Le
contentement sur le chemin de la Liberté L'évolution de l'affect d'acquiescentia dans l'Ethique de Spinoza Version texte imprimable |
Introduction
" Je me décidai finalement à rechercher s'il n'y avait pas quelque chose qui fût un bien véritable, capable de se communiquer et tel que l'âme, rejetant tout le reste, pût être affectée par lui seul ; bien plus, s'il n'y avait pas quelque chose dont la découverte et l'acquisition me donnerait pour l'éternité la jouissance d'une joie suprême et continue. "
Spinoza.
Ce projet qui introduit le Traité de la réforme de l'entendement résume en même
temps l'enjeu de tout le système philosophique de Spinoza, tel qu'il sera
développé " à la manière des géomètres ", dans l'Ethique. La morale
spinoziste est en effet une éthique fondamentalement joyeuse en ce qu'elle
recherche les moyens de satisfaire notre effort, notre tendance à persévérer
dans notre être en affirmant au maximum notre aptitude à être affecté de joie.
L'homme, en tant que sujet désirant est entraîné irrésistiblement vers ce qui
peut le rendre joyeux et satisfait, jusqu'au bonheur le plus apaisé.
Une éthique de l'affectivité et de la joie
Dans son livre Les actes de la joie, Robert Misrahi décrit le rôle primordial
que doit tenir le bonheur dans une éthique, ce qui s'applique directement à
celle rédigée par Spinoza : " Le bonheur est l'incontournable corrélat de
ce désir qui définit le sujet. La question du bonheur n'est pas une question
parmi d'autres, mais la question fondamentale qui éclaire toutes les autres et
dont toutes les autres découlent. " . L'Ethique est cette philosophie de
la joie, liée à l'affirmation du désir et aux sentiments joyeux d'être en
action. Sa singularité réside dans la place que Spinoza réserve à la raison
dans l'organisation de ces manifestations de la vie affective.
En effet, Misrahi évoque à ce sujet "une éthique de la libre joie fondée
en raison ", c'est-à-dire que la joie véritable, ou plénitude, ne peut
être totalement ressentie que si la raison l'a conduite hors du domaine de la
passivité. En d'autres termes nous ne pouvons éprouver un maximum de joie que
si la raison nous permet de l'envisager en pleine possession de notre puissance
de comprendre : " Un affect est d'autant plus en notre pouvoir et notre âme
en pâtit d'autant moins que cet affect nous est plus connu. " . Spinoza
propose donc une morale qui n'est pas une simple morale hédoniste dont la seule
règle consisterait à assouvir nos désirs à tout prix, mais ce n'est pas non
plus une morale strictement rationaliste, où la volonté toute-puissante serait
capable de contenir les passions. Spinoza nous explique plutôt que notre vie
affective est si intimement liée à notre existence qu'il ne faut pas imaginer
pouvoir la supprimer ou lui imposer arbitrairement quoi que ce soit, au nom
d'une fictive liberté de vouloir. L'Ethique spinoziste est donc dans sa
constitution même un système revendiquant l'affectivité et la recherche de la
joie qui en découle et c'est sans se défaire de ces deux principes que Spinoza
nous propose de suivre le chemin vers la libération, c'est-à-dire vers la
plénitude, vers ce dernier sentiment de joie issu de notre pouvoir totalement
approprié d'être en acte.
Ainsi l'affectivité, ou aptitude à éprouver des sentiments (affects), apparaît
comme l'élément fondamental de l'Ethique, à partir du moment où Spinoza dépasse
l'étude générale du fonctionnement du régime mental (développé dans le De Mente
) pour s'intéresser plus particulièrement à un aspect de ce fonctionnement, qui
justifie les aléas de l'existence individuelle, c'est-à-dire les affections
provoquées par la rencontre du corps avec les corps extérieurs, qui sont le
sujet du De Affectibus. L'affectivité tient alors une place prépondérante dans
la suite du développement puisque la description de notre servitude révèle le
poids des affects sur notre vie quotidienne, principalement lorsque notre
raison, définie comme pouvoir de comprendre, n'intervient pas assez pour les
"dépassionner ". La joie éprouvée dans ces conditions repose encore
trop sur une réflexion imprécise qui ne permet pas de se réjouir pleinement.
Enfin, la démarche libératrice qui est l'objet du De Libertate, jusqu'à
l'ultime expérience de l'éternité, préserve encore l'affectivité : Spinoza y
identifie la Béatitude à un "amour intellectuel de Dieu ",
c'est-à-dire une forme de joie souveraine qui procure un grand sentiment de
délectation.
Ces quelques rappels ont pour objectif de souligner l'omniprésence de
l'affectivité dans le déroulement de l'Ethique. Par conséquent, il ne faut pas
interpréter la liberté définie dans le De Libertate comme un affranchissement
radical des affections. Bien au contraire, la liberté correspond à la
connaissance des affects, leur appropriation par la raison qui permet d'en
tirer le maximum de joie. Ainsi dans la partie de l'Ethique où se dessinent
véritablement les conditions de cette libération, c'est-à-dire les trois
derniers livres, l'affectivité qui au départ était essentiellement passionnelle
tend à devenir une affectivité de la joie active, maîtrisée.
D'ailleurs, le champ lexical de la joie et du bonheur est révélateur de
l'appropriation progressive de l'affectivité, confortée et renforcée par une
confiance en soi au fur et à mesure des progrès de notre connaissance. Le terme
central de ce répertoire des sentiments joyeux est le mot simple " joie
" (lætitia) : " Par joie j'entendrai donc, par la suite, une passion
par laquelle l'âme passe à une perfection plus grande " . Cet état
transitif vers une perfection plus grande est la principale caractéristique de
l'affect de joie qui est un passage constitutif d'une réalité plus parfaite :
l'homme qui ressent ce passage est joyeux, au sens rendu par le verbe lætor.
Par la suite, une fois que nous aurons compris le poids de notre servitude et
l'enjeu de notre salut (salus) c'est-à-dire notre Béatitude ou notre liberté
(" seu Beatitudo, seu Libertas " ), nous pourrons peu à peu nous
épanouir (gaudere) ou encore nous réjouir (fruor) jusqu'à éprouver la pleine
jouissance éternelle (beatior) de l'amour intellectuel de Dieu (Amor Dei
intellectualis). La diversité de ces termes souligne tout l'enjeu moral de
l'Ethique : l'accroissement de notre joie jusqu'à son terme extrême,
c'est-à-dire cette joie " suprême et continue " que Spinoza avait imaginée
et décrite pour introduire le Traité de la réforme de l'entendement.
Acquiescentia
En parallèle à ce vocabulaire de la joie, le terme acquiescentia suit également
la démarche libératrice proposée par Spinoza. Les vingt-neuf occurrences de ce
mot sont réparties dans les trois derniers livres de l'Ethique (elles sont au
nombre de neuf dans le De Affectibus, douze dans le De Servitute, et huit dans
le De Libertate ), et elles méritent notre attention pour plusieurs raisons.
Remarquons tout d'abord que le terme acquiescentia est un néologisme d'origine
moderne. Absent des dictionnaires du latin classique et médiéval, on commence à
l'utiliser dans les textes philosophiques au XVIIème siècle. On le rencontre
notamment dans la traduction de Henri Desmarets des Passions de l'âme de
Descartes en latin, où le terme est employé pour traduire l'idée de "
satisfaction de soi-même " (ainsi l'article 190 est intitulé " De
satisfactione sive acquiescentia in se ipso. ").
Descartes accorde deux sens à cette "satisfaction de soi-même ". Dans
un premier temps il s'agit du sentiment de sérénité strictement passionnel et
donc ponctuel, provoqué par le sentiment d'avoir commis une bonne action
(Descartes la juge "la plus douce de toutes les passions " dans
l'article 63) ; dans l'autre cas, l'acquiescentia in se ipso est décrite comme
une "habitude " de l'âme "qu'ont toujours ceux qui suivent
constamment la vertu " . Dans cette dernière acception, l'acquiescentia
est ressentie d'une façon plus constante et "se nomme tranquillité et repos
de conscience. " . Spinoza, quant à lui, confère au terme d'acquiescentia
un sens d'abord assez proche de celui dégagé par la traduction des Passions de
l'âme. Ce sens dérive logiquement de celui du verbe latin classique acquiescere
qui évoque un mouvement vers une situation de repos (quies) et d'apaisement.
