potestatem habemus ordinandi et concatenandi Corporis affectiones secundum ordinem ad intellectum. "
(65)Eth. , III, 2, sc., cité et traduit par Bernard Rousset in La perspective finale de l'Ethique, et le problème de la cohérence du spinozisme, Paris, éd. J. Vrin, 1968, p. 198.
(66)Ibid.
(67)Eth. , V, 10, sc. : " optimum igitur, quod efficere possumus, quamdiu nostrorum affectuum perfectam cognitionem non habemus, est … certa vitæ dogmata concipere, eaque memoriæ mandare, … ut sic, nostra imaginatio late iisdem afficiatur"
(68)Eth. , II, 40, sc. II : " procedit ab adæquata idea essentiæ formalis quorumdam Dei attributorum ad adæquatam cognitionem essentiæ rerum "
(69)Sénèque, La vie heureuse, trad. J. Baillard, Paris, éd. Gallimard, coll. " tel ", 1996, p. 31.
(70)Ibid. , p. 33.
(71)Eth. , IV, Chap. 32 : " Attamen ea, quæ nobis eveniunt contra id, quod nostræ utilitatis ratio postulat, æquo animo feremus, si conscii simus, nos functos nostro officio fuisse, et potentiam, quam habemus, non potuisse se eo usque extendere, ut eadem vitare possemus, nosque partem totius Naturæ esse, cujus ordinem sequimur. "
(72)Sénèque, La vie heureuse, op. cit.: p. 44.
(73Ibid. , p. 45.
(74)Eth. , V, préface : " Stoici tamen putarunt, eosdem a nosra voluntate absolute pendere, nosque iis absolute imperare posse. "
(75) Sénèque, La vie heureuse, op. cit. : p. 35.
(76)Ibid. , p. 45.
(77)Ibid. , p. 37.

Troisième Partie :

Jusqu'à la béatitude


-I L'amour envers Dieu (amor erga Deum)

A u cours de la partie précédente, nous avons vu que Spinoza avait exprimé, notamment dans le De Servitute, les conditions fondamentales permettant de s'affranchir des affects passifs, qui contraignent l'âme à subir une fluctuation constante entre joie et tristesse. Ces conditions procèdent d'une loi simple, celle du rapport de force universel, appliqué à l'affectivité, dont il ressort qu'il faut former, pour libérer l'âme de ses passions, de nouveaux affects, plus puissants que les autres, qui permettent d'organiser la vie affective de l'intérieur, dans un sens qui est celui de l'activité et de la perfection. Et cette possibilité de formation d'affects plus forts est offerte par la connaissance rationnelle, qui permet de concevoir des idées adéquates, plus parfaites que les idées singulières représentées par l'imagination, à chaque rencontre singulière du corps avec une chose extérieure. Cette forme de connaissance est donc le point de départ de l'appropriation des affects, ce que rappelle le corollaire de la proposition 3 du De Libertate : " un affect est d'autant plus en notre pouvoir et l'Ame en pâtit d'autant moins que cet affect nous est plus connu. " . Mais cette forme de connaissance, on l'a vu également, n'est pas indépendante des mécanismes imaginatifs qui lui permettent d'accéder à des images des choses, par le biais du corps. Or cette présence de l'imagination ne constitue pas, en soi, une forme de passivité : ce mode de représentation, comme tous les autres éléments de la nature humaine, est susceptible d'un perfectionnement qui lui permet d'atteindre une pleine activité. Le scolie de la proposition 6 du De Libertate nous le fait voir plus clairement : " plus cette connaissance, que les choses sont nécessaires, a trait à des choses singulières et plus ces dernières sont imaginées distinctement et vivement, plus grande est la puissance de l'âme sur les affects " . L'imagination en elle-même n'est donc pas à bannir, mais à perfectionner, en favorisant sa capacité à s'intégrer dans une connaissance rationnelle, où les choses sont conçues dans leur nécessité, et non plus dans leur accidentalité.
Ceci révèle donc, en même temps, la validité de cette connaissance par la Raison, qui fait intervenir l'imagination et le corps, mais aussi l'expérience qui reste à accomplir, où l'âme dépassera ce relais de l'imagination pour concevoir les choses tout à fait adéquatement, telles que leur idée est donnée en Dieu. Par conséquent Dieu, en tant qu'il représente l'ensemble de ce qui existe par la seule nécessité de sa nature, ne nous est pas encore parfaitement connu, et cette distance qu'il reste à parcourir pour atteindre ce terme de la connaissance est soulignée par l'affect décrit par Spinoza, en ce début du De Libertate, d'un amour envers Dieu (amor erga Deum) qui, ainsi que nous allons le voir, recoupe par certains aspects les caractéristiques de l'acquiescentia, ce qui précise le lien entre l'amour et le contentement, que nous avions souligné dans le De Affectibus.


Les conditions de possibilité de cet amour


La mise en place et la description de cet amour envers Dieu sont données dans les propositions 11 à 20 de cette dernière partie de l'Ethique. Tout d'abord, les propositions 11, 12 et 13 expriment de quelle manière l'imagination peut fonctionner le plus activement possible, en permettant à l'âme de favoriser certains affects animés d'une force importante, capable en cela de réduire les affects passifs. Et le principe central de cette organisation de la vie affective, auquel participe l'imagination, consiste dans la généralisation des expériences particulières qui sont données dans l'âme. Ainsi, lorsque l'âme associe plusieurs causes à un affect particulier, elle est capable d'en tirer une image plus claire et, conséquemment, de rapporter cette image à de nouvelles expériences, plus rapidement et plus précisément, car comme l'indique la proposition 11 : " plus il y a de choses auxquelles se rapportent une image, plus elle est fréquente, c'est-à-dire plus souvent elle devient vive et plus elle occupe l'esprit. " . Et cette présence permanente à l'esprit d'un certain nombre de choses est favorisée par le fait que celles-ci sont connues clairement et distinctement, ce qui entraîne, encore une fois, une tendance à appliquer ces images des choses à un plus grand domaine, et donc à les avoir encore plus présentes à l'esprit, ce qu'expliquent les propositions 12 et 13.
Nous remarquons alors que ces mécanismes imaginatifs sont également ceux de la connaissance rationnelle que nous pouvons avoir de nos affects, en formant des notions communes permettant d'activer notre puissance de connaître d'une manière générale et constante, et non plus au coup par coup, lors d'expériences ponctuelles et singulières. La prépondérance des affects actifs dans l'âme est ainsi mise en lumière par ces propositions, car on y remarque que l'appropriation rationnelle de ces affects, qui passe par une connaissance adéquate de leur détermination causale, les rend plus présents dans l'esprit, et donc plus puissants que les affects passifs qui sont les représentations toujours nouvelles et particulières d'une affection du corps.
Or ce processus, que Spinoza présente une nouvelle fois sous une forme dynamique, implique un terme final, dans lequel un certain nombre de caractéristiques seraient suffisamment constantes pour déterminer un état particulier et nouveau de l'individu, sans toutefois remettre en cause la possibilité d'atteindre toujours plus de perfection. Et la nature de cet état se précise alors que Spinoza affirme, dans la proposition 14, que " l'Ame peut faire en sorte que toutes les affections du corps, c'est-à-dire toutes les images des choses se rapportent à l'idée de Dieu. " . Le terme de cette rationalisation progressive, appliquée aux images des choses, se traduit donc par l'organisation de tout ce qui arrive à un individu en notions communes, qui lui permettent de rapporter l'ensemble de ces événements aux lois générales de la Nature, telles qu'elles sont conçues en Dieu. L'idée de Dieu intervient alors quand les idées adéquates conçues par l'âme, en tant qu'elle est active, ne sont plus considérées par elle comme naissant de la Raison, mais de ce niveau supérieur de perfection qu'est Dieu. L'amour envers Dieu, évoqué à partir de la proposition 15, constitue ainsi le franchissement d'une nouvelle étape de perfectionnement de l'âme, par lequel elle comprend que les généralisations qu'elle faisait des causes des choses extérieures, par l'intermédiaire de la Raison, pouvaient encore être généralisées d'une manière unique, en les rapportant à Dieu, qui est la cause et l'origine première de tout ce qui existe.


L'acquiescentia dans l'amour envers Dieu


Et l'on remarque que cette nouvelle étape de la connaissance rationnelle s'exprime, une fois encore, par une manifestation affective très forte. En effet, il ne s'agit pas d'une connaissance de Dieu, mais d'un amour envers lui, c'est-à-dire la combinaison d'un désir et d'une joie, qui n'ont rien à voir avec la froideur d'une connaissance théorique. Au contraire, " cet amour est joint à toutes les affections du corps, et alimenté par toutes ", puisqu'elles en sont à l'origine, " par suite il doit tenir dans l'âme la plus grande place " . Par conséquent, à ce niveau du texte, l'amour envers Dieu semble être l'affect qui se distingue de tous les autres, et qui prend sur eux une importance unique. Or ceci pourrait remettre en question ce que Spinoza indiquait dans le scolie de la proposition 52 du De Servitute, à savoir que le contentement de soi était " l'objet suprême de notre espérance ", ou " le mieux que nous pouvons espérer " (summum quod sperare possumus), ce qui semblait indiquer que cet affect était celui qui devait être distingué de tous les autres. Comment concilier alors l'amour envers Dieu et l'acquiescentia, dans ce rôle unique au sein de l'affectivité ?
La réponse à ce problème est sans doute plus simple qu'il n'y paraît. En effet nous avions vu, dans la première partie concernant le De Affectibus, que l'acquiescentia était évoquée par Spinoza dans la définition de l'amour (cf. p. 16). Ceci s'expliquait par le fait que, si l'amour est le désir pour quelque chose d'extérieur que nous imaginons susceptible d'accroître notre perfection, le contentement de soi n'était pas autre chose que cet amour, rapporté à soi-même, lorsque notre imagination nous représente comme la cause de notre joie. A ce niveau, nous pouvions expliquer que tout sentiment de joie provoqué par quelque chose était un affect d'amour, et que lorsque cette joie était accompagnée de l'idée de soi comme cause, nous pouvions parler d'un amor sui. Mais la définition 6 du De Affectibus soulignait également que l'amour pour une chose extérieure permettait d'avoir une idée de sa propre puissance d'agir, d'en tirer une satisfaction intime, et d'exprimer un effort pour se rapprocher le plus possible de cette chose aimée. Amour et contentement de soi sont donc des affects très liés, et leur distinction provient plus particulièrement de la façon dont on se représente l'objet aimé, comme une chose intérieure ou extérieure, que de la nature de ces deux sentiments. Et ce lien que l'on peut tisser entre ces deux affects ne souffre pas des circonstances nouvelles dans lesquelles il se trouve à présent, mais il se perfectionne en même temps que l'âme accède à cette forme extrême d'amour de Dieu. En effet, l'amour envers Dieu naît de la plus haute perfection de notre connaissance : " Qui se connaît lui-même, et connaît ses affects clairement et distinctement, aime Dieu, et d'autant plus qu'il se connaît plus et qu'il connaît plus ses affects. " . Et s'il semble qu'à première vue cet amour implique, d'une certaine manière, l'extériorité de Dieu, de même que pour tout objet d'amour (car " l'Amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. "), nous comprenons en quoi cette extériorité est factice, ou du moins abstraite, car l'idée de Dieu n'est pas autre chose que le terme extrême du perfectionnement de notre propre âme, qui forme une représentation de l'ultime détermination causale qu'est Dieu, à la fin du processus de généralisation qui l'amène à se représenter adéquatement la détermination causale des choses. Cette représentation de Dieu est donc de la même nature que la représentation rationnelle des choses, elle provient du même mouvement inductif qui " sans quitter le terrain de l'imagination et de l'expérience, finit par intégrer la représentation de toutes les causes extérieures dans celle d'une cause unique. " . C'est donc ce mode de connaissance imaginatif et empirique qui pose l'extériorité de Dieu, sans qu'il y ait de ruptures avec les premières représentations des causes extérieures, c'est également ce qui justifie l'emploi de la formule " amour envers Dieu " où le terme " envers "(erga) souligne la distance qu'implique la notion de représentation.
Mais fondamentalement, cette intervention de l'idée de Dieu n'est que le plus haut niveau de notre puissance de connaître. Aussi peut-on dire que lorsque nous aimons Dieu, c'est-à-dire lorsque, selon les termes de Spinoza, nous éprouvons du contentement à cause de la présence de la chose aimée, c'est envers notre propre puissance de connaître que nous éprouvons de l'amour, c'est envers notre Vertu, et cette forme d'amour envers Dieu recèle donc quelque chose qui se confond, là encore, avec un contentement de soi. Si nous ne pouvons donc plus évoquer un amour de soi, lorsque la connaissance nous a menés à la représentation de l'idée de Dieu, l'amour envers Dieu semble encore posséder ce mobile de joie égoïste, sous-jacent à toutes les formes d'amour, qu'est l'acquiescentia in se ipso, qui nous pousse à désirer une chose que nous imaginons qui peut accroître notre puissance d'agir, et nous permettre ainsi de mieux la considérer.
Nous retrouvons donc, dans l'amour envers Dieu, ce contentement issu de la considération de notre puissance d'agir. Et cela se remarque encore dans la démonstration de la proposition 25, dans laquelle Spinoza indique que " qui se connaît lui-même et connaît ses affects clairement et distinctement est joyeux, et cela avec l'accompagnement de l'idée de Dieu. " . Cette joie qui naît de la connaissance de soi et de ses affects n'est autre que le contentement intérieur, comme nous l'avons vu dans la partie précédente. Mais ici, cette joie est renforcée par l'accompagnement de l'idée de Dieu, or cette idée représente simplement la plus haute possibilité de considération de notre puissance d'agir, la plus grande garantie de stabilité pour cette joie, dont l'origine se situe en nous, même si nos mécanismes imaginatifs tendent à représenter cette idée de Dieu comme extérieure à nous.
Ainsi, une nouvelle fois, cette joie particulière qu'est le contentement intérieur trouve sa place comme mobile affectif, dans cette nouvelle étape qu'est l'amour envers Dieu. Comme pour toutes les autres formes d'amour, il ne s'agit pas d'un affect statique : il renferme en lui une dynamique de joie, sous la forme d'une satisfaction intime, qui fait tendre le sujet aimant vers l'objet aimé, parce qu'il sait que cet objet pourra participer à son propre perfectionnement, ce que l'on trouve exprimé dans la deuxième partie de la démonstration de la proposition 15 : " et, par suite, il aime Dieu et l'aime d'autant plus qu'il se connaît plus et connaît plus ses affects. " . Ainsi, plus un homme est sûr qu'accéder à l'idée de Dieu est une chose bonne pour lui et qu'elle peut lui permettre de considérer au mieux sa puissance d'agir et d'éprouver un plein contentement, plus il tendra vers cette connaissance en éprouvant de l'amour.
Cet amour envers Dieu peut donc tenir dans l'âme la plus grande place, comme l'écrit Spinoza dans la proposition 16, il n'en reste pas moins que le contentement conserve son rôle de mobile affectif, aux côtés du conatus. Rapporté à l'amour, qui implique une relation entre deux choses, le contentement est ce plaisir qui ne concerne que soi, qui motive le désir que l'on porte pour ce que l'on aime, dans le but de favoriser la connaissance la plus exacte de soi. Et Spinoza rappelle, dans le scolie de la proposition 20, " que les chagrins et les infortunes tirent leur principale origine d'un Amour excessif pour une chose soumise à de nombreux changements et que nous ne pouvons posséder entièrement. " . Or quel objet d'amour est assez constant pour garantir la joie la plus durable et la plus apaisée, la plus sure et la plus intime, si ce n'est l'amour envers Dieu, qui se caractérise justement par son immutabilité et son éternité ? C'est en cela que cet amour " ne peut être gâté par aucun des vices qui sont inhérents à l'Amour ordinaire " . L'amour envers Dieu entraîne donc un contentement intérieur qui dépasse en perfection toutes les autres manifestations de l'acquiescentia.
Cette description de l'amour envers Dieu conclut la première moitié du De Libertate, en même temps qu'elle révèle l'aboutissement de la libération par le deuxième genre de connaissance. Et, par son expression affective de joie extrêmement forte, rapportée l'immutabilité et à l'éternité de l'idée de Dieu, cette libération prend les traits d'une certaine béatitude, c'est-à-dire d'une paix de l'âme totale et bienheureuse, dont l'activité libère de l'idée de la mort. Mais cet amour de Dieu reste un affect qui, par définition, doit toujours traduire un passage, en l'occurrence vers une joie toujours plus grande : le scolie de la proposition 20 rappelle qu' " il peut devenir de plus en plus grand " (semper major ac major esse potest ), et la formulation " Amour envers Dieu " laisse présumer que cette expérience est encore transitoire vers la totale adéquation entre soi et Dieu, qui s'exprimerait alors par un pur amour de Dieu.

L'étape finale du chemin vers la liberté doit donc se traduire par le dépassement de la connaissance rationnelle, pour atteindre parfaitement l'idée de Dieu, sans les représentations imaginatives qui ne permettent que d'éprouver un amour envers lui. Le scolie de la proposition 20 peut alors être considéré comme le point de basculement de la connaissance du second degré vers celle du troisième genre, vers cette science intuitive " dont le principe est la connaissance même de Dieu " (cujus fundamentum est ipsa Dei cognitio ), ce terme extrême de la connaissance de Dieu et de soi, qui doit permettre d'éprouver le contentement intérieur le plus apaisé. D'ailleurs cette impression de basculement est appuyée par la dernière phrase de ce scolie : " il est donc temps maintenant de passer à ce qui touche à la durée de l'Ame sans relation avec l'existence du Corps. " , qui fait suite à cette autre phrase : " J'ai ainsi terminé ce qui concerne la vie présente. " (Atque his omnia, quæ præsentem hanc vitam spectant, absolvi .). Cette vie présente, rapportée à l'existence du corps, est celle où les mécanismes cognitifs de l'âme organisent uniquement les affections du corps, en tant que l'existence de l'âme et son activité dépendent de l'existence et de l'activité du corps. Jusqu'à présent tout le cheminement vers la libération impliquait cette définition de l'existence de l'âme donnée dans la proposition 23 du De Mente, où Spinoza indique que " l'âme ne se connaît elle-même qu'en tant qu'elle perçoit les idées des affections du corps " . Telle est la principale condition d'existence en acte de l'âme, qui pose ainsi son existence dans la seule durée du corps.
Or Spinoza se propose maintenant de dépasser l'existence du corps, pour ne plus considérer l'âme que dans sa propre durée, c'est-à-dire lorsque les séquences cognitives qui ont lieu en elle ne sont plus rythmées par les séquences provenant de représentations imaginatives des affections du corps, mais par l'enchaînement des idées adéquates que l'âme conçoit telles qu'elles sont en Dieu, ce qui est le principe de la science intuitive. Et c'est ce processus de détachement de l'âme de l'existence du corps, et son passage au troisième genre de connaissance qui fera l'objet de cet ultime mouvement de l'Ethique.


-II L'expérience de l'éternité.

A fin de dépasser la connaissance du deuxième genre pour atteindre la science intuitive, Spinoza doit donner les moyens dont l'âme dispose pour s'affranchir de l'imagination qui, même maîtrisée, l'empêche d'être totalement active. En effet, lorsque l'âme imagine, elle forme des idées qui se rapportent aux affections du corps, et n'est donc jamais la cause totalement adéquate de ces idées, qui se rapportent à l'existence en acte du corps, ainsi qu'à sa durée. Or, comment l'âme peut-elle être capable de concevoir des idées, sans rapport avec cette durée du corps ? C'est en réponse à cette question que Spinoza va introduire les procédés par lesquels l'âme va pouvoir accéder à la connaissance, non plus de l'existence des choses mais de leur essence c'est-à-dire de l'idée de ces choses sans rapport avec aucune temporalité, mais conçue " avec une sorte d'éternité ".


" sub specie æternitatis "


Et cette possibilité trouve ses origines dans l'ontologie mise en place par Spinoza dans les deux premières parties de l'Ethique, dans lesquelles il définit Dieu et les rapports qui unissent sa nature à celle de l'âme humaine. De cette ontologie, il ressort que toutes les choses suivent éternellement et nécessairement de la nature divine, et sont l'expression de sa puissance. Pour toute chose qui existe en acte dans le domaine du temps, il doit donc y avoir en Dieu l'idée de l'essence de cette chose, c'est-à-dire une idée qui n'exprime pas une durée mais qui participe à l'éternité et à la nécessité de l'essence de Dieu. Ainsi, pour tous les individus existant dans la nature, il doit y avoir, comme Spinoza l'indique à la proposition 22, une idée " nécessairement donnée en Dieu qui exprime l'essence de tel ou tel Corps humain avec une sorte d'éternité. " . Mais comme le remarque P. Macherey, il ne s'agit pas de " l'essence du corps appréhendé en général et de manière indéterminée ", comme un concept abstrait, " mais de l'essence de tel ou tel corps humain, considéré à chaque fois dans son être propre et déterminé, et, peut-on dire, individué " . La considération sous l'aspect de l'éternité n'enlève donc rien à l'intégrité individuelle de chaque corps, mais permet simplement de le soustraire à la logique de la durée.
Ceci permet de maintenir le lien unique entre une âme et un corps, même dans ces circonstances particulières. L'âme continue d'être l'idée du corps, mais lorsqu'elle devient l'idée de l'essence de ce corps telle qu'elle est conçue en Dieu, elle se révèle elle-même comme une idée de l'entendement divin, sous son aspect d'essence éternelle. Considérer l'âme sans relation à l'existence du corps ne revient donc pas à mettre le corps de côté, mais simplement à considérer l'âme sous l'espèce de l'éternité, en tant qu'elle est l'idée de l'essence du corps. De cette façon, l'âme accède à la compréhension de ce qu'elle-même a d'éternel, à savoir cette idée de son essence qui est en Dieu, indépendamment de la dimension temporelle qu'elle exprime lorsqu'elle est l'idée d'un corps qui existe en acte. Mais cet accès de l'âme à la compréhension de l'éternité de l'essence du corps, et conséquemment de la sienne, est immédiat, c'est-à-dire que l'âme a le pouvoir de concevoir ces idées en déployant uniquement sa propre essence, comme le rappelle Spinoza, dans le scolie de la proposition 23 : " cette idée, qui exprime l'essence du Corps avec une sorte d'éternité, est un certain mode du penser qui appartient à l'essence de l'Ame et qui est éternel " .
Le genre de connaissance qui se dessine ici semble donc provenir du perfectionnement de l'âme : après être parvenue à former une idée de Dieu, au terme du processus de généralisation des causes des choses, qui lui donnait une idée encore imaginative et extérieure, c'est-à-dire une simple représentation de Dieu, l'âme atteint immédiatement sans imagination ni représentations, l'idée de Dieu, où elle retrouve les idées des essences des choses, telle qu'elle est à présent capable de les concevoir. Ainsi s'installe une réciprocité entre l'idée de Dieu et l'idée de l'essence des choses, car, comme l'écrit Spinoza, " plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu. " . Il faut évidemment comprendre que Spinoza évoque une connaissance totalement adéquate des choses singulières : en effet, c'est en concevant chaque chose dans son rapport essentiel avec l'ordre de la Nature, c'est-à-dire dans son rapport ontologique avec Dieu, que l'on peut en même temps concevoir Dieu d'une manière plus complète. En d'autres termes, plus nous connaissons les choses singulières de cette façon et plus nous comprenons à quel point la nature divine est vaste, dense, unique et principale. En effet, les choses singulières sont chacune une expression particulière de l'essence de Dieu, ce que Spinoza avait indiqué dans le corollaire de la proposition 25 du De Deo : " les choses particulières ne sont rien si ce n'est des affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes, par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés d'une manière certaine et déterminée. " . Ainsi concevoir véritablement les choses singulières revient à les considérer sous cet angle, en tant qu'elles sont les expressions de la substance, chacune exprimant, selon un mode particulier, les attributs de Dieu. C'est en cela que la science intuitive se distingue en perfection de la connaissance rationnelle : connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne consiste plus à accéder à des idées adéquates des choses au moyen des notions communes que la Raison nous permet de former, mais à déduire immédiatement l'essence des choses de l'essence de Dieu, c'est-à-dire à voir dans chaque chose l'expression d'un attribut divin.
Toutefois, la Nature ne se livre pas tout entière et d'un seul coup à l'âme qui parvient à percevoir des choses sub specie æternitatis. Encore une fois, ce degré de connaissance n'est pas entièrement différent et distinct du précédent, mais procède d'un mouvement progressif vers une plus grande perfection de la puissance de connaître de l'âme. Spinoza le rappelle à la proposition 28 : " l'effort ou le Désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier genre de connaissance, mais bien du deuxième. " . C'est en effet parce que les notions communes de la connaissance rationnelle lui ont permis de découvrir les propriétés des choses que l'âme peut, par la suite, découvrir leur essence en rapportant leurs propriétés à Dieu. Le passage à la science intuitive exprime donc le perfectionnement de la puissance de comprendre de l'âme, et non le total accomplissement de cette puissance, ce qui explique que Spinoza continue d'évoquer une dynamique de la connaissance des choses par le troisième genre de connaissance, une dynamique rapportée à l'élan essentiel de l'individu, c'est-à-dire le conatus : " le suprême effort (conatus) de l'Ame et sa suprême vertu est de connaître les choses par le troisième genre de connaissance. ". .
Car l'âme, dont la seule puissance est la puissance de connaître, " n'appète rien d'autre que la connaissance, et ne juge pas qu'aucune chose lui soit utile, sinon ce qui conduit réellement à la connaissance " , d'après la proposition 27 du De Servitute. Qu'est-ce que l'âme pourrait alors désirer plus que cette connaissance adéquate de l'essence des choses, qui se rapporte à la connaissance de Dieu ? Voilà pourquoi l'âme est pleinement active et donc vertueuse lorsqu'elle connaît les choses en même temps qu'elle connaît Dieu. On le voit, l'accès et la persévérance dans le troisième genre de connaissance s'inscrivent complètement dans une dynamique de l'effort et du désir. Or l'âme ne désire que ce qu'elle considère qui peut accroître sa puissance, c'est-à-dire ce qui peut lui faire éprouver de la joie. Ainsi, l'âme ne doit persévérer dans sa connaissance intuitive des choses que parce qu'elle ressent dans cette progression une joie qui la pousse toujours à connaître plus.


Le contentement sous l'expérience de l'éternité


Cette joie qui accompagne l'élan de l'âme humaine vers une totale intelligibilité du réel, et qui souligne encore la dimension affective dans laquelle s'inscrit ce développement de la connaissance se découvre évidemment, à la proposition 27, sous les traits d'une forme suprême d'acquiescentia : " de ce troisième genre de connaissance naît le contentement de l'Ame (Mentis acquiescentia) le plus élevé qu'il puisse y avoir. " . Et l'on comprend que ce sentiment atteigne, à cette étape du texte, un niveau sans précédent. En effet, arrivée à la connaissance intuitive des choses, c'est-à-dire à la connaissance de Dieu, l'âme révèle sa " suprême vertu " (summa virtus), ou encore, " sa plus haute perfection " (summa perfectio). Ainsi, et tout naturellement, le contentement qui était associé directement au niveau de perfection de l'âme, depuis le De Servitute, atteint lui-même son propre summum. Le troisième genre de connaissance permet donc à l'homme d'être " affecté de la Joie la plus haute et cela avec l'accompagnement de l'idée de lui-même et de sa propre vertu. " . La Mentis acquiescentia exprime ici le plus haut niveau de considération par l'âme de sa propre puissance d'agir, et c'est en cela qu'elle exprime un sentiment d'apaisement absolu, lié à cette considération transparente, sans obstacles ni doutes, de sa Vertu.
Mais comment expliquer précisément que cette considération de l'âme par elle-même soit plus parfaite que celle dont elle était capable dans la connaissance du deuxième genre ? De plus, comment expliquer que Spinoza puisse encore définir la Mentis acquiescentia comme une joie liée à l'idée de soi-même, alors qu'il semble que dans le domaine de la science intuitive, ce soit avant tout Dieu qui garantisse la certitude de notre connaissance ? En fait, la difficulté de ces problèmes semble avant tout résider dans la conception erronée que l'on pourrait se faire d'une certaine transcendance de Dieu. Or lorsque l'on dit que l'âme connaît les essences des choses telles qu'elles sont en Dieu, il ne faut pas imaginer que l'âme accède ainsi à un niveau transcendant de connaissance : l'âme connaît l'essence des choses telles que Dieu les conçoit, mais en tant que l'âme humaine est une partie de l'entendement infini de Dieu. Ainsi, pour l'âme, la science intuitive consiste (d'après le corollaire de la proposition 11 du De Mente) à découvrir le lien éternel qui l'unit depuis toujours à Dieu (et non à créer ce lien), pour accéder à l'intelligibilité totale des choses. Connaître Dieu revient à connaître la véritable nature de l'âme, et c'est en cela que la considération de l'âme par elle-même est tout à fait adéquate, et qu'elle exprime une joie extrêmement liée à l'idée d'elle-même.
Par cela s'explique encore en quoi la Mentis acquiescentia est plus parfaite que le contentement qui naissait de la connaissance du deuxième genre. En effet, jusqu'alors, l'accès à la considération de sa puissance de connaître était encore du domaine de la représentation extérieure de l'idée de soi, par laquelle l'âme formait l'idée générale de sa puissance d'agir, dans l'expérience de l'existence. A présent, l'âme peut concevoir sa Vertu immédiatement, en accédant à l'idée de son essence telle qu'elle est en Dieu, ce qui lui permet, dans le même temps, de savoir immédiatement que cette idée est vraie, ce que posait Spinoza à la proposition 43 du De Mente, à savoir que " qui a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance " , ce qui se démontrait principalement par le fait que " l'idée vraie en nous est celle qui est adéquate en Dieu en tant qu'il s'explique par la nature de l'âme humaine " . Ne plus se représenter l'idée de Dieu, mais comprendre Dieu, permet donc d'atteindre un niveau de certitude accru, ce qui donne à la Mentis acquiescentia une assurance et une sérénité totalement acquises. Cette forme de contentement, comme l'écrit P. Macherey, " ne se limite pas seulement au sentiment de tranquillité et de calme que procure une vie bien réglée ", ce qui était le propre du contentement que l'on a étudié dans la partie précédente, " mais elle s'élève jusqu'à la satisfaction suprême liée à l'assurance d'être dans le vrai et d'y être de plus en plus " . A fortiori, cette satisfaction est très éloignée du contentement de soi décrit dans le De Affectibus, par lequel un individu s'affirmait dans sa singularité, par rapport aux autres choses extérieures. Dorénavant, en connaissant l'essence de ce qui l'entoure, cet individu exprime, par la Mentis acquiescentia, " la fusion de l'âme humaine et de la nature des choses, à travers une pleine compréhension de celle-ci " .
Mais remarquons encore que Spinoza renvoie une nouvelle fois à la définition 25 des affects, dans la démonstration de la proposition 27. Ceci souligne que, fondamentalement, la Mentis acquiescentia conserve toutes les caractéristiques essentielles de l'affect qui était décrit dans le De Affectibus, c'est-à-dire une joie " née de ce que l'homme se considère lui-même et sa puissance d'agir ". Or toutes ces caractéristiques sont arrivées maintenant à un niveau de perfection tel qu'il pourrait faire oublier cette parenté, rappelée par Spinoza. En effet, la considération de soi tend à se confondre avec une compréhension complète de soi, et le rapport autonome de l'âme avec elle-même devient si élaboré, " sous l'espèce de l'éternité ", qu'il fait intervenir Dieu (la Nature tout entière) comme condition de cette compréhension complète, qui renforce justement son autonomie.