Mais l'ensemble de nuances affectives que suggèrent ces racines latines
classiques (acquiescere, quies, quiescentia) est encore enrichi de variations
par Spinoza, ce qui rend, d'ailleurs, la traduction de cette notion par un
terme français unique très difficile. On peut toutefois noter l'option choisie
par A. Guérinot (dont la version de l'Ethique est publiée aux éditions IVREA)
et R. Caillois (pour les éditions Gallimard) qui rendent acquiescentia par
"satisfaction ". La traduction qui sera reprise dans les pages qui
suivent est celle de Ch. Appuhn, à savoir "contentement ". Quoi qu'il
en soit, si donner une traduction satisfaisante de ce terme présente quelques
difficultés, il est au contraire très facile de remarquer que Spinoza évoque ce
sentiment dans une perspective largement différente du confinement que lui
avait imposé Descartes, qui le considérait comme une simple passion. Dans
l'Ethique, en effet, l'acquiescentia, malgré son faible nombre d'occurrences
intervient à chaque grande étape du processus de libération, ce qui laisse
penser que Spinoza a voulu réserver une place prépondérante pour cet affect à
l'intérieur de l'affectivité elle-même.
Mais voyons comment cette progression de l'acquiescentia est exprimée dans le
texte, et dans quels contextes elle est successivement évoquée. Tout d'abord,
dans le De Affectibus, l'acquiescentia est définie d'une manière qui semble
assez anodine, dans l'inventaire des différents affects, comme étant la joie née
de la considération de notre puissance d'agir , s'opposant selon les cas au
repentir (quand joie ou tristesse naissent d'un acte ponctuel), ou à l'humilité
(lorsque ces affects sont suffisamment répétés pour être généralisés, et ainsi
considérés comme des éléments caractéristiques d'un individu). Puis dans le De
Servitute, l'acquiescentia est encore évoquée lorsque Spinoza se propose de
montrer que la raison peut "dépassionner " certains affects,
c'est-à-dire que la mise en œuvre des capacités rationnelles d'un individu qui
lui permettent de concevoir des idées adéquates, lui permettent en même temps
de connaître de mieux en mieux les causes et le fonctionnement des passions qui
l'asservissent. Des affects en tant qu'actions peuvent donc trouver leur origine
dans la raison elle-même, et l'acquiescentia est de ceux-là. Mais c'est
également dans le De Servitute que s'effectue un mouvement important : la
projection, au sens propre du terme, de l'acquiescentia comme but à atteindre
et finalité de la démarche libératrice. Explicitement associée à la libération
de l'homme, l'acquiescentia apparaîtra alors à chaque nouvelle étape majeure :
lorsque Spinoza évoquera une conduite droite de la raison comme première façon
d'être libre ("un contentement intérieur souverain naît de la conduite
droite de la vie " ), puis lorsqu'il l'associera au passage au troisième
genre de connaissance, avant de montrer que ce troisième genre de connaissance
est l'Amour intellectuel de Dieu, c'est-à-dire la Béatitude, la fin de la démarche
libératrice, où l'acquiescentia est totalement appropriée. On assiste donc à
une évolution extraordinaire de cette joie particulière, de ce sentiment de
contentement acquis, depuis le troisième jusqu'au cinquième livre de l'Ethique.
Cette évolution est exprimée par un passage progressif d'un simple affect
secondaire, expérimentable par tous, à un but à atteindre, l'ultime sentiment
de joie que peuvent éprouver les rares sages qui parviennent à s'affranchir
totalement du joug des affections. Ceci souligne la place importante de
l'acquiescentia, sa présence de plus en plus renforcée et parfaite dans la
démarche d'appropriation de notre affectivité.
Ainsi, comme l'écrit Giuseppina Totaro, "l'acquiescentia prend un relief
inconnu du lexique des autres auteurs " , notamment de celui de Descartes.
Mais on peut également distinguer l'acception conférée par Spinoza au terme
"acquiescentia " de celles attribuées par d'autres philosophes du
XVIIème siècle. Arnold Geulincx, par exemple, fait de l'acquiescentia un assentiment,
un consensus : l'apaisement résulte alors de l'absence de polémiques et de
désaccords avec autrui. Henri more, quant à lui, reprendra l'analogie entre
"acquiescentia " et "satisfactio " faite par Descartes :
ces deux sentiments naissent de la joie d'avoir agi en conformité avec la
raison. Enfin, pour dernier exemple, on peut encore évoquer Samuel Pufendorf
qui, dans Droit de la Nature et des gens, ne faisait plus de l'acquiescentia un
sentiment particulier, mais plutôt le terme générique de tous les états de
tranquillité et d'apaisement .
Les problèmes soulevés
L'objet de ce mémoire consistera donc à tenter de cerner au mieux l'originalité
de l'acquiescentia spinoziste, en étudiant la progression de cet affect au fil
des trois dernières parties de l'Ethique, dont elle est indissociable. De cette
façon on souhaite montrer qu'en parallèle à cette démarche libératrice se
dévoile et se tisse progressivement un contenu affectif de joie pour tous les
progrès accomplis sur cette voie, se déployant entièrement dans la Béatitude,
qui ne doit pas être caractérisée par une absence de tout sentiment, mais qui,
au contraire, doit affirmer un contenu affectif extraordinairement fort. Ce
contenu affectif, c'est la summa acquiescentia, c'est-à-dire la forme perfectionnée
à l'extrême d'un affect simple.
Et pour bien montrer cela, il faudra répondre aux problèmes posés par le texte
lui-même, le premier d'entre eux concernant l'unité de sens d'"
acquiescentia ". En effet, si le texte du De Affectibus évoque constamment
une acquiescentia in se ipso, c'est-à-dire un contentement de soi accompagné ou
bien de l'idée de soi-même comme cause ou bien de l'idée de sa puissance
d'agir, ce sentiment évolue peu à peu dans le De Servitute en une acquiescentia
animi ou acquiescentia mentis, qui correspondent à un contentement ou une
confiance intériorisés plus stables, jusqu'à la Béatitude. Cette substitution
d'une épithète à une autre, dont le sens ne semble plus avoir beaucoup de
points communs avec la première, peut faire douter de l'unité de nature entre
contentement de soi et contentement intérieur. Des commentateurs de l'Ethique
ont même évoqué une transformation de la signification du terme à la fin du
livre . Pourtant les renvois systématiques de Spinoza à la définition de l'acquiescentia
telle qu'elle est exprimée dans le De Affectibus, et ce jusqu'aux ultimes
propositions du De Libertate peuvent passer pour une volonté explicite de sa
part de conserver un lien de nature profond entre le début et la fin de
l'évolution de ce sentiment.
Or, si l'on veut montrer que ce sentiment de joie conserve toujours la même
nature et ne fait que se perfectionner, on se heurte à un nouveau problème qui
réside dans l'analogie progressivement affirmée entre acquiescentia et
Béatitude "nous connaissons clairement par là en quoi notre salut,
c'est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté consiste ; je veux dire dans un
Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l'Amour de Dieu envers les
hommes.(…) Que cet Amour en effet soit rapporté à Dieu ou à l'Âme, il peut
justement être appelé Contentement Intérieur… " . Comment en effet
concevoir qu'un affect qui évolue constamment sans toutefois changer de nature
et qui doit conserver ses propriétés d'affect soit, finalement, associé à un
état ultime de plénitude et de perfection ? La Béatitude ainsi définie ne
sous-entend-elle pas, en effet, l'entrée dans un nouvel état de conscience, ce
qui pose à nouveau le problème de l'unité de l'acquiescentia : est-ce une
nouvelle acquiescentia qui accompagne la Béatitude ? De plus le caractère
achevé de la Béatitude pourrait également sous-entendre la fin de tout passage
de l'âme à une perfection plus grande, ce qui pourtant constitue la condition
d'existence des affects de joie : il y aurait donc un paradoxe à vouloir
associer Béatitude et acquiescentia comme il y en aurait un à faire de la
Béatitude la fin d'une éthique qui affirme l'omniprésence de l'affectivité,
comme transitivité à une perfection moindre ou plus grande.
Il faudra donc étudier la conservation constante de toutes les caractéristiques
de l'affect acquiescentia, dont la plus importante est cette notion de
transitivité que rappelle la Définition générale des affects : " Un affect
(…) est une idée confuse par laquelle l'Âme affirme une force d'exister de son
Corps, ou d'une partie d'icelui, plus grande ou moindre qu'auparavant… " .
Cette définition souligne, par ailleurs, que l'affect est l'idée par laquelle
l'âme se représente un certain état du corps : il y a donc un parallélisme
constant entre l'état du corps et l'état de l'âme. Aussi faudra-t-il chercher
de quelle manière Spinoza affirme ce parallélisme pour ce sentiment de joie
intérieure qui semble ne concerner qu'une certaine expérience de l'âme. Cette
impression paraît d'ailleurs renforcée par l'emploi régulier du verbe
contemplor (considérer, regarder attentivement) dans la définition de
l'acquiescentia : " le contentement de soi est une joie née de ce que
l'homme se considère (contemplatur) lui-même et sa puissance d'agir. " .
Cette idée d'auto-considération paraît déroutante : en effet, en tant que l'âme
a été définie dans le De Mente comme idée du corps , on peut se demander de
quelle manière un homme est capable de se considérer lui-même, comment l'âme
peut avoir par elle seule l'idée de sa puissance d'agir. L'affect
d'acquiescentia pose là encore problème.
On voit donc en quoi le contenu de ce sentiment est singulier, comme l'est sa
position par rapport aux autres affects. On peut d'ailleurs remarquer que
l'acquiescentia est l'un des seuls affects secondaires, définis dans le De
Affectibus, à figurer encore dans le De Libertate après l'expérience de
l'éternité. S'y trouvent également l'amour et la gloire, mais on verra comment
l'acquiescentia est progressivement rapprochée de ces deux autres sentiments.
Son rôle apparaît alors comme essentiel puisque le contentement devient peu à
peu le mobile affectif de la libération, c'est-à-dire la raison pour laquelle
plus on éprouve la joie d'être libre et plus on désire l'éprouver : " Plus
haut chacun s'élève dans ce genre de connaissance, mieux il est conscient de
lui-même et de Dieu, c'est-à-dire plus il est parfait (perfectior) et possède
la béatitude (beatior)… " .
Le développement de cette étude consistera à suivre l'évolution du sentiment
d'acquiescentia au fur et à mesure de ses occurrences dans le texte, en le
replaçant à chaque fois dans le contexte où il apparaît. En premier lieu, il
s'agira de la vaste description des affects, entreprise par Spinoza dans le De
Affectibus, où le contentement est exclusivement un contentement de soi. Puis
il sera question du pouvoir de ces affects mais également du pouvoir de la
raison sur eux : dès lors l'acquiescentia in se ipso sera associée à une
connaissance du second genre et passera progressivement (de la proposition 52,
Eth. IV au scolie de la proposition 10, Eth. V) du contentement de soi au
contentement intérieur souverain (summa animi acquiescentia). Enfin les sept
dernières occurrences concerneront l'expérience de l'éternité où le
contentement intérieur souverain, associé à la Béatitude, sera le vrai
contentement intérieur (vera animi acquiescentia) : " Le sage (…) ne
connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité
éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être
et possède le vrai contentement. ".
On tâchera donc, au cours de ce développement de mettre en évidence l'existence
d'une unité de nature entre l'acquiescentia in se ipso et l'animi
acquiescentia, en montrant qu'il s'agit du perfectionnement d'un même sentiment
qui accompagne logiquement l'évolution d'autres notions comme l'amour et la
connaissance. En effet, on verra que le contentement est tout d'abord associé à
la forme la plus primitive d'amour, c'est-à-dire l'amour de soi (amor sui). Par
la suite, Spinoza attribue ce contentement à l'amour de l'autre, puis à l'amour
envers Dieu (amor erga Deum), jusqu'à la forme la plus achevée de l'amour :
l'amour intellectuel de Dieu (amor Dei intellectualis). De la même façon,
l'acquiescentia est successivement associée à chaque genre de connaissance, du
plus inadéquat au plus parfait. Par conséquent, en suivant l'évolution de ces
notions, on pourra justifier l'idée d'un perfectionnement, en écartant
l'hypothèse d'une transformation de la nature de l'acquiescentia .
Enfin, dans le même objectif, nous verrons comment Spinoza préserve, jusqu'à la
fin de l'Ethique, toutes les conditions d'existence d'un affect, c'est-à-dire
la transitivité, l'idée de passage à une perfection plus grande, mais également
le parallélisme avec le corps dans la mesure où un affect est l'idée d'une
affection de celui-ci. Par conséquent nous verrons en quoi ce sentiment de
satisfaction devient l'indispensable mobile d'une éthique de la joie où la
Béatitude n'est pas un état transcendant affranchi de tout sentiment, mais bien
la jouissance active d'un affect totalement maîtrisé. Même si cette expérience
" difficile autant que rare " n'est pas accessible à tous, chacun
possède en lui le germe de cet apaisement souverain, sous la forme d'un affect
d'apparence anodine qu'est l'acquiescentia in se ipso, expérimentable chaque
jour, par tous.
Ainsi retrouve-t-on l'idée centrale de la philosophie éthique de Spinoza : le
salut s'obtient par l'expression complète de notre puissance de connaître et de
comprendre la Nature car c'est de cette façon que nous pouvons véritablement
être sauvés du tumulte des passions. La Béatitude n'est donc rien d'autre que
la perfection de notre puissance de connaître, et en cela on voit bien qu'elle
est à notre portée, puisqu'il appartient à notre essence de pouvoir connaître.
En cela, l'Ethique de Spinoza se distingue des traditions religieuses qui font
du salut la récompense divine de nos sacrifices, et selon lesquelles il
faudrait mériter la Béatitude en mortifiant notre nature profonde,
essentiellement désirante. Or, comme l'écrit Charles Appuhn, selon Spinoza
" nous n'avons rien à sacrifier de ce qui est vraiment nôtre, non plus
qu'à nous soumettre à une loi contrariant le développement de notre nature.
" . Et ce développement de notre nature consiste à en connaître les
potentialités et les puissances : c'est uniquement lorsque nous agissons selon
les lois de notre propre nature que nous pouvons être dits libres et sauvés des
passions. C'est également par cette vie libre que nous prenons conscience du
lien qui nous unit à Dieu, car notre vie reflète alors la vie même de Dieu,
autant que notre puissance d'être le permet. Certes l'homme ne sera jamais
Dieu, puisque sa puissance est toujours limitée, toutefois il a le pouvoir de
savoir en quoi il participe à la nature divine, c'est-à-dire ce qui fait de lui
l'expression modale de la substance.
Par conséquent la liberté ne doit pas être envisagée comme la récompense d'une
soumission à un Dieu inaccessible et législateur, auquel nous ne pourrions que
croire, mais plutôt comme la connaissance en elle-même de ce Deus sive Natura,
dont la nécessité s'exprime dans tout ce qui est autour de nous, de même qu'en
nous :
" La liberté se conquiert, elle ne s'achète pas ; pour posséder la vie
éternelle, il nous faut croire, disait saint Paul, que Jésus est le fils de
Dieu ; il nous faut savoir, dit Spinoza, que nous sommes Dieu. "
Notes sur l'introduction
(1) Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, trad. Séverine Auffret,
éd. Des mille et une nuits, 1996, p.5.
(2) Robert Misrahi, Les actes de la joie, Paris, éd. Presses Universitaires
de France, 1994, p.12.
(3) Eth. , V, 3, cor. : " Affectus igitur eo magis in nostra potestate est,
et Mens ab eo minus patitur, quo nobis est notior. ".