Le problème du corps


En outre, le rapport de cet affect avec le corps semble, encore une fois, poser le plus grand problème, lorsque Spinoza évoque cette connaissance du troisième degré, intuitive et immédiate, qui semble détacher complètement l'âme du corps. Pourtant Spinoza ne cesse pas de rappeler que l'âme ne peut rien connaître sans le corps, ce qui doit être encore le cas à ce niveau de connaissance, comme il est dit dans la proposition 29 : " tout ce que l'âme connaît comme ayant une sorte de d'éternité, elle le connaît non parce qu'elle conçoit l'existence actuelle présente du Corps, mais parce qu'elle conçoit l'essence du Corps avec une sorte d'éternité. " . Ainsi lorsque l'âme conçoit des idées des choses sub specie æternitatis, ce n'est pas en se délivrant de son corps, mais simplement en en affirmant l'essence éternelle, ce qui lui permet alors de concevoir les choses en tant qu'elles sont elles-mêmes " contenues en Dieu et comme suivant de la nécessité de la nature divine " . Mais concevoir les choses " avec une sorte d'éternité " ne signifie pas qu'elles perdent alors leur existence concrète, ce qui reviendrait à penser que l'homme qui parviendrait à cette expérience vivrait dans un monde peuplé d'abstractions. Ce mode de conception se rapporte bien à des choses existantes, comme l'indique Spinoza " les choses sont conçues par nous comme actuelles en deux manières : ou bien en tant que nous en concevons l'existence... ou bien en tant que nous les concevons comme contenues en Dieu... " .
Le corps reste donc le médium indispensable à l'âme pour former des idées des choses, soit sous l'aspect de l'existence, lorsque l'âme affirme l'existence du corps, soit sous l'aspect de l'essence, lorsqu'elle en affirme l'éternité. Ceci permet également d'expliquer l'originalité de la formule " sub specie æternitatis ", qui exprime bien l'idée d'un angle possible de vision et de connaissance des choses. Spinoza ne remet donc pas en cause la proposition 13 du De Mente, où il affirmait que l'idée de l'âme n'était que le corps, et à laquelle il renvoie justement, dans la démonstration de cette proposition 29. Et en même temps que le parallélisme est préservé, l'affectivité elle-même conserve ses caractéristiques essentielles, et la Mentis acquiescentia ne doit pas être considérée comme l'expérience d'une âme totalement détachée du corps, car celui-ci continue toujours d'être l'objet à partir duquel l'âme peut éprouver une joie
Ainsi le chemin qui se dévoile dans le De Libertate nous mène-t-il vers une expérience singulière et extrême qu'est cette science intuitive, et ce chemin pourrait sembler s'éloigner de toute considération pratique si Spinoza ne prenait pas soin de toujours rappeler qu'il ne s'agit que du déploiement complet des potentialités contenues dans l'essence de l'âme, et que la recherche de cette expérience n'est motivée que par notre désir de ressentir la joie la plus sure et la plus forte. Ce troisième genre de connaissance s'inscrit donc naturellement dans une éthique de la joie et de l'affectivité, au début de laquelle Spinoza se proposait d'expliquer " ce qui peut nous conduire comme par la main à la connaissance de l'Ame humaine et de sa béatitude suprême " . Or cette ultime forme du connaître semble répondre à ces deux objectifs, c'est du moins ce que l'on peut imaginer à la lecture du scolie de la proposition 31, qui clôt la présentation de la science intuitive, et que Spinoza introduit en ces termes : " Plus haut chacun s'élève dans ce genre de connaissance, mieux il est conscient de lui-même et de Dieu, c'est-à-dire plus il est parfait et possède la béatitude. " . Et cette phrase rappelle encore deux choses : d'une part, que la possession de la béatitude est en rapport direct avec la conscience de soi, et donc avec la joie qui en naît, c'est-à-dire l'acquiescentia, et, d'autre part, que conscience de soi et conscience de Dieu se fondent peu à peu en une seule forme de conscience, " ce qui ", comme l'écrit Spinoza lui-même, " ce verra plus clairement par les propositions suivantes " , c'est-à-dire dans les propositions qui dévoileront cette forme suprême de l'affectivité, issue de la connaissance totale de soi, que traduit la notion originale d'amour intellectuel de Dieu.


-III L'amour intellectuel de Dieu

E t c'est par la proposition 32, sa démonstration et son corollaire, que Spinoza va introduire cette notion, en rappelant que la connaissance du troisième genre ne vaut finalement que parce qu'elle permet à l'âme de posséder une joie constante et intense : " A tout ce que nous connaissons par le troisième genre de connaissance nous prenons plaisir " (Quicquid intelligimus tertio cognitionis genere, eo delectamur ). Le verbe latin delectare rend sans doute plus intensément l'idée d'un sentiment qui est non seulement plaisant, mais également attirant : il retient l'âme par le charme qu'il provoque en elle, et la rend moins dépendante des autres sentiments. L'âme est ainsi motivée sans réserve à suivre cet élan vers l'expression de sa nature profonde, un élan qui se confond avec la manifestation intime du conatus, et avec l'acquiescentia. Or dans cette proposition 32, ce contentement va être rapporté à l'idée de Dieu comme cause, mais cette idée, comme on l'a vu, n'est pas vraiment différente de l'idée de soi, car en tant que l'âme se considère sous l'angle ontologique qui l'unit à la nature tout entière, l'idée de Dieu n'exprime rien d'extérieur à elle, mais révèle, au contraire, l'essence intime de chacun. L'idée de Dieu apparaît donc peu à peu comme l'aboutissement de la perfection de l'âme humaine, ce qui justifie le lien de conséquence établi par Spinoza dans la démonstration de la proposition 32 : " de ce genre de connaissance naît le contentement de l'Ame le plus élevé qu'il puisse y avoir, c'est-à-dire la Joie la plus haute, et cela avec l'accompagnement comme cause de l'idée de soi-même et conséquemment aussi de l'idée de Dieu. " . Au passage, on peut encore remarquer que Spinoza renvoie à nouveau, dans cette démonstration, à la définition 25 des affects, concernant l'acquiescentia in se ipso : rien dans l'origine de cet affect et dans la joie qu'il exprime n'est véritablement changé, mais simplement perfectionné.
Cette proposition complète ainsi la proposition 27, dans laquelle Spinoza introduisait l'affect de Mentis acquiescentia, en ajoutant à présent, de façon explicite, l'idée de Dieu comme cause principale de ce contentement de l'esprit, en tant qu'elle révèle absolument l'idée de l'essence de l'âme humaine. A cette étape du développement de la connaissance, l'idée de soi devient trop réductrice, trop individualisante pour s'inscrire dans l'ordre de l'essence des choses, on comprend alors qu'en introduisant l'idée de Dieu comme l'expression du lien ontologique entre l'esprit et le reste de la Nature, Spinoza ne fait pas basculer la considération de l'âme pour une tout autre chose qu'elle-même, mais il déploie simplement toute la richesse de son essence.


L'effacement de l'extériorité

Or cette association de la joie et de l'idée de Dieu installe, à nouveau, les conditions qui avaient permis, dans la proposition 15, de postuler l'existence d'un amour de Dieu, sous la forme particulière de l'amor erga Deum. Cet affect pouvait se concilier parfaitement avec la définition de l'amour, puisque la connaissance rationnelle permettait de concevoir une représentation de l'idée de Dieu avec suffisamment d'extériorité à soi pour parler d' " une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure " . Mais à présent que la science intuitive permet à l'âme de concevoir Dieu comme le tout dont elle est partie, Spinoza paraît ne plus pouvoir continuer d'évoquer un amour de Dieu. Et c'est pourtant ce qu'il va faire, dans le corollaire de la proposition 32, en revendiquant totalement le rapport à la définition 6 des affects, concernant l'amour : " de ce troisième genre de connaissance naît une joie qu'accompagne comme cause l'idée de Dieu, c'est-à-dire (déf. 6 des Aff.) l'Amour de Dieu ", ce qu'il nuance toutefois par cette précision : " non en tant que nous l'imaginons comme présent, mais en tant que nous concevons que Dieu est éternel, et c'est là ce que j'appelle Amour intellectuel de Dieu. " .
Or cette précision ne parvient pas à effacer l'ambiguïté concernant l'extériorité de Dieu, nécessairement posée par l'affect d'amour, et l'on pourrait même dire, au contraire, qu'elle l'accentue, en réaffirmant que la connaissance du troisième genre est une connaissance immédiate de la nature immanente de Dieu. Par ailleurs, en s'écartant du système démonstratif de Spinoza, on comprend par soi-même qu'il est très difficile d'admettre toute idée d'extériorité à ce niveau du texte, lorsque c'est justement la pleine appropriation de son affectivité, et la pleine possession de soi-même, qui garantit un contentement de l'esprit autonome, auquel rien ne participe qui ne provienne de sa propre essence. Faut-il alors admettre, comme le fait par exemple P. Macherey, que l'amour, en tant qu'il est intellectuel se distingue de la nature des autres formes d'amour, notamment de l'amour envers Dieu, et peut-on dire ainsi qu'entre ces deux contextes "le terme " amour " (amor) a des sens différents, et même totalement différents. " ?
Cette position semble aller à l'encontre de la volonté manifeste de Spinoza de toujours rapporter l'affect d'amour à la définition qu'il en donnait dans le De Affectibus. Et le fait que cette définition évoque une cause extérieure n'est pas totalement incompatible avec l'amour intellectuel de Dieu, dans le contexte du troisième genre de connaissance. On pourrait d'ailleurs dire, à l'instar de B. Rousset, qu'il s'agit là d'un " faux problème " . Pour étayer son propos, B. Rousset en revient au lien qui unissait l'amour et le contentement dès le De Affectibus. En effet, nous avons vu que l'acquiescentia pouvait y être considérée comme une sorte d'amour de soi, en ce sens que l'âme était capable de se prendre elle-même pour objet d'amour. Or, dans le De Affectibus, la connaissance très confuse qui marquait nettement la différence entre l'idée de soi et l'idée d'une chose extérieure, amenait Spinoza à faire une distinction entre contentement de soi et amour. Et dans le De Libertate, Spinoza maintient une certaine différence entre le contentement de l'esprit (Mentis acquiescentia), qui concerne l'idée de soi-même, ou de Dieu en tant qu'il exprime cette idée de soi, et l'amour de la Nature divine, en tant qu'elle exprime la nécessité de toute chose. Aussi " Dieu n'apparaît-il pas d'abord comme un être extérieur au moi fini, en sorte que le simple approfondissement du contentement de soi-même doit être vécu et décrit comme un passage à autre chose que soi-même ? " . Ce qui reviendrait à dire que la science intuitive, qui permet à l'individu de dépasser la simple connaissance de soi pour accéder à la conscience de soi en tant que partie d'un tout, lui révèle une distinction subtile entre ce qu'il est et ce à quoi il participe. Il n'est évidemment plus question d'une extériorité tranchée, mais d'une forme de distinction dans un ensemble qui réunit Dieu et soi-même, ce que B. Rousset exprime en des termes particulièrement intéressants :
" il s'agit de l'extériorité également réelle et vraie contenue dans cette autre distinction modale, qui différencie le mode de l'attribut et de la substance, la partie du tout, et qui fait, par exemple, que Dieu n'appartient pas à l'essence d'une chose finie comme l'homme, les propriétés du premier n'étant pas réciprocables avec celles du second : extériorité minime, limite, sans doute, que celle de l'être total et de sa manière d'être partielle, mais suffisante pour que Spinoza use du vocabulaire qu'il a fixé, et parle alors d' " amour " " .
Cette " distinction modale ", qui distingue le mode de l'attribut et de la substance, rappelle celle que Spinoza avait présentée, dans le scolie de la proposition 29 du De Deo, entre " nature naturante " (natura naturans) et " nature naturée " (natura naturata). La première de ces formules désignait " ce qui est en soi et conçu par soi, autrement dit ces attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie " , la seconde " tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu'on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent sans Dieu ni être ni être conçues " . Néanmoins, on peut constater que ces formules ne désignent pas deux choses différentes mais bien la même, c'est-à-dire la Nature, sous deux angles particuliers de considération. En reprenant la comparaison employée plus haut, on pourrait identifier la nature naturante à ce tout, qui est substance et cause de soi, et la nature naturée aux parties qui composent la naturante, qui en expriment l'efficience, et qui participent à sa nécessité. Mais les termes choisis par Spinoza révèlent très clairement l'identité de la référence désignée, ce qui implique qu'on ne puisse séparer la natura naturans de la natura naturata que par abstraction, ce qui toutefois ne remet pas en cause la possibilité de poser une certaine extériorité, elle-même abstraite, de la nature naturante par rapport à la nature naturée, à laquelle appartiennent l'âme et le corps humains.
Il semble donc possible, au prix d'une conception extrême de l'extériorité, de maintenir toute l'unité du texte de Spinoza, et la cohérence de ses renvois aux définitions des affects.