(4) Abréviations : De Mente (De nature et origine Mentis), De Affectibus (De
origine et natura Affectuum), De Servitute (De servitute Humana, seu de Affectuum
viribus) et De Libertate (De potentia intellectus seu de Libertate humana).
(5) Eth. , III, 11, sc. : " Per lætitiam itaque in sequentibus intelligam
passionem, qua Mens ad majorem perfectionem transit. "
(6) Eth. , V, 36, sc. . (7) Descartes, Les passions de l'âme, Ed. GF-Flammarion,
1996, article 190, p. 216.
(8) Ibid.
(9) Eth. III, Déf. Aff. 25 : " Acquiescentia in se ipso est Lætitia orta ex
eo, quod homo se ipsum suamque agendi potentiam contemplatur. "
(10) Eth. , V, 10, sc. : " … ex recta vivendi ratione summa animi acquiescentia
oriatur … "
(11) Giuseppina Totaro, " acquiescentia dans la cinquième partie de l'Ethique
de Spinoza ", trad. de Jacqueline Lagrée, in Revue Philosophique de la France
et de l'Etranger, n°1112, Janvier-Mars 1994, éd. P.U.F., p.69.
(12) Pour des détails concernant les auteurs cités, Ibid. p.69.
(13) Ibid. p.68 : " En outre, entre la troisième et la cinquième partie de
l'Ethique, on note une évolution, sinon une véritable transformation : à l'expression
acquiescentia in se ipso, constamment attestée dans la troisième partie, se
substitue, dans la cinquième, le syntagme Acquiescentia Animi ou Mentis. "
(14) Eth. , V, 36, sc. : " Ex his clare intelligimus, qua in re nostra salus,
seu Beatitudo, seu Libertas consistit, nempe in constanti et æterno erga Deum
Amore, sive in Amore Dei erga homines.(…) Nam sive hic Amor ad Deum referatur,
sive ad Mentem, recte animi Acquiescentia (…) appellari potest. "
(15) Eth. , III, Déf. Générale des affects : " Affectus (…) est confusa idea
qua Mens majorem vel minorem sui Corporis, vel alicujus ejus partis, existandi
vim, quam antea, affirmat… "
(16) Eth. , III, Déf. Aff. 25 : " Acquiescentia in se ipso est lætitia orta
ex eo, quod homo se ipsum suamque agendi potentiam contemplatur. "
(17) Cf. Eth. II, 13.
(18) Eth. , V, 31, sc. : " Quo igitur unusquisque hoc cognitionis genere plus
pollet, eo melius sui et Dei conscius est, hoc est, eo est perfectior et beatior…
".
(19) Eth. , V, 42, sc. : " (…) sapiens vix animo movetur, sed sui et Dei et
rerum æterna quadam necessitate conscius, nunquam esse desinit, sed semper
vera animi acquiescentia potitur. "
(20) Charles Appuhn, note sur les propositions 41 et 42 in Ethique, tome II,
op.cit. p.258.
( 21) Ibid.
Première Partie :
De l'idée de soi comme cause à l'idée de sa puissance d'agir
-I Principe et évolution de l'affectivité.
L'étude "géométrique " des affects
Arrivé au terme du De origine et natura Mentis, Spinoza a déjà clairement
exposé les bases du raisonnement qu'il prétend pouvoir appliquer à toutes les
choses, c'est-à-dire connaître l'ordre naturel : " la voie droite pour
connaître la nature des choses, quelles qu'elles soient doit être aussi une et
la même : c'est toujours par le moyen des règles et lois universelles de la
nature … " . Par cette méthode, Spinoza a déjà présenté, par voie démonstrative,
la nature de la substance dans le De Deo, et de l'homme en tant que mode de
cette substance dans le De Mente. Ces premiers développements avaient mis en
évidence l'enchaînement continu des causes à une échelle universelle et
théorique : " … les lois et règles de la Nature, conformément auxquelles
tout arrive et passe d'une forme à une autre, sont partout et toujours les
mêmes… " .
La seconde partie de l'Ethique était consacrée à l'étude de la nature de l'âme,
considérée sous cet angle théorique et universel. Le fonctionnement du régime
mental était ainsi examiné d'une façon globale et générale, sans référence aux
applications concrètes de ce fonctionnement. Ce sont ces applications qui vont
être le sujet du De Affectibus, ce qui ne signifie pas que Spinoza effectue un
basculement d'un propos théorique et démonstratif à un commentaire subjectif et
moralisateur : l'étude des affects s'organisera grâce aux lois générales déjà
exploitées dans les premières parties et les préceptes qui en résulteront s'imposeront
comme les résultats logiques de la démonstration.
Rien en effet ne permet de dissocier la nature humaine de l'ordre commun des
choses auquel elle est complètement soumise et dont elle suit les lois
générales, même lorsqu'elle semble manifester un certain désordre, comme c'est
le cas, précisément, à propos de l'affectivité. Spinoza se démarque ainsi de
ceux qui "conçoivent la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient
en effet que l'homme trouble l'ordre de la Nature plutôt qu'il ne le suit…
" . De là il affirme à nouveau que les mêmes lois valent pour toutes les
choses de la nature y compris pour l'homme et son fonctionnement affectif :
" Je traiterai donc de la nature des affects et de leurs forces, du
pouvoir de l'âme sur eux, suivant la même Méthode que dans les parties
précédentes de Dieu et de l'Ame, et je considérerai les actions et les appétits
humains comme s'il était question de lignes, de surfaces et de solides. "
.
Dans le même souci de se distinguer des conceptions philosophiques classiques
de l'affectivité, Spinoza choisit un terme objectif, presque scientifique,
dénué de toute tradition sémantique pour désigner les manifestations de
l'affectivité humaine, qu'il nomme "affects ". Parler d'affects
plutôt que de passions permet en effet de dédramatiser cette expression de la
nature de l'homme que sont les sentiments, de les considérer sans les préjugés
négatifs attribués aux passions, ravageuses et avilissantes. Toutefois l'affect
peut être considéré comme une passion et Spinoza exprime souvent le lien entre
les deux termes ("un affect, dit Passion de l'Ame… " ). Néanmoins ce
rapport n'indique pas une complète analogie : ce n'est qu'en tant que l'âme
subit cet affect qu'il peut être également nommé passion et que nous pouvons
être dits passifs. Or ce même affect peut être appelé action lorsqu'il est
conçu adéquatement par l'âme : " Je dis que nous sommes actifs, quand, en
nous ou hors de nous, quelque chose se fait dont nous sommes la cause adéquate,
c'est-à-dire quand, en nous ou hors de nous, il suit de notre nature quelque
chose qui se peut par elle seule connaître clairement et distinctement. "
. L'affect prend donc un sens très particulier sous la plume de Spinoza : il
est l'élément fondamental et, au sens propre, dévalorisé de la vie affective.
Et cette absence de valeur permettra, au fur et à mesure de la connaissance de
son fonctionnement, de le faire passer de la manifestation de la servitude de
l'homme à l'instrument privilégié de sa libération.
Le mobile et le jeu des affects
La première démarche de Spinoza, dans son projet d'étude de l'affectivité est
d'en trouver le principe, c'est-à-dire ce qui dans la nature humaine est à
l'origine du sentiment, mais également ce qui peut en expliquer l'instabilité
et l'apparent désordre. Les premières propositions du De Affectibus présentent
ce mobile dynamique originel qu'est le conatus, effort exprimé par toutes les
choses pour persévérer dans leur être et pour s'opposer à tout ce qui peut leur
enlever l'existence : " Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce
de persévérer dans son être. " . De cette tendance dynamique primordiale
qui provoque un mouvement spontané vers ce qui peut accroître la puissance
d'agir de l'individu qui l'exprime, on peut déduire des formes élémentaires de
l'affectivité. Ces affects "primitifs " ("affectum primarium
") sont présentés dans les propositions 9, 10 et 11 du De Affectibus : il
s'agit tout d'abord du désir ("cupiditas ") qui est "l'appétit
avec conscience de lui-même. " , ce qui signifie que le désir est
l'expression du pouvoir de l'homme de prendre conscience de son appétit
(appetitus), c'est-à-dire de son conatus considéré à la fois comme effort du
corps et effort de l'âme à augmenter leur puissance d'être. Ce passage à une
joie plus grande correspond à la joie (lætitia). Mais au cours de son
existence, un homme peut rencontrer des corps extérieurs qui diminueront cette
puissance d'être. Dans ce cas, le passage à une puissance moindre est appelé
tristesse (tristitia), ce que résume le scolie de la proposition 11 : "
Par Joie j'entendrai donc, par la suite, une passion par laquelle l'Ame passe à
une perfection plus grande. Par tristesse, une passion par laquelle elle passe
à une perfection moindre. " . Toutes les autres formes de l'affectivité
résultent de la manifestation et de la combinaison de ces trois éléments
essentiels directement issus du conatus, ce que le reste du De Affectibus
démontre en deux temps.