Le contentement dans l'amour intellectuel de Dieu


Et ce maintien nous autorise alors à nous interroger à nouveau sur le rôle du contentement à l'intérieur de l'amour intellectuel de Dieu, comme nous l'avions fait lorsqu'il s'agissait de l'amour de quelque chose ou de l'amour de soi, ou encore de l'amour envers Dieu, puisque l'acquiescentia était évoquée dans la définition de cet affect. Le contentement était alors décrit comme la satisfaction intime et égoïste (au sens propre et non-péjoratif) d'un individu, directement motivé par son conatus, qui le poussait à se rapprocher le plus possible de la chose aimée, afin d'éprouver davantage de joie. Et c'est peut-être justement dans l'amor intellectualis Dei que le rôle de mobile propre au contentement, à l'intérieur de l'amour, est pleinement dévoilé.
En effet, le principe de l'amour intellectuel de Dieu, c'est-à-dire ce qui a conduit l'âme à déployer au maximum sa connaissance jusqu'à cette étape ultime, demeure invariablement la recherche de notre propre satisfaction. C'est ainsi l'acquiescentia qui pousse l'individu à se connaître lui-même le plus adéquatement possible, jusqu'à l'idée et l'amour de Dieu. Et, à ce niveau du texte, c'est parce que nous savons que l'idée de Dieu est garante de toutes les certitudes et donc du plus grand contentement qu'il soit possible d'éprouver, que nous sommes motivés à aimer Dieu aussi intensément. De plus, dans la première partie, on avait insisté sur l'importance de l'acquiescentia, dans le développement de l'amour, en montrant quel dynamisme était attaché à ce développement, et quelle extraordinaire recherche d'union cela pouvait provoquer. Car l'amour n'est pas, chez Spinoza, un sentiment statique, mais il renferme en lui ce mobile de joie, issu du conatus, qui pousse un individu à s'unir le plus intimement possible avec la chose aimée, pour éprouver un plus grand contentement. Or, à quelle occasion cette possibilité d'union est-elle la plus accomplie, sinon dans cet amour intellectuel de Dieu, quasi-fusionnel, par lequel l'âme trouve sa place à l'intérieur même de la chose aimée, c'est-à-dire de la nature divine ?
Par conséquent, la Mentis acquiescentia trouve ici un niveau d'épanouissement sans précédent, et redoublé du fait que, d'une part, elle s'exprime par la connaissance extrême de soi, et donc de Dieu, et, d'autre part, du fait que Dieu apparaît comme objet d'un amour duquel naît également un contentement plein et assuré. L'acquiescentia représente donc le mobile sous-jacent tant à l'amour, qu'à la connaissance, mobile affectif unique et extraordinairement fort, puisqu'il pousse l'individu vers le même objet, c'est-à-dire Dieu. Ainsi peut-on dire qu'à travers ce sentiment s'exprime tout le dynamisme joyeux du conatus, mais également le lien entre amour et connaissance, deux activités apparemment de différentes natures qui pourtant vont jusqu'à se confondre, lorsque Dieu devient l'unique objet (si l'on peut employer ce terme) de ces deux démarches, la seule chose qui stimule le désir de joie.
Par ailleurs, la constance et la sérénité qui se dégagent du contentement de l'esprit sont renforcées par un nouvel aspect de cette acquiescentia, qui procède naturellement d'une caractéristique de l'amour intellectuel de Dieu, à savoir l'éternité. Car, comme l'indique la proposition 33 : " l'amour intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de connaissance, est éternel " , ce que Spinoza démontre par la logique : " le troisième genre de connaissance est éternel ; par suite, l'Amour qui en naît est lui-même aussi éternel. " . En effet, lorsque l'âme n'exprime plus l'existence mais l'essence de son corps, les idées qu'elle forme n'appartiennent plus à la durée, mais à l'éternité. Et par l'amour intellectuel de Dieu, totalement indépendant de toute variabilité qui proviendrait de l'extérieur, l'âme accède à une entière plénitude, qui appartient elle-même à l'éternité.
Le niveau de perfection qui est alors atteint par l'âme, permet de faire intervenir l'idée d'une certaine inaltérabilité, c'est-à-dire d'une impossibilité logique que cet amour puisse régresser, ce qui se traduirait par un sentiment de tristesse. L'expérience de l'éternité semble ainsi faire passer l'âme au-delà d'un point de non-retour : engagée sur ce chemin, l'âme est entièrement poussée à l'explorer plus avant, et rien n'est alors assez fort pour la freiner, encore moins pour la faire reculer. D'ailleurs Spinoza rappelle, dans le corollaire de la proposition 37, que l'axiome qui introduisait le De Servitute, en affirmant l'existence nécessaire, pour toute chose, d'une chose plus puissante capable de la détruire, ne concernait justement que le domaine de l'existence dans le temps, et non celui de l'éternité. Se dégage alors l'idée d'un état particulier de l'âme, à l'intérieur duquel elle évolue en ayant conscience qu'elle possède un certain niveau de perfection qui, s'il peut encore augmenter, ne pourra jamais régresser. Et le contentement, quant à lui, par l'amour intellectuel de Dieu et la connaissance extrême de la perfection de l'esprit, atteint également un niveau d'autonomie suprême, qui épuise complètement les potentialités de considération par l'âme de sa puissance d'agir, ces potentialités qui avaient été dévoilées dans le De Affectibus.

Après avoir exposé la nature de l'amour intellectuel de Dieu, Spinoza doit maintenant faire aboutir le chemin éthique à sa fin, en présentant les dernières étapes qui mèneront à la libération totale de l'âme, et à sa Béatitude suprême, dont il dévoilera, en dernier lieu, les implications pratiques et affectives qui feront intervenir, une dernière fois, le sentiment de contentement.


L'amour de Dieu pour lui-même, le contentement de Dieu, notre contentement


Dans le dernier mouvement, Spinoza approfondit la nature de l'amour intellectuel de Dieu en énonçant, d'une manière surprenante, que " Dieu s'aime lui-même d'un Amour intellectuel infini " . Cette proposition étonne tout d'abord par la notion d'un amour pour soi-même aussi explicite, qui semble aller contre la définition de l'amour telle qu'elle a été développée jusqu'à présent, en impliquant une extériorité, aussi infime soit-elle. Elle étonne ensuite par la présentation d'un Dieu capable d'éprouver un sentiment, ce que la proposition 17 avait pourtant posé comme impossible (" Dieu n'a point de passion et n'éprouve aucun affect de joie ou de tristesse " ). Mais Spinoza, par la proposition 36, précise la nature de l'amour de Dieu pour lui-même, en l'identifiant avec la nature de l'amour intellectuel de l'âme pour Dieu : " l'amour intellectuel de l'âme envers Dieu est l'amour même duquel Dieu s'aime lui-même, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il peut s'expliquer par l'essence de l'Ame humaine considérée comme ayant une sorte d'éternité ; c'est-à-dire l'amour intellectuel de l'Ame envers Dieu est une partie de l'Amour infini auquel Dieu s'aime lui-même. " . Ceci permet alors d'expliquer la possibilité pour Dieu d'éprouver un amour de soi. En effet, cet amour doit se déduire du fait que l'âme, dont l'amour pour Dieu vient d'être présenté, est une partie de Dieu, ainsi lorsque l'âme éprouve de l'amour pour Dieu, c'est en quelque sorte Dieu qui s'aime lui-même, car, fondamentalement, mode et substance ne sont que substance. On ne peut donc pas dire que l'âme humaine ressent un amour intellectuel pour Dieu comme une substance singulière éprouverait un sentiment pour une autre substance singulière : l'âme ressentant l'amour de Dieu le fait en tant qu'elle est une partie de l'intellect infini de Dieu. C'est ainsi que l'amour que Dieu a pour lui-même se déduit de l'amour que l'âme humaine éprouve envers lui, ce qui explique que " Dieu s'aime lui-même, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il peut s'expliquer par l'essence de l'âme humaine considérée comme ayant une sorte d'éternité. "
L'impossibilité formulée par la proposition 17 est donc valide : Dieu, considéré dans son infinité, en tant que substance distincte de ses modes, ne peut éprouver aucun amour, mais uniquement lorsqu'il est considéré en ses modes : quand l'un de ces modes exprime de l'amour pour Dieu, alors Dieu, en tant qu'il explique ce mode, s'aime lui-même. Aussi l'amour de Dieu pour lui-même revêt-il une forme tout à fait originale, ce qui se justifie par les circonstances elles-mêmes très particulières dans lesquelles il est présenté, lorsque les distinctions entre extériorité et intériorité des causes, entre substance et mode ou entre tout et partie, deviennent si infimes qu'elles ne permettent plus d'oppositions claires.
C'est donc cette notion de participation, (au sens où un élément se distingue par son rôle dans un tout dont il est partie), qui permet de concevoir un amour de Dieu pour lui-même, que l'on pourrait identifier également, pour peu que l'on insiste sur la distinction entre mode et substance, à un amour de Dieu pour les hommes. Et Spinoza introduit cette conséquence logique dans le corollaire de la proposition 36 : " il suit de là que Dieu, en tant qu'il s'aime lui-même, aime les hommes, et conséquemment que l'Amour de Dieu envers les hommes et l'Amour intellectuel de l'Ame envers Dieu sont une seule et même chose. " . Cet amour de Dieu pour les hommes n'est donc pas davantage en contradiction avec le corollaire de la proposition 17 qui affirmait notamment que " Dieu, à parler proprement, n'a d'amour ni de haine pour personne. " . En effet, la formule " à parler proprement " (proprie loquendo) fait voir que Dieu, considéré dans son infinité, ne peut éprouver d'amour pour quelque chose qui apparaîtrait comme extérieure à lui, c'est d'ailleurs ce que Spinoza avait exposé plus nettement dans le Court traité : " Dieu étant formé de la totalité de ce qui est, il ne peut y avoir d'amour proprement dit de Dieu pour autre chose, puisque tout ce qui est ne forme qu'une seule chose, à savoir Dieu lui-même. " . Ce n'est donc qu'en tant que des hommes éprouvent de l'amour pour Dieu que Dieu peut être dit s'aimer et, conséquemment, lorsque Dieu s'aime, il aime les hommes en même temps que soi. Ainsi, en plus d'une similarité de nature, c'est également une simultanéité et une réciprocité logique qu'il faut entendre par la formule : " l'amour de Dieu envers les hommes et l'Amour intellectuel de l'âme envers Dieu sont une seule et même chose " .
Et, finalement, on constate que Spinoza ne fait ici que déployer au maximum les potentialités logiques et ontologiques contenues dans l'amour intellectuel de Dieu, qui procédaient primitivement, rappelons-le, du contentement de l'esprit (Mentis acquiescentia), " le plus élevé qu'il puisse y avoir ", lorsque l'âme prenait conscience de son appartenance à la nature divine. Ce processus, qui mène de l'amour intellectuel de Dieu à l'amour de Dieu pour les hommes, est donc entièrement motivé par la notion de Mentis acquiescentia, c'est-à-dire d'une joie qui naît de l'idée de soi-même. Or on voit bien, maintenant, qu'il n'est plus possible de concevoir une idée de soi qui ne soit pas complètement intégrée dans l'idée de Dieu, et seul le maintien d'une nuance ontologique entre la substance et le mode permet de conserver une distinction entre soi et la nature tout entière.
Mais en poursuivant ce déploiement logique de l'amour, on constate que l'amour que Dieu éprouve envers lui-même n'est pas différent du contentement que peut éprouver l'âme. En effet, dans la démonstration de la proposition 35, Spinoza nous dit que " la nature de Dieu s'épanouit (gaudet) en une perfection infinie, et cela avec l'accompagnement de l'idée de lui-même, c'est-à-dire l'idée de sa propre cause. " . Or la joie née de la considération de sa puissance d'agir, ou de l'idée de soi comme cause, est liée, par définition, au contentement de soi. L'acquiescentia ressentie par Dieu serait donc une forme de contentement éternel, issu de l'idée de sa nécessité et de la perfection de sa nature. Sous cet angle, la différence entre l'affect d'amour, qui naît d'une cause extérieure, et celui de contentement, qui naît d'une cause interne, atteint donc sa limite minimale, ce que Spinoza exprime dans le scolie de la proposition 36, où il évoque l'amour intellectuel que Dieu a pour les hommes, ou que les hommes ont pour Dieu : " que cet amour en effet soit rapporté à Dieu ou à l'âme, il peut justement être appelé Contentement intérieur, et ce Contentement ne se distingue pas de la Gloire. En tant en effet qu'il se rapporte à Dieu, il est une Joie, s'il est permis d'employer encore ce mot, qu'accompagne l'idée de soi-même, et aussi en tant qu'il se rapporte à l'âme " .
On pourrait donc voir, dans ce passage de l'Ethique, la réalisation complète de la définition de l'amour, telle qu'elle est expliquée dans le De Affectibus, où Spinoza explique qu'une forme d'acquiescentia participe nécessairement à l'amour, autrement dit, qu'un amour lié à l'idée de soi doit être associé à tout amour lié à l'idée d'autre chose. Or à ce niveau de perfectionnement de la connaissance, on comprend que cette association est pleinement accomplie : en même temps que l'homme aime Dieu, il s'aime, et en même temps que Dieu aime les hommes, il s'aime également, mais la distinction entre extériorité et intériorité étant abolie en faveur d'un rapport entre un tout et sa partie, il n'existe plus qu'une fusion entre Dieu et l'âme, entre l'amour pour un autre et le contentement pour soi. Ainsi voit-on quelle extraordinaire joie peut naître de cette fusion, mais également quelle formidable force doit exprimer le conatus d'un individu, dans ces circonstances. La présence du terme " acquiescentia " dans l'explication de la définition de l'amour semble donc loin d'être anodine, et Spinoza en fait ici la démonstration.
Mais le passage du scolie de la proposition 36, que nous avons cité plus haut, souligne par ailleurs la difficulté d'évoquer un contentement intérieur, c'est-à-dire un affect de joie, pour Dieu, et Spinoza exprime cette gêne par la formule " s'il est permis d'employer encore ce mot ". Or ce problème est le même que pour celui qui concerne l'idée d'un amour ressenti par Dieu : s'il n'est pas impossible que Dieu ressente de la joie, en tant qu'il s'explique par l'âme humaine, le caractère de transitivité propre à tout affect semble, quant à lui, définitivement incompatible avec la nature divine. Comment, en effet, admettre que Dieu puisse éprouver, à un certain moment, un plus haut degré de perfection, alors qu'il représente déjà l'entité la plus parfaite ? Il semble alors qu'il faille encore admettre que le seul perfectionnement possible soit celui de la connaissance de l'âme par elle-même. Ainsi, de même que pour l'amour, plus l'âme a une grande connaissance de son essence, par conséquent de Dieu, et plus l'on peut dire que Dieu éprouve ce contentement intérieur, simplement parce que cet affect est éprouvé par Dieu, en tant qu'il s'explique par l'âme humaine, dans laquelle la transitivité des sentiments s'exprime sans inconvénient.
Et si cette explication vaut pour maintenir l'aspect transitif du contentement, ou encore de l'amour, elle permet également de voir que l'éternité divine n'est pas non plus incompatible avec ces affects (dont la transitivité implique forcément un rapport au temps), car même si la substance est éternelle, Spinoza n'exclut pas qu'elle puisse se déployer sans cesse. Et en admettant cela, il maintient un certain devenir de l'être, ce qui permet de traduire ce qui est éternel dans le langage de la temporalité, et d'inscrire des formes de l'affectivité dans cette éternité, sans contradiction. Il faut ainsi toujours garder à l'esprit que l'éternité et l'existence dans la durée ne sont pas deux mondes distincts et indépendants, mais simplement deux expériences de considération de la même réalité.
L'imbrication progressive de tous ces sentiments ressentis simultanément en nous et en Dieu, donne alors l'impression que l'homme et la Nature sont unis par une formidable force joyeuse : Dieu s'aime lui-même en nous, nous nous aimons nous-mêmes en Dieu. Mais on peut remarquer que cette union ne fait pas disparaître la personnalité de l'homme qui la ressent, car, finalement, plus cet homme connaît l'essence des choses, plus il connaît sa place parmi elles, et plus il y assoit sa personnalité. A la page 136 de son livre, B. Rousset écrit : " connaître, être joyeux, aimer, ce n'est plus se représenter, s'unir à, participer de : c'est tout simplement être, être actif, être soi-même " . Ainsi, toute connaissance est d'abord connaissance de soi, toute joie est d'abord liée à sa propre perfection, et tout amour est d'abord amour de soi, c'est-à-dire contentement de l'esprit. Spinoza compose de cette manière une éthique qui reste une éthique de l'affirmation de soi et de sa propre existence, ce qui la distingue de la morale stoïcienne, où l'individu compte avant tout par sa conformité à l'ordre universel, et sa capacité à s'y fondre.
Ces dernières remarques soulignent, encore une fois, l'importance de l'idée de soi dans la démarche libératrice, et conséquemment, de la joie qui se rapporte à cette idée, (à savoir le contentement de l'esprit), qui permet de s'épanouir dans la Nature, sans perdre toutefois la conscience de sa propre existence dans cet épanouissement : nous vivons " l'unité de la Nature et l'insertion adéquate de notre propre existence en elle " , explique B. Rousset. Et, parvenus à ce point de total accomplissement de notre essence, nous permettant de concevoir ce que nous sommes, éternellement et joyeusement, et de nous aimer en aimant la Nature de la même manière que la Nature s'aime en nous, nous voyons difficilement ce que nous pourrions encore espérer, c'est-à-dire quelle lacune nous empêcherait de ressentir pleinement et constamment ce parfait contentement.