Tout d'abord, jusqu'à la proposition 21, Spinoza associe l'homme désirant à la
représentation imaginative des choses qui l'entourent. Dans ces conditions se
dessinent de nouvelles configurations affectives où le désir qui, dans sa forme
primitive, était une force dynamique mue par elle-même en tant que
manifestation du conatus, est à présent attiré par une chose : il devient désir
de quelque chose. Ce nouveau rapport aux choses s'accompagne encore de joie ou
de tristesse mais cette fois, parce que ces sentiments sont associés à quelque
chose, joie et tristesse deviennent amour et haine. Jusqu'à la proposition 21,
Spinoza va donc recenser les différentes variations de l'amour et de la haine
selon les circonstances dans lesquelles le sujet désirant est rapporté à
l'objet désiré.
Puis dans un second temps, le philosophe envisage les cas où nous ne sommes
plus confrontés à de simples choses que nous n'avons qu'à aimer ou haïr, mais
où nous rapportons notre désir à d'autres sujets désirants, dont les affects
sont pour nous la cause de nouveaux affects. Il y a donc à présent un
dédoublement de la variété des sentiments, dont le jeu se complique et dévoile
une palette de nuances extrêmement compliquées. Mais ce jeu respecte un certain
nombre de règles immuables, quelques stéréotypes auxquels on peut ramener tous
les comportements affectifs d'une façon ou d'une autre, et dont la méthode de
démonstration n'est pas différente de celle déjà employée dans les précédentes
parties. Par exemple, Spinoza explique que nous avons toujours tendance à
ressentir des affects similaires à ceux qu'éprouve celui pour qui, au départ,
nous n'avons aucune haine ni aucun amour particuliers, simplement parce que
nous imaginons qu'il est de même nature que nous et que ce qui est cause de
joie pour lui peut être cause de joie pour nous. Cette règle de l'imitation des
affects est exposée à la proposition 27 : " Si nous imaginons qu'une chose
semblable à nous et à l'égard de laquelle nous n'éprouvons d'affects d'aucune
sorte éprouve quelque affect, nous éprouvons par cela même un affect semblable.
" . Est ainsi présentée une certaine catégorie d'affects, interpersonnels
d'une part, puisqu'ils procèdent des rapports entre deux sujets désirants, et
imitatifs d'autre part, puisqu'ils ont tendance à s'imposer d'eux-mêmes par le
simple fait que nous savons que ce qui est bon ou mauvais pour une chose de la
même nature que la nôtre est potentiellement bon ou mauvais pour nous.
-II La joie accompagnée de l'idée de soi comme cause
C 'est dans le recensement des formes les plus courantes de ces affects
interpersonnels, où notre désir se confronte au désir d'autrui, qu'apparaît
pour la première fois le terme acquiescentia, dans le scolie de la proposition
30. Depuis la proposition 28, Spinoza a montré que le conatus n'avait pas pour
seul rôle de nous faire imaginer ou nier certaines choses, selon qu'elles nous
paraissent utiles ou nuisibles : le conatus nous pousse aussi à l'acte concret,
qui est le prolongement de la première tendance impulsive. Ainsi, en même temps
que nous imaginons ce qui peut nous rendre joyeux, nous désirons l'accomplir :
" Tout ce que nous imaginons qui mène à la Joie, nous nous efforçons d'en
procurer la venue ; tout ce que nous imaginons qui lui est contraire ou mène à
la Tristesse, nous nous efforçons de l'écarter ou de le détruire. " .
Mais, par le jeu de l'imitation des affects, nous sommes également poussés à
accomplir ce qui peut rendre joyeux autrui. En effet, puisque nous tendons à
aimer ce que nous imaginons que les autres aiment, " nous nous efforcerons
à faire ce que nous imaginons qu'aiment les autres ou qu'ils verront avec joie.
" . Or cet effort à accomplir ce qui peut rendre autrui joyeux n'est pas
un acte de philanthropie désintéressée : c'est bien parce que nous savons que
la joie éprouvée par l'autre nous procurera en retour un sentiment de joie que notre
conatus nous pousse à agir.
La figure de l'affectivité qui correspond à cette joie particulière, ressentie
lorsque nous avons fait quelque chose qui a affecté un autre de joie, se nomme
contentement de soi, ou acquiescentia in se ipso, et sa définition est donnée
par la proposition 30 "si quelqu'un a fait quelque chose qu'il imagine qui
affecte les autres de joie, il sera affecté d'une joie qu'accompagnera l'idée
de lui-même comme cause " . Ce sentiment est donc distinct du simple
effort de faire des choses pour plaire aux hommes et dans le but d'être loué
(ce que Spinoza appelle ambition (ambitio)), puisque dans le cas du
contentement de soi, c'est bien plus l'idée que nous nous faisons de notre
responsabilité dans la joie d'autrui et par retour dans la nôtre, qui nous
satisfait. En fait, il s'agit, dans un régime de pensées extrêmement confuses,
d'une joie issue de l'idée presque imperceptible que nous pouvons être la cause
de notre propre joie, ce que laisse imaginer la démonstration de cette proposition
30 : " Puis donc que l'homme a conscience de lui-même par les affections
qui le déterminent à agir, qui a fait quelque chose qu'il imagine qui affecte
les autres de Joie, sera affecté de Joie avec conscience de lui-même comme
cause. " . Cette explication justifie les notions de contentement et de
satisfaction communément admises pour traduire acquiescentia : en effet, en
tant que nous imaginons que nous pouvons être, nous-mêmes, responsables de
notre joie (à des conditions, encore une fois, très inadéquates ), nous
éprouvons la joie de nous suffire à nous-mêmes, ou, en d'autres termes, de ne
nous contenter, de ne nous satisfaire que de nous-mêmes.
Le contentement contenu dans l'amour
Par ailleurs, ce contentement joyeux se retrouve dans l'explication de la
définition 6 des affects, où Spinoza résume sa définition de l'amour pour
exprimer la propriété qui en résulte c'est-à-dire la volonté de l'amant de se
joindre à la chose aimée : " par volonté j'entends le Contentement
(Acquiescentia ) qui est dans l'amant à cause de la présence de la chose aimée.
" . De cette façon, Spinoza tente de définir le moteur affectif qui pousse
l'amant à éprouver toujours plus de joie en se joignant à la chose aimée. Cette
volonté est l'expression du conatus (" cet effort (conatus) quand il se
rapporte à l'Ame seule, est appelé Volonté " ), et elle se manifeste par
un sentiment de joie particulier qui est une satisfaction acquise mais qui tend
toujours vers plus de perfection en tant qu'il est issu de cet effort essentiel.
Dans l'affect particulier de l'amour, qui à la base est un affect de joie, le
conatus s'exprime par l'acquiescentia, ce contentement intérieur qui pousse
l'amant à se rapprocher au maximum de ce qu'il aime et " par où la joie de
l'amant est fortifiée ou au moins alimentée. " .