-IV Le contentement et la béatitude

La perfection du contentement


A insi, par bien des aspects, l'acquiescentia épuise maintenant toutes les potentialités que les racines étymologiques de ce terme lui conféraient dès le De Affectibus, et s'exprime ici par un degré stable de joie, de repos, de tranquillité de l'âme, garanti par le troisième genre de connaissance. Car la science intuitive, comme on l'a vu, permet à l'âme de ressentir une joie constante, qui, si elle peut encore progresser, ne peut jamais régresser. L'âme qui éprouve cette Mentis acquiescentia est donc contente et satisfaite, au sens propre de ces termes, c'est-à-dire qu'elle est comblée, et ne ressent aucun manque, mais l'intégralité de sa perfection.
De plus, en tant qu'elle s'inscrit dans l'expérience de la connaissance des essences sub specie æternitatis, l'âme éprouve cette joie liée à l'idée de sa puissance, sous la même dimension de l'éternité. Rien ne peut donc représenter un terme à ce contentement, et surtout pas la mort dont l'idée s'inscrit dans la temporalité liée à l'existence du corps, et n'est donc pas compatible avec l'affirmation de l'essence de l'âme. Cette conséquence de la parfaite maîtrise de notre puissance de connaître avait déjà été évoquée par Spinoza, à la proposition 67 du De Servitute, lorsqu'il évoquait les applications pratiques d'une vie conduite par la Raison. Et il approfondit ce sujet à la proposition 38 du De Libertate, en le rapportant à la science intuitive, sans que cela révèle une rupture avec la connaissance rationnelle : " Plus l'âme connaît de choses par le deuxième et le troisième genres de connaissance, moins elle pâtit des affects qui sont mauvais et moins elle craint la mort. " Effectivement, plus l'âme conçoit les choses telles qu'elles sont en Dieu, plus elle forme des idées adéquates et plus elle est active, ce qui réduit sa passivité, c'est-à-dire son penchant à être affectée par des représentations tronquées des choses, dont les causes sont hors d'elle et qui l'asservissent.
D'autre part, libérée des affections du corps en tant qu'il existe en acte, l'âme n'exprime plus de crainte quant à la possible destruction de ce corps, mais, au contraire, la joie et la sérénité du contentement qu'elle éprouve à connaître ce que son essence a d'éternel lui permet de " négliger " ce qu'elle a d'actuel, c'est-à-dire ce qui disparaîtra lorsque l'existence du corps sera interrompue : " puisque du troisième genre de connaissance naît le contentement le plus élevé qu'il puisse y avoir, l'Ame humaine peut être, suit-il de là, d'une nature telle que la partie d'elle-même périssant ... avec le Corps, soit insignifiante relativement à celle qui demeure. " .
Le contentement représente donc une joie constante et éternelle, préservée de toute idée d'un terme éventuel. C'est également ce qui explique que ce sentiment traduise l'auto-suffisance complète de la perfection de l'âme. En effet, cette joie est une pure expression de sa puissance, dans toute son autonomie par rapport aux choses extérieures desquelles l'âme ne déduit plus l'idée d'elle-même. Au contraire, l'âme a véritablement conscience d'elle, non plus au sens d'une pseudo-conscience dont l'aspect passif était souligné dans le De Affectibus ; à présent, la conscience que l'âme a d'elle-même doit s'entendre comme une compréhension immédiate de son essence, c'est-à-dire l'appropriation totale de sa puissance.
Enfin, ce contentement de l'esprit le plus élevé, par la réciprocité de son expression avec l'amour de Dieu, tisse un lien très fort avec la totalité de la Nature : ainsi cette joie qui affirme l'autonomie de la puissance de l'âme n'implique en aucun cas l'autonomie de l'âme parmi le reste des choses existantes : ce n'est pas un contentement solitaire, ascétique, mais une joie individuelle qui ne pourrait exister si elle ne s'accompagnait pas de la connaissance du tout dont cette individualité est partie.
Toutes ces caractéristiques accomplies de la joie exprimée par le contentement signifient clairement que la démarche libératrice proposée par Spinoza touche à sa fin. Par son autonomie, en effet, l'âme affirme sa liberté. De plus, par cette joie éternelle et suffisante qui unit l'individu à Dieu et lui permet d'échapper à l'idée de la mort, Spinoza peut l'associer à ce que les traditions philosophique et religieuse appellent Salut, ou Béatitude. Et il effectue cette association dans le scolie de la proposition 36, en identifiant les trois notions de Béatitude, de Salut et de Liberté à l'amour intellectuel, c'est-à-dire au contentement, mais également à la Gloire : " Nous connaissons clairement par-là en quoi notre salut, c'est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté consiste : je veux dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l'Amour de Dieu envers les hommes. Cet Amour, ou cette Béatitude, est appelé dans les livres sacrés Gloire, non sans raison. ... en effet ... ce Contentement ne se distingue pas de la Gloire (déf 25 et 30 des aff.). "
Ainsi, en même temps qu'il définit véritablement ce qui constitue le terme de sa démarche philosophique, Spinoza fait un dernier rapprochement entre le contentement et la Gloire. On s'aperçoit donc qu'il existe un rapport permanent entre ces deux affects, ainsi qu'avec l'amour, rapport que l'on avait souligné déjà dans le De Affectibus, puis dans le De Servitute. Mais, à présent, il semble que plus rien ne permette de distinguer encore nettement l'acquiescentia et la Gloria : les termes choisis dans ce scolie n'en laissent d'ailleurs pas la possibilité. Or Spinoza renvoie encore aux définitions des affects : la définition 25, qui identifiait le contentement de soi à " une Joie née de ce que l'homme se considère lui-même et sa puissance d'agir ", et la définition 30, qui pose la Gloire comme " une Joie qu'accompagne l'idée d'une action nôtre, que nous imaginons qui est louée par d'autres. ". Ce renvoi au De Affectibus permet de souligner qu'encore une fois c'est la conception de l'extériorité et de l'intériorité d'une cause qui pose problème.


Le problème de la gloire


Mais si cette question a pu être éclaircie lorsqu'il s'agissait de concilier l'amour et le contentement, comment rapprocher, à présent, ces deux sentiments de la Gloire, dont la définition qui évoque l'opinion d'autrui paraît remettre en cause l'autonomie et la stabilité de la joie ressentie dans la béatitude? Il s'agit, en fait, de garder à l'esprit que la Gloire, comme d'autres affects, est elle aussi passée par l'étape d'un premier perfectionnement, dans le De Servitute, lorsque Spinoza a fait la distinction entre la vraie Gloire (qui peut naître de la Raison), et la vaine Gloire, condamnée à rester un affect passif. La vraie Gloire était alors celle qui résultait des louanges d'hommes vivant eux-mêmes sous la conduite de la Raison : leur opinion n'avait alors plus le caractère changeant et intéressé de celle de la foule, ce qui permettait de concevoir qu'une joie stable pouvait naître de cette opinion honnête, et seconder favorablement le contentement de soi. Mais ceci s'inscrivait encore dans la durée de l'existence du corps. A présent le contentement de l'esprit, qui naît du troisième genre de connaissance, résulte de la compréhension totale des choses, dans leur essence et donc dans l'expression de leur éternité. Ainsi, à ce niveau, si quelque chose doit encore louer sa propre perfection (ou la perfection divine , puisque le contentement est autant celui de soi que celui de Dieu), nous ne devons plus penser que ces louanges puissent encore être des représentations rapportées à notre imagination, mais il faut entendre maintenant par louange tout ce qui exprime ou manifeste la perfection de notre essence, ou de celle de Dieu, et qui nous réjouit directement et assurément, puisque l'idée d'une essence est une idée forcément certaine.
Ainsi, lorsque l'on considère toutes les choses sous l'angle de leurs essences, telles qu'elles participent à la nature divine, on comprend que toutes ces choses soient autant d'expressions de la perfection de Dieu, et qu'en cela, toute la nature soit une louange à Dieu, qui en manifeste la Gloire. Par ailleurs, puisque nous sommes capables de concevoir notre situation de mode appartenant à la substance, nous comprenons que nous participons également à cette Gloire, ou plutôt que nous sommes nous-mêmes en Gloire, car l'amour que nous avons pour Dieu est le même que l'amour qu'il a pour nous : la nature qui glorifie Dieu, nous glorifie simultanément.
La connaissance intuitive, par laquelle l'âme prend conscience du lien ontologique qui unit toutes les choses de la Nature à la Nature elle-même a donc fait éclater toute notion d'extériorité à soi. En ce qui concerne l'affect de Gloire, on constate qu'il est difficile de maintenir qu'elle naît d'une manifestation extérieure, puisque cette manifestation est l'expression adéquate de la nature de la substance qu'elle loue. La seule distinction possible reste alors celle déjà évoquée entre le mode et le tout dont il est partie, qui permet de maintenir les différenciations de vocabulaire posées dans le De Affectibus. Toutefois, puisqu'il n'est rien qui ne puisse être rapporté d'une certaine manière à soi, on comprend que l'amour, la Gloire ou le contentement ne se sont jamais réellement distingués par leur nature (qui reste, grosso modo, une joie liée à la connaissance de sa puissance d'agir), mais simplement par l'illusion d'une indépendance entre soi-même et les autres corps, illusion qui caractérise principalement la connaissance du premier genre.
Par la richesse de ces révélations, le scolie de la proposition 36 constitue certainement le point culminant et crucial de la démarche libératrice de Spinoza, qui trouve ici le terme de son exposition, et qui rassemble sous le même amour, ou le même contentement, tous les termes traditionnels de la morale et de la religion (Salut, Béatitude, Liberté, Gloire), termes sans doute choisis, comme l'estime R. Misrahi, " non pour leur sens dogmatiques mais pour l'intensité des significations qu'ils désignent " . La joie continue et souveraine que Spinoza se proposait de définir et d'acquérir, au début du Traité de la réforme de l'entendement, se confond alors parfaitement avec ces affects de joie intense, que sont autant l'amor, que l'acquiescentia ou encore la gloria, qu'ils soient rapportés indifféremment à Dieu ou à l'homme.


Le problème du corps


Mais l'expérience de l'éternité jusqu'à celle du salut pourrait paraître extrêmement intellectualiste, car elle semble résulter avant tout de la mise en œuvre de mécanismes purement mentaux. En outre, lorsque Spinoza indique que l'âme, lorsqu'elle considère la partie d'elle-même périssant avec le corps, l'estime " insignifiante relativement à celle qui demeure ", on peut se demander s'il ne sous-entend pas que l'éternité de l'âme est finalement embarrassée par cette partie d'elle-même, et par l'existence de son corps. La recherche d'affranchissement total de la puissance de connaître de l'âme n'implique-t-elle pas que celle-ci, à terme, finisse par désirer s'affranchir du corps lui-même, en souhaitant sa destruction, pour épanouir complètement ce qu'elle a d'éternel ? Ceci est impossible, ainsi que l'affirme P. Macherey, car tout le système spinoziste serait remis en cause s'il s'achevait par l'aveu que l'âme vaut plus que le corps, alors que ces deux éléments sont identiquement des attributs de Dieu qui " affirme également à travers eux sa puissance d'être et d'agir, ce qui a pour conséquence que, pour nous qui sommes à la fois âme et corps, il est simultanément chose pensante et chose étendue. " . D'autre part, le rapport entre l'âme et le corps est une caractéristique essentielle de l'affectivité. S'il ne le préservait pas jusqu'à la totale libération de l'esprit, Spinoza laisserait entendre que la pensée est maintenant capable d'éprouver des sentiments indépendamment de l'étendue, ce qui remettrait notamment en cause les définitions des affects auxquelles il renvoie régulièrement.
Une dernière fois, Spinoza va donc devoir affirmer l'importance du corps aux côtés de l'âme, ce qu'il fait à la proposition 39, en indiquant que : " qui a un corps possédant un très grand nombre d'aptitudes, la plus grande partie de son Ame est éternelle. " . Par cette proposition, Spinoza veut ainsi montrer que le développement de la puissance d'agir du corps participe tout autant à l'expérience de l'éternité, que le développement de la puissance de connaître de l'âme. Jusqu'au bout du chemin vers la Liberté, Spinoza continue d'insister sur le fait que l'âme ne peut rien sans le corps, de même que le corps n'est rien sans l'âme, et que ces deux modes, qui fondent l'unité de l'individu, sont animés ensemble du même dynamisme qui les pousse parallèlement, mais simultanément, à exprimer le plus de perfection possible. La séparation de l'âme et du corps est donc exclue logiquement, car la nature humaine est définie complémentairement par la pensée et par l'étendue ; considérée dans son existence ou dans son essence, l'âme d'un homme est indissociable du corps de cet homme, qui reste l'origine unique des idées qu'elle forme.
Ainsi, l'expérience de l'amour de Dieu est autant mentale que corporelle, et l'on pourrait exprimer cela plus clairement, en reprenant cette phrase de P. Macherey, où il évoque un " amour corporel de Dieu " : " l'amour de Dieu, à travers lequel s'exprime l'éternité de l'âme, doit concerner également le corps : qui veut parvenir à la félicité la plus haute dont la nature humaine soit capable, doit aussi aimer Dieu avec son corps " . Car lorsque le corps multiplie ses aptitudes, il devient actif et se laisse moins dominer par la puissance des corps extérieurs, jusqu'à ce qu'il soit capable, de même que l'âme, de rapporter toutes ses affections non plus à la contingence de choses externes, mais à la nécessité de la Nature " par où il arrivera qu'il soit affecté envers Dieu de l'Amour qui doit occuper ou constituer la plus grande partie de l'âme. " . On pourrait donc imaginer un amour corporel pour Dieu, par lequel le corps exprimerait son adéquation avec le reste des corps existants, et conséquemment, on pourrait introduire l'idée d'une " acquiescentia corporis ", d'un contentement ou d'un bien-être du corps, en parallèle à la Mentis acquiescentia, ce qui permettrait d'affirmer l'unité entre pensée et étendue, dans la Béatitude.
La béatitude ne doit donc pas être réduite à un simple contentement de l'esprit, car c'est également par un certain bien-être du corps que l'homme peut parvenir à la liberté. Spinoza persiste ainsi à ancrer solidement la démarche libératrice dans le domaine de l'existence humaine, car la considération " sous l'espèce de l'éternité " et la connaissance de l'essence des choses sont des expériences concrètes et sensibles (" nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels " lit-on dans le scolie de la proposition 23), proposées à l'homme qui existe par son corps et par son âme.


Une béatitude dans l'existence


D'ailleurs, Spinoza achève l'Ethique par deux propositions concernant plus particulièrement l'existence quotidienne, ainsi que les difficultés pratiques pour accéder à la liberté, et dans lesquelles il insiste sur le fait que le salut ne doit pas être espéré dans une autre vie que celle dans laquelle l'âme et le corps existent en acte. Car la béatitude de l'âme ne saurait s'accorder avec aucun affect d'espoir, ou de crainte, qui traduiraient un manque et ne pourraient donc pas révéler toute la perfection de la nature humaine. Spinoza récuse ici " la persuasion commune du vulgaire " (communis vulgi persuasio), selon laquelle on devrait acheter son salut dans une vie éternelle, au prix de sa servitude dans l'existence temporelle. Ainsi la béatitude n'est-elle pas espérance, mais au contraire assurance : assurance de la connaissance de soi et de Dieu, assurance de la joie que l'on en tire et contentement solide de l'esprit. Et cette assurance doit être cherchée pour elle-même, car c'est elle qui permet l'accès à la béatitude, en guidant l'âme avec de plus en plus de certitude vers ce qui l'épanouit pleinement. C'est ce que Spinoza affirme, à la proposition 42 : " la Béatitude n'est pas le prix de la Vertu, mais la Vertu elle-même. " . C'est en effet la même dynamique qui pousse l'âme à suivre la Raison et qui la fait désirer plus de joie, puisque l'âme qui est active sait que la Raison est ce qui lui est le plus utile, le meilleur pour elle, et donc le plus sûr moyen d'éprouver une joie constante. La conduite rationnelle ne constitue donc pas une contrainte, ou encore une mainmise sur " nos appétits sensuels " (libidines), mais le plaisir lui-même de savoir ceux qui sont vraiment utiles : " cet épanouissement n'est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais c'est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels. "
Enfin Spinoza conclut l'Ethique par un scolie, dans lequel il va affirmer une dernière fois l'importance du contentement intérieur dans la libération de l'âme, en opposant le calme du sage qui le possède, au tumulte intérieur de l'ignorant qui demeure asservi par les causes extérieures, en soulignant par là " combien vaut le sage et combien il l'emporte en pouvoir sur l'ignorant conduit par le seul appétit sensuel. " . L'ignorant est celui qui ne parvient pas à dépasser la simple représentation des choses comme accidentelles et contingentes. En cela, il n'est pas capable de concevoir des idées adéquates et d'être actif : ainsi demeure-t-il " de beaucoup de manière ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur " . Le sage, quant à lui, est parvenu à concevoir en quoi lui et toutes les autres choses participaient, avec " une sorte d'éternité ", à la nécessité de la nature divine, dès lors, ayant " conscience de lui-même de Dieu et des choses, [il] ne cesse jamais d'être et possède le vrai contentement " .
Spinoza fait aboutir de cette manière le chemin vers la liberté qu'il se proposait d'exposer dans l'Ethique, le chemin vers la vera animi acquiescentia, qui est ouvert à tous, puisque chaque homme est en mesure de perfectionner sa puissance d'agir : " si la voie que j'ai montrée qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer " , car, comme on l'a vu, l'homme peut très bien vivre dans un parfait contentement, sans pour autant être arrivé à concevoir l'éternité des essences, mais en vivant simplement une vie conduite par la Raison.

Et de même que ce scolie met un terme à l'Ethique, il achève l'étude que nous nous proposions d'effectuer, à savoir celle de l'évolution de l'affect de contentement au fur et à mesure de la progression de la démarche éthique de Spinoza, dans le but de mettre en valeur sa discrète omniprésence, et son association constante à chaque étape vers la Liberté, jusqu'à la béatitude et la Gloire de Dieu. Nous nous étions également proposés de vérifier que l'acquiescentia ne subissait pas de transformation entre le De Affectibus et le De Libertate, et qu'elle gardait jusqu'à sa dernière occurrence ses caractéristiques affectives (en respectant le principe de transitivité et le parallélisme). Et l'étude du perfectionnement de cet affect, considéré dans son contexte, a permis de voir qu'il n'y avait jamais de ruptures dans l'évolution de l'acquiescentia, qui procède avec la même logique que celle qui fait progresser la connaissance.
Toutefois, en guise de conclusion, il est peut-être nécessaire de considérer maintenant l'acquiescentia en elle-même, en la dégageant du texte afin de répondre complètement à ces interrogations. Et, ce faisant, nous tenterons également d'éclaircir un problème posé par l'association, voire l'identification, entre béatitude et contentement, c'est-à-dire entre un état de perfection acquise, qui paraît statique, et un affect de joie qui doit exprimer sans arrêt une transitivité et une dynamique : peut-on dire alors que béatitude et contentement intérieur désignent vraiment la même chose ?

Notes sur la troisième partie
(1)Eth. , V, 3, cor. " Affectus igitur eo magis in nostra potestate est, et Mens ab eo minus patitur, quo nobis est notior.
(2)Eth. , V, 6, sc. : " Quo hæc cognitio, quod scilicet res necessariæ sint, magis circa res singulares, quas distinctius et magis vivide imaginamur, versatur, eo hæc Mentis in affectus potentia major est "
(3)Eth. , V, 11 : " Quo imagino aliqua ad plures res refertur, eo frequentior est seu sæpius viget, et Mentem magis occupat "
(4)Eth. , V, 14 : " Mens efficere potest, ut omnes Corporis affectiones, seu rerum imagines ad Dei ideam referantur. "
(5)Eth. , V, 16, dém. : " Est enim hic Amor junctus omnibus Corporis affectionibus, quibus omnibus fovetur ; atque adeo Mentem maxime occupare debet . "
(6)Eth. , V, 15 : " Qui se suosque affectus clare et distincte intelligit, Deum amat, et eo magis, quo se suosque affectus magis intelligit. "
(7)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième partie, éd. Presses Universitaires de France, Paris, 1994, p. 91
(8)Eth. , V, 15, dém. : " Qui se suosque affectus clare et distincte intelligit, lætur, idque concomitante idea Dei "
(9)Ibid. " atque adeo Deum amat, et eo magis, quo se suosque affectus magis intelligit. "
(10)Eth. , V, 20, sc. : " animi ægritudines et infortunia potissimum originem trahere ex nimio Amore erga rem, quæ multis variationibus est obnoxia, et cujus numquam compotes esse possumus. "
(11)Ibid. : " nullis vitiis, quæ in communi Amore insunt, inquinari "
(12)Ibid.
(13)Ibid.
(14)Ibid. : " Tempus igitur jam est, ut ad illa transeam, quæ ad Mentis durationem sine relatione ad Corporis existentiam pertinent. "
(15)Ibid.
(16)Eth. , II, 23 : " Mens se ipsam non cognoscit, nisi quatenus Corporis affectionum idea percipit. "
(17)Eth. , V, 22 : " in deo datur necessario [idea], quæ hujus et illius Corporis humani essentiam sub æternitatis specie exprimit. "
(18)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième partie, op. cit. , p.126, souligné par nous.
(19)Eth. , V, 23, sc. : " est hæc idea, quæ Corporis essentiam sub specie æternitatis exprimit, certus cogitandi modus, qui ad Mentis essentiam pertinet, quique necessario æternus est."
(20)Eth. , V, 24 : " quo magis res singulares intelligimus, eo magis Deum intelligimus. "
(21)Eth. ,I, 25, cor. : " Res particulares nihil sunt, nisi Dei attributorum affectiones, sive modi, quibus Dei attributa certo et determinato modo exprimuntur. "
(22)Eth. , V, 28 : " Conatus seu Cupiditas cognoscendi res tertio cognitionis genere oriri non potest ex primo, at quidem ex secundo cognitionis genere."
(23)Eth. , V, 25 : " Summus Mentis conatus summaque virtus est, res intelligere tertio cognitionis genere."
(24)Eth. , IV, 27, dém. : " nihil aliud appetit quam intelligere, nec aliud sibi utile esse judicat nisi id, quod ad intelligendum conducit. "
(25)Eth. , V, 27 : " Ex hoc tertio cognitionis genere summa, quæ dari potest, Mentis acquiescentia oritur. "
(26)Eth. , V, 27, dém. : " summa Lætitia afficitur, idque concomitante idea sui suæque virtutis "
(27)Eth. , II, 43 : " qui veram habet ideam, simul scit se veram habere ideam, nec de rei veritate potest dubitare. "
(28Eth. , II, 43, dém. : " Idea veram in nobis est illa, quæ in Deo, quatenus per naturam Mentis humanæ explicatur, est adæquata. "
(29)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième partie, op. cit. , p141
(30)Ibid.
(31)Eth. , V, 29 : " Quidquid Mens sub specie æternitatis intelligit, id ex eo non intelligit, quod Corporis præsentem actualem existentiam concipit, sed ex eo, quod Corporis essentiam concipit sub specie æternitatis. "
(32)Eth. , V, 29, dém. : " in Deo contineri, et ex naturæ divinæ necessitate consequi "
(33)Ibid. : " Res duobus modis a nobis ut actuales concipiuntur, vel quatenus easdem existere ... , vel quatenus ipsas in Deo contineri ... concipimus. "
(34)Eth. , II, préface : " ea ... quæ nos ad Mentis humanæ, ejus summæ beatitudinis cognitionem quasi manu ducere possunt "
(35)Eth. , V, 31, sc. : " Quo igitur unusquisque hoc cognitionis genere plus pollet, eo melius sui et Dei conscius est, hoc est, eo est perfectior et beatior "
(36)Ibid. : " quod adhuc clarius ex seqq. patebit. "
(37)Eth. , V, 32. Souligné par nous.
(38)Eth. , V, 32, dém. : " Ex hoc cognitionis genere summa, quæ dari potest, Mentis acquiescentia, hoc est Lætitia, oritur, eaque concomitante idea sui, et consequenter concomitante etiam idea Dei tanquam causa. ". Souligné par nous.
(39)Cf. déf. 6 des Affects.
(40)Eth. , V, 32, cor. : " non quatenus ipsum ut præsentem imaginamur, sed quatenus Deum æternum esse intelligimus, et hoc est, quod Amorem Dei intellectualem voco."
(41)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième partie, op. cit. , p 155.
(42)B. Rousset, La perspective finale de l'Ethique..., op. cit. , p 143.
(43)Ibid.
(44)Ibid. :
(45)Eth. , I, 29, sc. : " quod in se est et per se concipitur, sive talia substantiæ attributa, quæ æternam et infinitam essentiam exprimunt "
(46)Ibid. : " omnes Dei attributorum modos, quatenus considerantur ut res, quæ in Deo sunt, et quæ sine Deo nec esse nec concipi possunt. "
(47)Eth. , V, 33 : " Amor Dei intellectualis, qui ex tertio cognitionis genere oritur, est æternus. "
(48)Eth. , V, 33, dém. : " Tertium enim cognitionis genus est æternum ; adeoque Amor, qui ex eodem oritur, est etiam necessario æternus. "
(49)Eth. , V, 35 : " Deus se ipsum Amore intellectuali infinito amat; "
(50)Eth. , V, 17 : " Deus expers est passionum, nec ullo Lætitiæ aut Tristitiæ affectu afficitur. "
(51)Eth. , V, 36 : "Mentis Amor intellectualis erga Deum est ipse Dei Amor, quo Deus se ipsum amat, non quatenus infinitus est, sed quatenus per essentiam humanæ Mentis, sub specie æternitatis consideratum, explicari potest, hoc est, Mentis erga Deum Amor intellectualis pars est infiniti amoris, quo Deus se ipsum amat. "
(52)Eth. , V, 36, cor. : " Hinc sequitur, quod Deus, quatenus seipsum amat homines amat, et consequenter, quod Amor Dei erga homines, et Mentis erga Deum Amor intellectualis, unum et idem sit."
(53)Eth. , V, 17, cor. : " Deus proprie loquendo neminem amat neque odio habet. "
(54)Spinoza, Court Traité, II, ch. 24, §3, trad. Ch. Appuhn, éd. GF-Flammarion, Paris, 1964, p. 148. Souligné par nous.
(55)Eth. , V, 36, cor. : " Amor Dei erga homines, et Mentis erga Deum Amor intellectualis, unum et idem sit.". Souligné par nous.
(56)Eth. , V, 35, dém. : " Dei natura gaudet infinita perfectione, idque concomitante idea sui, hoc est idea suæ causæ "
(57)Eth. , V, 36, sc. : " Nam sive hic Amor ad Deum referatur, sive ad Mentem, recte animi Acquiescentia, quæ revera a Gloria non distinguitur, appelari potest. Nam quatenus ad Deum refertur, est Lætitia liceat hoc adhuc vocabulo uti, concomitante idea sui, ut et quatenus ad Mentem refertur. "
(58)B. Rousset, La perspective finale de l'Ethique..., op. cit. , p. 136.
(59)Ibid.
(60)Eth. , V, 38 : " Quo plures res secundo et tertio cognitionis genere Mens intelligit, eo minus ipsa ab affectibus, qui mali sunt, patitur, et mortem minus timet. "
(61)Eth. , V, 38, sc. : " quia ex tertio cognitionis genere summa, quæ dari potest, oritur acquiescentia, hinc sequitur, Mentem humanam posse ejus naturæ esse, ut id, quod ejus cum Corpore perire ostendimus, in respectu ad id, quod ipsius remanet, nullius sit momenti. "
(62)Eth. , V, 36, sc. : " Ex his clare intelligimus, qua in re nostra salus, seu Beatitudo, seu Libertas consistit, nempe in constanti et æterno erga Deum Amore, sive in Amore Dei erga homines. Atque hic Amor seu Beatitudo in Sacris codicibus Gloria appellatur, nec immerito. Nam ... quæ [acquiescentia] revera a Gloria non distinguitur "
(63)R. Misrahi, Spinoza et le spinozisme, op. cit. , p15.
(64)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième partie, op. cit. , p181.
(65)Eth. , V, 39 : " Qui Corpus ad plurima aptum habet, is Mentem habet, cujus maxima pars est æterna. "
(66)Ibid. , p182, Souligné par nous.
(67)Eth. , V, 39, dém. : " ex quo fiet, ut erga Deum afficiatur Amore, qui Mentis maximam partem occupare sive constituere debet "
(68)Eth. , V, 23, sc. : " sentimus experimurque, nos æternos esse "
(69)Eth. , V, 42 : " Beatitudo non est virtutis præmium, sed ipsa virtus "
(70)Ibid. : " libidines coercemus, sed contra, quia eadem gaudemus, ideo libidines coercere possumus "
(71)Eth. , V, 42, sc. : "quantum Sapiens polleat, potiorque sit ignario, qui sola libidines agitur. "
(72)Ibid. : " a causis externis multis modis agitatur, nec unquam vera animi acquiescentia potitur ... ".
(73)Ibid. : " sui et Dei et rerum æterna quadam necessitate conscius, nunquam esse desinit, sed semper vera animi acqiescentia potitur. ".
(74)Ibid. : " Si jam via, quam ad hæc ducere ostendi, perardua videatur, inveniri tamen potest ".


Conclusion :

" Un bien véritable tel que l'âme pût être affectée par lui seul "

 

E n considérant l'évolution de l'acquiescentia parallèlement à la progression du texte, nous avons voulu montrer que cet affect se retrouvait constamment à toutes les étapes de la démarche libératrice, de même qu'avant que l'âme ne s'y engage, dans la description de l'affectivité la plus passionnelle qui était l'objet principal du De Affectibus.
On peut d'ailleurs remarquer, qu'il est possible d'envisager tout le processus qui mène à la liberté, en considérant simplement la joie qui l'accompagne, ou plutôt, devrait-on dire, qui la motive. Celle-ci conserve les mêmes traits et les mêmes propriétés essentielles de la troisième à la cinquième partie de l'Ethique. En effet, qu'il s'agisse du contentement de soi (acquiescentia in ipso), du contentement de l'esprit (Mentis acquiescentia) ou encore du vrai contentement intérieur (vera animi acquiescentia), la simple lecture de ces expressions révèle qu'un terme subsiste à chaque fois : le contentement, qui n'est jamais autre chose qu'une joie liée à l'idée de notre puissance d'agir. Ainsi est-il sans doute plus exact de dire que la substitution d'une formule à une autre n'indique pas une transformation de la nature de l'acquiescentia, mais plutôt un perfectionnement conjoncturel qui nécessite alors une précision terminologique.