Ceci laisse voir que Spinoza fait une distinction subtile dans la description
de l'affect d'amour, décrit comme une joie dynamisée par une confiance sereine
qu'exprime le terme " acquiescentia ". En effet, il décrit l'amour
comme une joie qui naît de la présence d'une chose extérieure, mais cette chose
est en même temps un moyen d'affirmer notre désir d'accroître notre puissance
d'agir, ainsi nous permet-elle d'éprouver, en outre, une joie beaucoup plus
intime et davantage en rapport avec notre propre nature. L'emploi de ce terme
souligne donc la jouissance personnelle qui résulte de l'amour. En cela,
Spinoza se distingue de la définition classique de ce sentiment, en montrant
que nous n'aimons pas une chose pour ce qu'elle est par elle-même, pour sa
nature intrinsèque, mais parce que nous imaginons que sa nature peut s'accorder
utilement avec la nôtre, et augmenter en cela notre puissance d'être. Par
conséquent nous pouvons dire que nous désirons une chose avant de l'aimer, et
que nous l'aimons parce que nous imaginons qu'elle peut nous faire éprouver de
la joie. La chose aimée est donc en quelque sorte annexe au sentiment d'amour,
qui est un sentiment proprement égoïste, comme le sont tous les affects .
Cette conception de l'amour contraste donc avec celle traditionnellement
admise. Ainsi, Aristote conçoit l'amour comme une abnégation de soi pour le
bonheur de l'autre : " aimer c'est souhaiter pour quelqu'un ce que l'on
croit des biens, pour lui et non pour nous. " . D'autre part, pour Descartes
l'amour " incite [l'âme] à se joindre de volonté aux objets qui paraissent
lui être convenables. " . Même si cette définition établit l'idée d'une
utilité pour soi, la conception cartésienne de la volonté suggère un choix
intentionnel de l'amant qui veut s'unir à la chose aimée après avoir jugé de sa
nature, ressentant plus une "traction " par cette chose, qu'une
poussée spontanée vers elle. Or Spinoza conçoit l'amour en premier lieu comme
une expression du conatus, qui produit un élan dynamique vers la chose aimée,
et cet élan est d'abord provoqué par l'idée égoïste de l'extension de notre
puissance d'agir.
On peut donc, de cette façon, expliquer la présence de l'acquiescentia, qui
évoque en général un sentiment de satisfaction très intime, très personnelle,
dans une définition de l'amour qui, traditionnellement, reposait avant tout sur
la nature de la chose aimée. De plus, ce détour par la définition 6 des affects
permet de souligner l'importance du lien entre amour et acquiescentia mis en
place dés les premières occurrences du terme, et qui se renforcera au fur et à
mesure de la démarche libératrice. Le texte en lui-même nous dévoile
l'originalité de ce lien puisqu'il attribue à l'amour une forme sous-jacente et
dynamique de contentement qu'est l'acquiescentia, subtilement distingué de la
simple joie, et révèle par cela la complexité de cet affect d'amour ainsi que
l'extraordinaire potentialité d'union à la chose aimée. En effet plus nous
aimons quelque chose, plus nous nous aimons nous-mêmes : et plus nous nous
aimons, plus nous avons envie de nous rapprocher de ce qui favorise cet amor
sui, et ainsi de suite. Cette potentialité sera d'ailleurs pleinement exploitée
lorsque l'âme sera capable de se joindre non plus avec telle ou telle chose
particulière, mais avec la Nature tout entière, ce qui sera l'objet du De
Libertate.
Toutefois, le De Affectibus décrit encore une connaissance complètement
inadéquate de nos affects et la différence entre l'amour et l'acquiescentia in
se ipso reste importante : l'un est une joie accompagnée de l'idée d'une cause
extérieure, l'autre est une joie accompagnée de l'idée d'une cause intérieure.
Pourtant, par symétrie, si nous pouvions considérer notre nature intime hors de
nous-mêmes, comme une chose extérieure, on pourrait rapporter l'acquiescentia
in se ipso à un amour de soi, au sens littéral. Cette analogie est
explicitement présentée par Spinoza, dans l'explication de la définition 28 des
affects concernant l'orgueil qui peut dériver de " l'amour de soi (amor
sui), ou contentement de soi-même (acquiescentia in se ipso), en tant qu'il
affecte l'homme de telle sorte qu'il fasse de lui-même plus de cas qu'il n'est
juste. " . On peut donc dire que tout sentiment de joie provoqué par
quelque chose est un affect d'amour, et si la chose qui fait éprouver de la
joie est soi-même, pour une raison ou pour une autre, il s'agit littéralement
d'un amor sui. Mais, dans ce genre de connaissance, la distinction très marquée
soi et l'extériorité du reste de la Nature exige une différenciation
terminologique, ce que Spinoza souligne dans le scolie de la proposition 30 :
" Comme, toutefois, l'Amour et la Haine se rapportent à des objets
extérieurs, nous désignerons ici ces Affects [de joie et de tristesse provoqués
par une cause intérieure ] par d'autres noms ; … j'appellerai contentement de
soi la joie qu'accompagne l'idée d'une cause intérieure, et Repentir la
tristesse opposée à cette joie. " . Il faut remarquer dans cette
nomination que l'acquiescentia in se ipso est opposée à un affect de tristesse
: le repentir. Ce contentement de soi qui s'inscrit dans une connaissance
inadéquate, n'exprime donc pas toute l'idée de joie stable et acquise, la
confiance et l'assurance comprises dans l'idée d'acquiescentia. Le contentement
que l'on ressent peut ainsi être effacé à tout moment par une tristesse
opposée, ce qui en relativise l'intensité.
L'inadéquation de la connaissance de soi
Mais quelles sont les conditions qui rapportent cette joie (ou la tristesse
opposée) à une cause intérieure, c'est-à-dire à soi ? Avons-nous, dans la
situation très confuse décrite par le De Affectibus, la possibilité de prendre
suffisamment de recul pour considérer objectivement que nous sommes la cause de
notre propre satisfaction ? Avant de répondre à ces questions, souvenons-nous
que la proposition 30, dans laquelle figure la première occurrence du mot
acquiescentia, s'inscrit dans le registre des affects interpersonnels, mais
plus particulièrement dans celui des affects imitatifs. Ainsi, lorsque nous
faisons quelque chose qui affecte quelqu'un de joie ou de tristesse, nous
sommes nous-mêmes, par mimétisme, affectés de joie ou de tristesse. C'est là
l'énoncé de la proposition 30. Il apparaît donc qu'à cette étape nous n'avons
conscience de nos actes que parce qu'ils affectent autrui et que nous éprouvons
le même sentiment, comme par la réflexion d'un miroir, mais en ajoutant à cette
joie l'idée que nous en sommes la cause. On comprend alors pourquoi Spinoza
introduit les affects de gloire et de honte, parallèlement au contentement de
soi et au repentir, dont ils ne diffèrent que parce qu'ils " naissent de
ce que les hommes se croient loués ou blâmés " . Etant donné que nous ne
pouvons pas facilement établir si nos actions affecteront les autres de joie,
nous éprouvons le besoin de le vérifier par leurs sentiments dont les
meilleures expressions sont la louange ou le blâme, qui nous confortent dans
l'idée que l'on a commis, ou non, une action qui vaut d'en tirer satisfaction.
La gloire est donc un affect qui n'est pas très éloigné de celui
d'acquiescentia in se ipso, ce qui se remarque par sa définition : " La
Gloire est une Joie qu'accompagne l'idée d'une action nôtre, que nous imaginons
qui est louée par d'autres " , ce que l'on pourrait nommer plus communément
de la fierté, si la gloire ne jouait pas un rôle progressivement plus
spécifique jusque dans l'ultime étape de la libération, de même que
l'acquiescentia.