L'unité du contentement


L'unité de nature de l'acquiescentia, d'un bout à l'autre de l'Ethique, peut donc être postulée, ce que Spinoza lui-même semble vouloir indiquer en renvoyant constamment le lecteur à la définition 25 des affects, et notamment lorsque ce rapprochement paraît être le plus délicat. Mais on peut justement imaginer que ces rappels ont pour fonction d'affirmer la cohérence du système, dont l'un des pivots est la notion de perfectionnement de la puissance d'agir de l'individu. Pour ce qui concerne les différents degrés de connaissance, par exemple, le passage du premier au second genre ne fait pas suite à une subite rupture. Il s'agit au contraire de la mise en œuvre progressive des capacités rationnelles de l'âme, qui passe par la généralisation en notions communes des expériences ponctuelles qu'elle a mémorisées peu à peu sous le régime de la connaissance du premier genre. Il ne peut donc pas y avoir d'irruption de nouvelles notions, complètement inconnues jusqu'alors, car cela signifierait que l'âme elle-même a basculé dans une configuration mentale toute nouvelle, où elle pourrait ressentir des affects totalement différents de ceux qu'elle éprouvait auparavant.
Et Spinoza se préserve du risque de paraître accepter cette éventualité, en rapportant régulièrement les manifestations de l'affectivité présentes dans la science intuitive, aux affects de la vie la plus passive, décrits dans le De Affectibus. Le contentement de l'âme qui accompagne l'amour intellectuel n'est donc pas fondamentalement différent du contentement de soi de la définition 25. Simplement l'acquiescentia in ipso impliquait une idée de soi assez vague et imprécise : il s'agit du contentement qui naît de tout ce qui peut aider à forger cette idée, et les moyens utilisés sont si inadéquats et si extérieurs à soi qu'ils ne permettent de se représenter qu'une idée elle-même très éloignée et presque extérieure de soi. Et ceci justifie que Spinoza ait substitué " animi ", ou " mentis ", à " in se ipso ", puisque les deuxième et troisième genres de connaissance font naître un contentement rapporté à une idée de soi beaucoup plus adéquate, intimement liée à la puissance de connaître de l'âme qui, à terme, parviendra à intégrer cette idée à celle de Dieu. C'est donc l'intériorisation progressive des conditions de connaissance de soi par soi qui justifie l'évolution terminologique de l'acquiescentia.
L'étude des caractéristiques concrètes du contentement manifeste également l'unité de cet affect. Nous avons vu, en effet, qu'il était toujours une joie liée à l'idée de notre puissance d'agir, conçue plus ou moins adéquatement. De même, cette joie est toujours teintée des mêmes nuances de tranquillité et de sérénité, mais encore d'assurance, de stabilité et d'autonomie, qui sont ressenties elles-mêmes plus intensément selon le niveau de perfection de cet affect. Ces caractéristiques arrivent donc logiquement à leur perfection maximale lorsque l'âme conçoit l'essence des choses " sous l'espèce de l'éternité ". Ceci se remarque très nettement dans le scolie de la dernière proposition du De Libertate, qui est presque entièrement consacré à la description concrète du contentement, dont l'acquisition distingue le Sage, c'est-à-dire l'homme libre, de l'ignorant, qui stagne dans la passivité. Le contentement, rapporté à l'éternité et à la nécessité de l'idée de Dieu est ainsi l'affect personnel le plus intense, le plus constant et le plus joyeux, si bien qu'il constitue véritablement la fin de la démarche d'appropriation active de l'affectivité.
De plus, ce sentiment ne cesse pas non plus de conserver toutes ses caractéristiques affectives : il est un affect de joie, et en cela il doit toujours affirmer un passage vers une plus grande perfection. Or ceci n'est pas exclu par le texte puisque la connaissance du troisième genre n'est pas un état statique et arrêté de l'âme, mais elle y est encore animée d'une tendance qui la pousse à connaître toujours plus de choses (" Plus l'âme est apte à connaître les choses par le troisième genre de connaissance, plus elle désire connaître les choses par ce genre de connaissance. " est-il dit à la proposition 26). La science intuitive n'emprisonne donc pas l'âme dans une affectivité définitivement stabilisée, mais elle lui permet au contraire de connaître plus exactement ce qui peut lui procurer une joie plus grande. La transitivité de l'affectivité est ainsi maintenue pour ce qui concerne l'acquiescentia (de même que pour l'amour, ou encore la gloire), mais dans un sens qui devient unique et qui laisse de moins en moins de place à la tristesse, jusqu'à ce que celle-ci disparaisse complètement à la fin du De Libertate.
Par ailleurs, nous souhaitions montrer que l'affect de contentement était toujours associé, d'une manière ou d'une autre, au corps, ce qui est la seconde caractéristique essentielle de l'affectivité. Et l'on a vu que Spinoza lui-même prenait soin de toujours rappeler cette association, qui n'est pas uniquement nécessaire à la vie affective, mais qui fonde avant tout l'unité de l'individu spinoziste. Or cette unité est préservée, puisque l'âme ne cesse jamais d'être l'idée du corps, et ce jusqu'à l'expérience de l'éternité, où elle devient idée de l'essence de son corps, ce qui lui permet d'accéder à l'idée de sa propre essence. C'est donc dans un même mouvement que l'âme et le corps participent au perfectionnement de la puissance d'agir de l'homme, et c'est par la plus haute réalité de l'un et de l'autre de ces modes qu'il peut connaître ce vrai contentement intérieur. Aussi le parallélisme est-il préservé jusqu'au bout de l'Ethique, et ne fait que se déployer au maximum, en même temps que le degré de la connaissance du corps et de l'âme dans lequel il s'inscrit. Par le maintien de ces deux caractéristiques principales, à savoir la transitivité et le parallélisme, Spinoza nous permet de considérer l'acquiescentia comme une forme de l'affectivité qui ne subit jamais de véritables transformations de sa nature, mais qui exprime peu à peu l'intégralité des potentialités comprises en elle, en tant qu'affect.
On peut, en outre, remarquer que le contentement suit le mouvement progressif du développement de la connaissance, d'une part, et de l'amour, d'autre part. Nous avons vu, en effet, que le contentement évoluait en perfection en même temps que l'âme accédait à un nouveau genre de connaissance, passant d'une idée de soi connue par le biais d'autrui à une connaissance adéquate et rationnelle de sa puissance d'agir, pour s'achever par la conception d'une idée de soi telle qu'elle est conçue en Dieu. De même, l'acquiescentia tisse, depuis le De Affectibus, un lien tout à fait particulier avec l'amour. Dans cette troisième partie de l'Ethique, ce lien n'est pas évident mais la définition 6 des affects permet de voir que la joie issue de l'amour n'est pas ordinaire, mais qu'elle est une sorte de contentement de soi associée à l'amour d'autre chose. Ceci soulignait, en outre, le dynamisme fusionnel de l'amour, qui n'est pas une joie provoquée uniquement par l'objet aimé, mais qui contient une certaine réciprocité, par laquelle la joie liée à l'idée d'une chose extérieure fait naître une joie liée à l'idée de soi-même. C'est cette capacité fusionnelle de l'amour qui se développe au fur et à mesure de la libération de l'âme, et qui sous-entend qu'à chaque fois, un contentement de soi plus adéquat attise l'amour, et motive l'âme à se rapprocher au maximum de la chose aimée. Enfin, cette dynamique amour-acquiescentia motive l'âme à éprouver un amour envers Dieu, puis finalement, un amour intellectuel de Dieu, dans lequel la distinction entre soi et l'autre devient si infime, pour ne pas dire symbolique, qu'elle révèle une force affective extraordinaire, combinant l'amour de Dieu et le contentement de l'âme.
L'interdépendance constante entre la connaissance, l'amour et le contentement tisse ainsi une trame de plus en plus serrée depuis le De Affectibus, jusqu'au De Libertate, qui suit encore une fois le caractère progressif et continu de la démarche libératrice, qu'il ne faut pas voir comme une succession de paliers où l'âme découvrirait à chaque fois une toute nouvelle connaissance, un tout nouvel amour, un tout nouveau contentement. L'acquiescentia, qualifiée de " in se ipso ", de " animi " ou de " mentis ", n'exprime donc pas plus de réalités différentes que la connaissance décrite en plusieurs genres, ou que l'amour, qu'il soit simplement " amor ", ou " amor sui ", " amor erga Deum " ou " amor intellectualis Dei ". Ces trois éléments suivent plutôt la voie d'un long perfectionnement, dans lequel ils sont étroitement rapprochés, et tendent vers leur terme final, c'est-à-dire l'idée de Dieu. Ce dynamisme avait déjà été évoqué par Spinoza dans le Court Traité, sous une forme allégorique, lorsque l'Amour, s'adressant à l'Entendement lui demande d'ouvrir la voie vers Dieu, et ce passage souligne avec une grande clarté l'interdépendance essentielle entre l'amour et la connaissance :
" Je vois, frère, que mon être et ma perfection dépendent entièrement de ta perfection ; et comme la perfection de l'objet que tu as conçu est ta perfection et que de ta perfection à son tour provient la mienne, dis-moi donc, je te prie, si tu as conçu un être qui soit souverainement parfait, ne pouvant être limité par aucun autre, et dans lequel je sois aussi compris. "
Et de la perfection de l'amour et de l'entendement naît un contentement lui-même plus parfait.
Ainsi, parmi tout ce qui fait l'importance de l'acquiescentia, l'une de ses caractéristiques majeures est de former le lien entre la connaissance et l'amour, c'est-à-dire entre l'affectivité et la rationalité, et de faire naître la Béatitude, non pas de l'un et de l'autre distinctement mais des deux confondus. Comme le remarque B. Rousset, on ne doit pas distinguer deux béatitudes, l'une produite par une connaissance, l'autre située dans un affect : dans les deux cas, il s'agit du même sentiment, " le parfait contentement de soi-même évoqué dans l'analyse de la connaissance du troisième genre comme dans la déduction de l'amour intellectuel. "
Le contentement, dans sa forme la plus parfaite, est donc inextricablement lié à la Béatitude, et l'analogie du scolie de la proposition 36 ne laisse pas de place au doute, puisque Spinoza y explique que notre Béatitude consiste dans l'amour de Dieu pour les hommes ou dans celui des hommes pour Dieu, qui peuvent tous deux " être appelé Contentement intérieur ". Cependant, il ne serait pas satisfaisant de conclure l'étude du contentement sans approfondir cette identification entre Béatitude et contentement intérieur. Car celle-ci pose, une dernière fois, le problème du maintien de la transitivité de l'acquiescentia avec la béatitude, qui semble être un état achevé de perfection où la libération de l'âme serait également libération de toute fluctuation affective, fut-elle constamment joyeuse. La question se pose alors de savoir si l'on peut véritablement considérer que " contentement intérieur " et " béatitude " désignent la même chose.


Le contentement identifié à la béatitude


Cette question mérite une certaine attention, car elle fait vaciller les déductions auxquelles nous avions abouties, à savoir que l'acquiescentia ne cessait jamais de conserver la transitivité qui constitue sa nature d'affect. Toutefois, si le texte donnait un certain nombre d'informations sur cet affect, il n'en est pas de même pour la béatitude, dont la seule véritable tentative de description est donnée dans le scolie de la proposition 33 du De Libertate, dans lequel Spinoza explique que " si la joie consiste dans un passage à une perfection plus grande, la Béatitude certes doit consister en ce que l'âme est douée de la perfection elle-même ". De cette explication, on pourrait déduire que cet état de perfection achevée fasse de la fin de la démarche libératrice l'accès à un affranchissement total des passions, mais également de tout sentiment, ce qui impliquerait que " la sagesse fût ", comme l'estime B. Rousset, " non seulement une impassibilité, mais encore une sérénité absolue, une parfaite indifférence affective " .
La béatitude pose donc problème quant à son rapport à la joie, ce que souligne la brièveté de la tentative d'explication fournie par Spinoza dans le scolie de la proposition 33, ou encore son embarras dans celui de la proposition 36 lorsqu'il écrit, en évoquant la joie exprimée par le contentement intérieur : " 'il est permis d'employer encore ce mot ", et ce problème, qui prend l'allure d'un paradoxe est bien formulé par B. Rousset dans ce passage de son livre :
" Il devrait donc exister une différence radicale entre le vécu affectif d'une éternité et d'une liberté qui sont perfection immanente, et la nature de l'affectivité en général qui est perfectionnement relatif, alors que cette différence ne doit pas être radicale, si l'on veut que le salut comporte aussi un élément affectif ou vécu, que la béatitude soit toujours un sentiment et, d'une manière précise, une modification de la joie. "
Comment identifier alors le perfectionnement de la joie et la perfection de la béatitude, ou éventuellement positionner l'un par rapport à l'autre ?
Avant tout, tentons d'examiner ce qui définit la béatitude comme un état, c'est-à-dire ce qui permet de la " borner " dans une certaine immutabilité, dans une certaine constance. Et en fait, en tant qu'elle intervient au terme de l'accession de l'âme à la science intuitive, on peut dire qu'encore une fois, c'est la disparition des limites entre extériorité et intériorité qui fait naître la béatitude, lorsque l'âme conçoit toutes les choses comme étant forcément liées, d'une certaine manière, à sa propre essence.
Ainsi, c'est lorsque l'âme ne se déploie plus que dans sa propre essence, lorsqu'elle est affranchie de sa subordination à des déterminations extrinsèques qu'elle accède à la béatitude. Cet affranchissement pose donc les bornes de la béatitude, qui est un état de parfaite intériorité. Mais cet état de libération de l'extériorité ne signifie pas un détachement des choses extérieures : celles-ci sont toujours en rapport avec l'âme, mais leur extériorité est effacée car leur essence est complètement intégrée en elle. La béatitude se définirait donc par la libération de l'âme de toute idée dont la cause serait extérieure à elle : en cela, elle est systématiquement active et donc constamment joyeuse, ce qui fait d'elle un état de perfection acquis. Toutefois on peut concevoir qu'une transitivité existe dans cette intériorité, et que des manifestations de joie s'y déroulent, car l'âme ne peut être dite active que si elle manifeste des comportements actifs. Par conséquent, chaque fois que l'âme accède à l'essence de telle ou telle chose, elle ressent une joie particulière qui participe à cet état de béatitude dans lequel elle évolue.
Tout ceci révèle la difficulté de confondre complètement la béatitude et le contentement, ou encore la difficulté d'appliquer de la même manière le terme " joie " à ces deux manifestations de la vie affective. En effet, ne faut-il pas prendre la réserve faite par Spinoza dans le scolie da la proposition 36 (" s'il est permis d'employer encore ce mot "), comme l'aveu de cette difficulté à appliquer à l'état tout à fait particulier qu'est la béatitude, l'idée de joie, avec ce qu'elle implique comme transitivité, mais aussi comme expérience concrète en rapport avec les autres choses de la Nature, alors que la béatitude manifeste une espèce particulière de joie, dont la causalité et le contenu sont entièrement immanents ? S'interroger sur la possibilité de confondre la béatitude et le contentement de l'esprit n'est donc pas complètement évident, d'autant plus que la béatitude, comme on l'a vu, n'est jamais véritablement définie et rarement intégrée dans le système démonstratif, mais principalement évoquée dans les scolies, comme un état de constante perfection et d'immanence totale. Par contre, les propriétés du contentement sont quant à elles largement exposées dans l'Ethique, comme le mobile affectif de joie de l'amour et de la connaissance, exprimant le dynamisme du conatus et le perfectionnement progressif de l'âme.
Si donc il semble délicat de confondre sans réserve la béatitude et le contentement, qu'il soit permis d'avancer la proposition suivante : peut-être faut-il conférer préférentiellement à la béatitude cette caractéristique d'être un état traduisant l'activité immanente de l'âme (donc sa pleine activité et conséquemment la perfection elle-même), et accorder à l'animi acquiescentia la valeur d'un sentiment participant à cet état de béatitude, et qui en constituerait une nouvelle fois le mobile et le vécu affectif. Si la béatitude consiste à connaître parfaitement, alors le contentement manifeste cette puissance, en exprimant le désir de connaître plus, en provoquant dans l'âme une joie toujours plus grande. Cette hypothèse permet ainsi de conserver une transitivité dans la béatitude, mais également d'y maintenir complètement l'activité du conatus, c'est-à-dire l'expression dynamique essentielle de l'homme, qui ne doit pas cesser d'y manifester l'effort de l'individu vers tout ce qui peut accroître son degré de réalité.
Considéré sous cet angle, le contentement intérieur préserve toutes ses qualités et se distingue subtilement de la béatitude, comme l'un de ses éléments principaux, sinon l'essentiel. Par ailleurs, on pourrait justifier l'analogie fournie par Spinoza entre contentement intérieur et béatitude, en arguant du fait que ce dernier terme désigne quelque chose dont chacun a une idée, car il est traditionnellement véhiculé par la morale ou la religion. Aussi éclaire-t-il immédiatement l'enjeu proposé par Spinoza, à savoir une vie éternellement bienheureuse, ce qui correspond plus exactement, dans le système de l'Ethique, à un summum de la joie, sans cesse affirmée et renforcée par un mobile dynamique et affectif.
Ces considérations soulignent la difficulté d'associer l'état de béatitude et le dynamisme joyeux du contentement, et s'il ne s'agit que d'hypothèses, elles ne semblent toutefois pas être en contradiction avec le texte de Spinoza. Et, pour peu que l'on suive cette vision des choses, on remarque que le contentement intérieur prend une place importante dans l'Ethique, puisqu'il devient véritablement la fin affective concrète du processus de libération, la paix de l'âme que chacun doit espérer et qui résulte à la fois de l'amour et de la connaissance de Dieu, la joie autonome et assurée que Spinoza imaginait en introduction au Traité de la réforme de l'entendement.