Mais cette proximité entre la définition de la gloire et celle du contentement
de soi souligne également le caractère passif de ces deux affects qui révèle
une connaissance inadéquate de notre nature. En effet, tel qu'il est décrit
dans les scolies des propositions 30 et 51, cet affect de contentement de soi
ne repose sur aucune base solide, et la joie qu'il procure est incertaine
puisqu'elle est essentiellement ressentie par réflexion de l'affect de joie
d'autrui, bien plus en tout cas que par l'assurance intime d'avoir agit au
mieux. L'acquiescentia in se ipso est donc un dérivé du désir de plaire aux hommes
(ambitio) avec toute l'incertitude et l'instabilité sous-jacentes à cet affect
qui repose sur l'opinion d'autrui. De même, l'interprétation à la fois
imaginaire et inadéquate du sentiment des autres, ou de leurs louanges, peut
nous conduire à faire de nous plus de cas qu'il n'est juste, en d'autres termes
à être orgueilleux, en éprouvant trop d'amour pour soi. Tout ceci souligne donc
la précarité du contentement de soi, dont la première cause est cette
connaissance médiate, et par conséquent inadéquate, du bien fondé de nos actes,
et de leur capacité à nous faire éprouver de la joie. Nous ne faisons
qu'imaginer par le biais d'autrui notre propre responsabilité dans la joie qui
nous affecte, issue de la joie que nous avons provoquée chez l'autre, autant dire
que ce contentement avec l'idée de soi comme cause est un affect très
illusoire.
Mais à cette étape du processus, notre imagination elle-même est très confuse
et notre jugement est irrégulier, ce que Spinoza montre par la proposition 51 :
" Des hommes divers peuvent être affectés de diverses manières par un seul
et même objet, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même
objet de diverses manières en divers temps. " . Cette proposition souligne
fortement la versatilité de la vie affective et montre ainsi que ce qui affecte
les uns de joie peut affecter les autres de tristesse, mais encore que ce qui
nous rendait joyeux à un moment peut subitement devenir cause de peine. Dans
ces conditions on comprend que l'acquiescentia in se ipso est une joie toute
relative, suspendue aux élans affectifs incontrôlés des autres mais également
de soi : " Nous concevons aisément que l'homme puisse intervenir souvent
lui-même comme cause tant de sa tristesse que de sa joie, c'est-à-dire qu'il
soit affecté d'une Joie ou d'une Tristesse qu'accompagne comme cause l'idée de
soi-même, et nous connaissons ainsi facilement ce qu'est le repentir et le
contentement de soi. " . Rien ne garantit donc que nos actes affecteront
les autres de joie et que nous ressentirons, en retour, la satisfaction de
l'avoir provoquée. Nous agissons donc plus ou moins au hasard, en organisant de
manière confuse nos expériences passées selon qu'elles ont effectivement
provoqué un contentement ou un repentir. Et Spinoza ajoute, à la fin du scolie
de la proposition 51, " ces affections sont très vives parce que les
hommes croient qu'ils sont libres. " . En effet, tant que nous ne
percevons pas l'enchaînement des causes qui nous poussent à agir, nous sommes
incapables de concevoir adéquatement pourquoi nous sommes contents de nous, ou
repentis. L'impact de ces affects est donc d'autant plus fort que nous en
ignorons les causes, mais il est également plus instable, puisqu'il n'est fondé
sur aucune connaissance de ses causes : l'acquiescentia in se ipso peut
subitement s'effondrer, voire se transformer en repentir.
Cette première forme d'acquiescentia esquissée dans les scolies des
propositions 30 et 51, dans l'explication des définitions 28 (sur l'orgueil) et
6 (sur l'amour) est donc avant tout passive et liée à une connaissance du
premier genre. Ce degré de connaissance est expliqué dans le scolie de la
proposition 40 du De Mente : il concerne " des objets singuliers qui nous
sont représentés par les sens d'une manière tronquée, confuse et sans ordre
pour l'entendement. " . Cette " connaissance par expériences vagues
" s'applique à cette forme d'acquiescentia, qui n'est motivé que par la
représentation imaginaire du sentiment d'autrui. Si nous ne savons pas
adéquatement pourquoi nous sommes contents de nous, cet affect sera ressenti
passivement, accidentellement sans que nous ne puissions nous reposer
sereinement sur lui. D'où cette impression de joie fugitive, liée aux
rencontres hasardeuses du corps qui peut, à chaque instant, être confronté à la
tristesse.
De ce point de vue, la définition spinoziste du contentement de soi ne diverge
pas fondamentalement de la conception classique exprimée notamment par
Descartes dans Les Passions de l'âme : " Nous pouvons aussi considérer la
cause du bien et du mal, tant présent que passé. Et le bien qui a été fait par
nous-mêmes nous donne une satisfaction intérieure qui est la plus douce de
toute les passions ; au lieu que le mal excite le repentir, qui est la plus
amère. " . Les notions de bien et de mal n'ont pas la même résonance dans
l'Ethique, où Spinoza évoque avant tout la satisfaction d'être cause de sa
joie, d'avoir accru sa puissance d'agir par soi seul, et non d'avoir choisi
volontairement de faire une action qui serait bonne par elle-même, objectivement.
Cependant, comme dans le traité de Descartes, le contentement de soi est aussi
ponctuel et accidentel que l'est l'acte qui le fait naître : il s'agit
véritablement d'un affect passif. Un autre élément rapproche les définitions
cartésienne et spinoziste de l'acquiescentia in se ipso, il s'agit de la
considération de soi : " si quelqu'un a fait quelque chose qu'il imagine
qui affecte les autres de joie, (... ) il se considérera lui-même avec Joie.
" .Or cette considération de soi ne peut être, chez Spinoza, que toute
relative, puisqu'elle utilise autrui pour distinguer, par un effet de miroir,
le produit de ses actes. Mais ce reflet est largement déformé et imprécis et ne
peut se comparer à la considération objective et intérieure du sujet cartésien.
Cette toute première acquiescentia appartient donc à l'état le plus tourmenté
de la connaissance de soi, celui de la connaissance du premier genre. Mais au
cours du développement du De Affectibus Spinoza introduit une définition plus
précise de l'acquiescentia in se ipso, qu'il est possible d'interpréter comme
le premier perfectionnement subtil de cet affect, et ce lorsqu'il est dit
naître de la considération de notre puissance d'agir.
-III L'idée de sa puissance d'agir
Cette précision nouvelle dans la définition de l'acquiescentia in se ipso
intervient à la proposition 55 du De Affectibus, alors que Spinoza décrit un
aspect particulier de l'affectivité, lorsque le sentiment trouve sa cause en
soi-même et non plus dans le désir d'un objet extérieur ou d'autrui. Car en
dépit de la versatilité des engagements de l'âme, le mobile profond de ses
actes est invariablement le même : il s'agit d'étendre sa propre puissance
d'agir au maximum. C'est en fonction de ce critère que l'âme se représente ce
qui peut lui être utile ou nuisible, et qu'elle imagine simultanément un
certain nombre de préférences, en s'efforçant le plus souvent " d'imaginer
cela seulement qui pose sa propre puissance d'agir. " , ce qu'énonce la
proposition 54, démontrée par le simple rappel que l'essence de chaque chose
est de " s'efforcer de persévérer dans son être. " . Il appartient
donc à l'essence de l'âme de se représenter tout ce qui affirme sa puissance
d'agir, à savoir tout ce dont elle est capable, et cette expression du conatus
est pour l'âme une source de joie, puisque " Lorsque l'âme se considère
elle-même et considère sa puissance d'agir, elle est joyeuse " , ainsi que
l'avait énoncé la proposition 53. Et le scolie de la proposition 55 définit
cette figure de l'affectivité : " la joie qui naît de la considération de
nous [s'appelle] Amour-propre (Philautia) ou Contentement de soi ", et
précise qu'" elle se renouvelle toutes les fois que l'homme considère ses
propres vertus ou sa puissance d'agir " .
L'acquiescentia in se ipso, définie de la sorte, procède donc de circonstances
moins accidentelles, puisqu'elle n'est plus le simple résultat d'un acte
concret qu'accompagne l'idée de soi comme cause, mais qu'elle se lie plus
intimement avec l'essence de l'âme qui est de poser sa propre puissance d'agir,
pour tirer satisfaction de cette seule considération. L'acquiescentia in se
ipso participe donc à la tendance générale de la vie affective, qui est
d'éprouver un maximum de joie par un passage vers un plus haut degré de
perfection. Or la question est de savoir de quelle manière peut s'accroître la
perfection de l'âme, et avant tout quelle est la nature de sa puissance d'agir.