La singularité du contentement


Ces observations soulignent la singularité de cet affect, ce qui était également l'objectif de cette étude. Cet aspect singulier et original résidait déjà dans le fait qu'il s'agisse d'un néologisme, d'un terme qui n'avait alors pas d'acceptions traditionnellement retenues, comme les notions de béatitude, teintée de religiosité, ou de paix de l'âme, renvoyant à la philosophie stoïcienne. Spinoza emploie donc un terme nouveau, auquel il peut conférer un sens tout à fait précis et particulier, qui lui permet de l'intégrer parfaitement dans le développement de l'Ethique, ce qui rappelle sa démarche concernant la notion d'affect, dont l'utilisation peu courante lui permettait d'en faire un élément tout à fait propre à sa conception de la vie sentimentale. Ainsi évitait-il des termes traditionnels, tels que le mot " passion " pris dans un carcan sémantique séculaire.
Toutefois, ce n'est pas la forme affective de l'acquiescentia qui est singulière, car l'idée d'un contentement de l'esprit se retrouve, comme on l'a vu, dans de nombreuses traditions philosophiques, notamment stoïcienne, et également cartésienne : Descartes n'écrit-il pas, dans l'une de ses lettres à Elisabeth : " la béatitude consiste, ce me semble, en un parfait contentement d'esprit et une satisfaction intérieure " ? Descartes estime donc, tout comme Spinoza, qu'une vie débarrassée des passions se traduit par cet apaisement de l'âme véritablement comblée, ce que rendent les notions de contentement et de satisfaction. Ce n'est donc pas cette conception de la vie du Sage qui confère son originalité au sentiment d'acquiescentia, mais plutôt ce qui le provoque, ou plus exactement ce qui le motive, à savoir le conatus qui pousse l'âme à connaître les choses le plus adéquatement possible, pour éprouver cette joie particulière. C'est ce lien intime avec le conatus qui fait de l'acquiescentia une notion spécifique à œuvre de Spinoza, et qui la distingue des autres théories du contentement de l'âme, souvent associées à une domination des désirs et à la puissance de la Raison qui " terrasse " les passions . De plus, l'implication totale du corps, qui n'est pas considéré par Spinoza comme une gêne potentielle au développement de la puissance de l'âme, ajoute encore à la distinction que l'on peut faire entre l'acquiescentia de l'Ethique et la satisfaction intérieure de Descartes ou de Sénèque.
Par ces aspects, l'acquiescentia dévoile donc sa singularité par rapport à d'autres conceptions philosophiques. Mais cette singularité se fait voir également à l'intérieur même de l'Ethique, lorsque l'on considère l'acquiescentia parmi tous les affects. En effet, alors qu'il était défini, dans le De Affectibus, au milieu des autres manifestations de l'affectivité sans que rien ne permette de le distinguer des autres sentiments, le contentement révèle peu à peu sa prépondérance, en devenant " le mieux que nous pouvons espérer " dans le De Servitute, ou le mobile affectif de la béatitude, dans le De Libertate. Seuls les affects d'amour et de gloire parviennent à résister à la force de la science intuitive, mais rapportés à ses sentiments, l'acquiescentia conserve un statut particulier : d'une part, elle motive intérieurement l'amour intellectuel pour Dieu, qui se confond avec le contentement de l'âme, et, d'autre part, la gloire est identifiée à elle lorsque la distinction entre extériorité et intériorité tend à disparaître. Malgré son faible nombre d'occurrences, l'acquiescentia possède donc une place tout à fait singulière dans l'Ethique, par son rôle de mobile de l'amour et de la connaissance. Aussi faut-il sans doute la reconnaître, même lorsque Spinoza ne l'évoque pas explicitement, à chaque fois qu'il est dit que l'âme éprouve une joie lorsqu'elle connaît ou lorsqu'elle aime, car ces deux activités de l'âme font naître aussitôt en elle une idée plus précise de sa puissance d'agir.
Et le fait que cette joie soit déjà décrite dans le De Affectibus permet de remarquer que, pour Spinoza, la béatitude et le salut sont contenus en germe dans l'essence de notre nature : nous ne sommes pas sauvés par une instance transcendante, un Dieu législateur qui nous récompenserait de notre séjour dans la vallée de larmes, mais nous-mêmes avons le pouvoir d'atteindre cette joie éternelle en déterminant, puis en perfectionnant, ce qui en constitue le fondement. Cette joie est celle qui traduit notre affranchissement de toute influence extrinsèque, non pas quand nous nous réfugions dans une vie ascétique, mais lorsque nous prenons conscience du lien ontologique qui nous unit à toutes les autres choses de la Nature. Le salut dans l'Ethique prend ainsi les traits de l'autonomie, et le contentement, ceux de la joie qui naît de cette autonomie, la joie liée à l'idée de soi. Or nous avons l'idée de cette joie depuis toujours, car même dans la connaissance la plus confuse, nous éprouvons ce germe de la béatitude qu'est l'acquiescentia in ipso. C'est donc par le développement de notre conscience de nous-mêmes que nous affirmons notre joyeuse autonomie, et que nous tendons vers le suprême contentement, celui qui distingue, finalement, le Sage de l'ignorant.
Cet aspect joyeux et autonome de l'acquiescentia permet de la rapprocher du " bien véritable ", recherché par Spinoza dans le Traité de la réforme de l'entendement, " tel que l'âme, rejetant tout le reste, pût être affectée par lui seul ". C'est aussi ce qui lui confère son statut de salut, un salut qui ne s'obtient pas d'un coup, mais qui s'acquiert et se construit, au fur et à mesure que ce bien se précise et s'affermit par le développement de la connaissance. Pour toutes ces raisons, nous pouvons avancer, en reprenant les termes de B. Rousset, que "le salut n'est rien d'autre que la joie consciente d'elle-même, avec ses divers degrés de vérité et d'adéquation, d'indépendance et de solidité " .


Epilogue


Cette étude visait à mettre en lumière l'omniprésence discrète de l'acquiescentia, ainsi que l'intérêt qu'il y avait à en examiner l'évolution, comme fil conducteur d'une lecture des trois dernières parties de l'Ethique. Mais l'exploration de cette œuvre, sous l'angle de cet affect de joie, nous a également permis d'effleurer un peu de la beauté et de l'émotion qui se dégage de ce texte, malgré l'apparente lourdeur de son système démonstratif. Car, si la forme paraît rigide, le fond bouillonne d'une énergie qui se libère complètement dans la cinquième partie, dans un souffle qui balaye l'appareil démonstratif pour laisser apparaître l'essentiel : l'extraordinaire dynamisme de joie et d'amour inhérent à notre nature d'homme. Ainsi, comme l'écrit Gilles Deleuze, le lecteur ne peut pas rester indifférent lorsqu'il est confronté à cette énergie, et, pour peu que l'on se laisse porter par elle, on est soi-même " entraîné ou déposé, mis en mouvement ou en repos, agité ou calmé suivant la vitesse de telle ou telle partie ".
Mais l'étude de l'acquiescentia manifeste également la modernité de l'Ethique. En effet, que l'on débarrasse cette œuvre de son système géométrique et de son vocabulaire, empreints de XVIIème siècle, et que l'on n'y considère que la description de l'aspect le plus quotidien de la vie. Nous nous apercevons alors que Spinoza nous dit simplement que le meilleur moyen de s'épanouir pleinement dans cette vie de tous les jours consiste, avant tout, à affirmer notre contentement personnel. Et ce contentement ne diffère pas beaucoup de ce que nous désignons aujourd'hui par " confiance en soi ", c'est-à-dire ce sentiment intime qui naît de ce que nous connaissons nos aptitudes dans tel ou tel domaine, dans le travail, dans le sport, dans nos relations sociales, et qui nous permet d'affronter certaines situations sans ressentir ni crainte, ni angoisse, ni aucun autre sentiment désagréable.
Ainsi, notre époque fait elle-même de la confiance en soi le meilleur moyen de vivre pleinement sa vie, de traverser avec assurance toutes les épreuves qu'elle réserve. Qu'on tente de l'affermir par des confrontations sportives ou par des travaux intellectuels, on l'associe toujours à la connaissance de ce dont on est capable, ce qui revient, finalement, à l'idée de sa puissance d'agir. Nous pouvons donc étudier l'affectivité décrite par Spinoza en s'en tenant à son langage et à ses concepts, comme nous avons choisi de le faire. Mais n'oublions pas que si cette langue s'inscrit dans une époque précise, elle ne fait que décrire l'essentiel de la nature humaine, qui traverse immuablement les siècles.
L'étude du contentement lié à l'idée de soi-même vaut ainsi par la place qu'il tient dans l'Ethique, mais également, pour peu qu'on relise cette œuvre avec les yeux de la modernité, par les éclaircissements qu'elle fournit sur le besoin qu'on éprouve de connaître ses capacités, pour affronter le monde extérieur. En dépit de son exposé extrêmement complet, voire clos, l'Ethique de Spinoza n'enferme pas le lecteur dans un moment de l'histoire. Et c'est peut-être justement sa rigueur démonstrative, portant sur la nature humaine, qui donne à cette œuvre cette forme d'intemporalité qui nous permet, aujourd'hui, de la rapprocher de notre vie moderne. C'est également parce que Spinoza n'isole pas l'affectivité comme un problème à part, mais l'intègre complètement dans la conception du monde qu'il propose : on ne peut pas se servir de l'Ethique si l'on ne pénètre pas soi-même entièrement dans ce système, si l'on ne tente pas, à son tour, de s'approprier les notions de substance et de mode, de puissance et de perfection, qui soutiennent l'ensemble de la conception spinoziste de l'affectivité. En cela, l'Ethique manifeste son autonomie, mais également son envergure.
Ainsi cette étude du contentement de soi, qui a permis d'évoquer ce rapport fermé entre l'individu, ses affects et l'ensemble de ce qui l'entoure, ainsi que l'actualité de ce sentiment, invite à se poser la question de la modernité du spinozisme, et des possibilités d'exploitation et d'applications pratiques que l'on peut en faire aujourd'hui.

Notes sur la conclusion
(1)Spinoza, Court traité, I, ch. 2, Dialogue, §1, op. cit. p.57.
(2)B. Rousset, La perspective finale de l'Ethique... , op. cit. p. 201.
(3)Ibid. , p. 202.
(4)Ibid.
(5)Descartes, lettre du 4 Août 1945, op. cit. p 1193.
(6)Cf. p. 59. Descartes approuve d'ailleurs Sénèque dans sa lettre à Elisabeth du 18 Août 1645 : " celle [une définition du Souverain Bien] où il me semble avoir le mieux rencontré est au 5° chap. , où il dit que beatas est qui nec cupit nec timet beneficio rationis " (Est heureux qui ne désire ni ne craint, grâce à la Raison). Descartes, Œuvres et lettres, op. cit. p. 1195.
(7)B. Rousset, La perspective finale de l'Ethique... , op. cit. p.204.
(8)Ibid. , p.174.


Bibliographie :


Œuvres de Spinoza :

Ethique, édition bilingue en deux tomes, traduction, notice et notes de Charles APPUHN, Paris, éd. Garnier Frères, 1953.
Œuvres de Spinoza, éditées en quatre tomes, présentation, traduction et notes de Charles APPUHN, Paris, éd. GF-Flammarion, 1964.
Œuvres complètes, traduction de R. CAILLOIS, M. FRANCÈS et R. MISRAHI, Paris, éd. Gallimard, coll. " Bibliothèque de la Pléiade ", 1954.
Traité de la réforme de l'entendement, traduction Séverine AUFFRET, Paris, éd. des mille et une nuits, 1996.


Commentaires :

Ouvrages de référence, sur l'affectivité, la liberté et la béatitude dans l'Ethique :

MACHEREY P. :
Introduction à l'Ethique de Spinoza, Paris, éd. Presses Universitaires de France.
§ La troisième partie : la vie affective, 1995.
§ La quatrième partie : la condition humaine, 1997.
§ La cinquième partie : les voies de la libération, 1994.
ROUSSET B. :
La perspective finale de l'Ethique et le problème de la cohérence du spinozisme, Paris, éd. J. Vrin, 1968.

Ouvrages généraux, sur Spinoza :

Livres :

ALAIN :
Spinoza, Paris, éd. Gallimard, coll. " tel ", 1996 ;
ALQUIÉ F. :
Servitude et liberté selon Spinoza, Paris, éd. Centre de Documentation Universitaire, coll. " les cours de Sorbonne ", 1971.
BRUNSCHVICG L. :
Spinoza et ses contemporains, Paris, éd. Alcan, 3ème édition : 1924.
DELEUZE G. :
Spinoza philosophie pratique, Paris, Editions de minuit, 1981.
LACROIX. J. :
Spinoza et le problème du salut, Paris, éd. Presses Universitaires de France, 1970.
MISRAHI R. :
Le corps et l'esprit dans la philosophie de Spinoza, Paris, éd. delagrange, coll. " les empêcheurs de penser en rond ", 1992.
Les actes de la joie, Paris, éd. Presses Universitaires de France, 1994.
Spinoza et le spinozisme, Paris, éd. Armand Collin, coll. " synthèse ", 1998.

MOREAU P.-F. :
Spinoza, Paris, éd. du seuil, coll ; " écrivain de toujours ", 1975.
NERI A. :
L'anomalie sauvage : puissance et pouvoir chez Spinoza, traduction de François MATHERON, préfaces de Gilles Deleuze, Pierre Macherey et Alexandre Matheron, Paris, éd. Presses Universitaires de France, 1982.
ZAC S. :
La morale de Spinoza, Paris, éd. Presses Universitaires de France, 1959.

Revues:

q Revue philosophique de la France et de l'étranger, n° 1112 (Janvier-Mars 1994), " La cinquième partie de l'Ethique ", direction : Yvon Brès, Paris, éd. Presses Universitaires de France.
q Revue philosophique de la France et de l'étranger, n° 1123 (Octobre-Décembre 1996), " Descartes, Spinoza, Malebranche ", direction : Yvon Brès, Paris, éd. Presses Universitaires de France.


Autres ouvrages consultés :

Sur Spinoza :

DELEUZE. G. :
q Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Editions de minuit, 1968.

Sur les Stoïciens :

BRÉHIER É. :
Les Stoïciens, textes choisis, Paris, éd. Gallimard, coll. "bibliothèque de la Pléiade ", 1987.
BRUN J. :
Les Stoïciens, textes choisis, Paris, éd. Presses Universitaires de France, 1990.
SÉNÈQUE :
La vie heureuse, Les bienfaits, traduction J. Baillard, Paris, éd. Gallimard, coll. " tel ", 1996.

Œuvres de Descartes :

DESCARTES :
Les passions de l'âme, Paris, éd. GF-Flammarion,1996.
Méditations métaphysiques, Paris, éd. Garnier Flammarion, 1979, éd. Flammarion 1992.
Discours de la méthode, Paris, éd. Gallimard, 1992 ;
Œuvres et lettres, Paris, éd. Gallimard, coll. " Bibliothèque de la Pléiade ", 1937.

Autres :

ARISTOTE :
Rhétorique, traduction Médéric DUFOUR, Paris, éd. Belles Lettres, 1967.