La proposition 19 du De Mente avait défini l'âme comme étant l'idée du corps et
de ses affections : " L'âme humaine ne connaît le corps humain lui-même et
ne sait qu'il existe que par les idées des affections dont le corps est
affecté. " . Ainsi, en tant que l'âme est idée du corps et de toutes ses
affections, sa puissance d'agir est puissance de produire des idées. Par conséquent,
le perfectionnement de cette puissance de penser consiste à former les idées
les plus adéquates des affections du corps, c'est-à-dire pour l'âme d'être
active, selon la première proposition du De Affectibus. Et ce passage à une
idée embrassant plus de réalité provoque un sentiment de joie dans l'âme. Mais
l'acquiescentia in se ipso, présentée dans le scolie de la proposition 55 n'est
pas exactement cette joie du passage d'une idée confuse à une idée plus
adéquate, mais elle est provoquée plus précisément par la considération de
l'âme de sa capacité à effectuer ces passages, d'une manière générale. C'est
lorsque nous prenons conscience du pouvoir de comprendre de notre âme, et sa
puissance d'être active, que nous éprouvons un contentement de soi qui se
manifeste par une confiance joyeuse d'autant plus grande que l'âme "
s'imagine elle-même et imagine sa puissance d'agir plus distinctement. " .
Mais le principal problème posé par cette définition est le même que celui déjà
rencontré dans l'étude des premières occurrences du terme " acquiescentia
" : il s'agit des conditions de possibilité de la considération de l'âme
par elle-même, qui sont aussi les conditions d'existence de l'affect de
contentement, si l'on admet que l'âme n'est rien d'autre que l'idée du corps et
de ses affections ( d'après les propositions 19 et 23 du De Mente). Toutefois
les termes employés par Spinoza relativisent la portée du verbe "
considérer " (contemplor). Tout d'abord l'expression " Quand donc il
arrive... "(Cum ergo fit ) associe l'expérience de la considération à des
occasions précises et n'affirme pas un pouvoir constant de l'âme à
l'introspection. Il faut donc qu'il se passe quelque chose pour que l'âme ait
conscience de sa puissance d'agir, il faut que le corps ait subit une affection
particulière pour que l'âme en forme une idée. Ainsi cette opération est
simplement imaginaire : l'âme s'imagine elle-même et sa puissance d'agir par le
biais d'un enchaînement d'idées plus ou moins inadéquates, comme elle le fait
pour n'importe quelle autre chose extérieure. Par conséquent, plus elle a
l'idée distincte d'elle-même, plus elle réalise sa puissance de comprendre et
plus elle éprouve de la joie de ce perfectionnement, une satisfaction
indissociable de l'idée de soi : une acquiescentia in se ipso. Il s'avère donc
que cet aspect du contentement de soi est davantage lié au pouvoir de connaître
de l'âme ainsi qu'au pouvoir de distinguer sa possibilité d'action, et en cela
il y a une intériorisation de l'affect de contentement de soi.
L'omniprésence de l'opinion d'autrui
Mais il faut toutefois se garder de distinguer trop arbitrairement le
contentement accompagné de l'idée de soi comme cause et le contentement de soi
qui naît de la considération de notre puissance d'agir, en faisant du premier
le résultat presque accidentel d'une action et du second une joie ressentie en
soi seul. Car cette dernière forme d'acquiescentia in se ipso, décrite dans le
scolie de la proposition 55 ainsi que dans la définition 25 des affects, est encore
largement tributaire de l'opinion d'autrui, ce que Spinoza rappelle dans le
corollaire de la proposition 53 : " cette joie est de plus en plus
alimentée à mesure que l'homme imagine davantage qu'il est loué par d'autres.
" , s'appuyant sur ses précédentes démonstrations concernant l'imitation
des affects (prop. 27 et 29). Le mécanisme de considération de l'âme par
elle-même repose donc encore essentiellement sur l'image de soi réfléchie par
autrui. Aussi s'agit-il d'une " auto-satisfaction " fictive, car
indirecte, qui révèle une fois de plus la passivité et la confusion de l'âme.
C'est d'ailleurs par cette mauvaise connaissance de soi que Spinoza explique
comment l'acquiescentia in se ipso peut engendrer la haine ou l'envie : en
effet " on sera épanoui au plus haut point par la considération de
soi-même quand on considère en soi quelque chose que l'on nie des autres.
" . C'est en affirmant notre singularité que nous parvenons le mieux à
nous imaginer nous-mêmes par rapport aux autres, en nous en distinguant, ce qui
provoque d'autant plus de plaisir. De ce fait, nous aurons de la haine pour
tout ce qui rappelle que nos actions ne sont pas singulières ou, pire encore,
qu'elles sont plus faibles que celles des autres, car cela diminuera le degré
de perfection que nous attribuons à notre puissance d'agir. C'est dans cette
situation, où nous imaginons que les actions des autres expriment plus de
perfection que les nôtres, que nous éprouvons de l'envie envers eux.
Réciproquement nous agissons le plus souvent dans le but d'affirmer notre
perfection, afin que les autres nous louent, et que par cela nous distinguions
au mieux notre puissance. Ainsi l'orgueil n'est pas loin, et Descartes le
mentionnait et l'associait déjà à la satisfaction de soi-même, dans Les passions
de l'âme : " Lorsque cette cause [qui provoque la satisfaction] n'est pas
juste, c'est-à-dire lorsque les actions dont on tire beaucoup de satisfaction
ne sont pas de grande importance ou même qu'elles sont vicieuses, elle est
ridicule, et ne sert qu'à produire un orgueil et une arrogance impertinente.
" . Spinoza reprend cette idée, en insistant sur la source de conflit que
représente cette arrogance : " il arrive par là que chacun s'empresse à
narrer ses faits et gestes et à étaler les forces tant de son corps que de son
esprit et que pour cette cause, les hommes sont insupportables les uns aux
autres. " . Les risques de dérapages sont donc nombreux : ils résultent de
la pseudo-considération de soi, par comparaison aux autres, qui compense notre
connaissance inadéquate et permet à l'âme de distinguer sa puissance d'agir. Il
apparaît alors que l'acquiescentia in se ipso se manifeste presque
aléatoirement, et que nous multiplions les gestes sans savoir exactement de
quelle manière nous pourrons la provoquer. L'illusion de la liberté et de la
singularité de l'homme par rapport au reste de la nature borne le champ de sa
connaissance à lui seul, et il attribue à l'affectivité cette même liberté qui
en justifierait le désordre. Et en ce sens, nous sommes passifs.
Mais alors, comment peut-on expliquer l'évolution de cet affect de joie tout à
fait passif, qui va devenir au cours des parties suivantes le fil conducteur de
la libération ? Pour résoudre ce problème, il faut tout d'abord considérer
quelles caractéristiques essentielles ont été posées par les premières
occurrences du terme " acquiescentia ", afin de voir quelle unité
subsistera, dans la suite du texte, malgré l'évolution de sa définition.
Ensuite on insistera sur la manière dont Spinoza insinue les conditions
d'appropriation de cet affect, conditions qui seront exploitées dans la suite
du développement de l'Ethique.
-IV Principaux caractères de l'acquiescentia
L a nécessité d'affirmer l'unité de l'acquiescentia in se ipso se fait
sentir dès à présent, puisque l'on a déjà distingué deux façons différentes de
la définir (joie issue de l'idée de soi comme cause (prop.30 et 51), puis de
l'idée de sa puissance d'agir (prop.55)). Cette différence est d'ailleurs
soulignée par les affects de tristesse opposés à l'acquiescentia in se ipso :
dans le premier cas il s'agit du repentir, dans le second, il s'agit de
l'humilité, ce qui est exprimé d'une façon claire et concise dans l'explication
de la définition 26 des affects : " Le Contentement de soi s'oppose à l'Humilité
en tant que nous entendons par lui une Joie née de ce que nous considérons
notre puissance d'agir mais, en tant que nous entendons par Contentement de soi
une Joie qu'accompagne l'idée d'une chose que nous croyons avoir faite par un
libre décret de l'Ame, il s'oppose au repentir " . Cette explication
souligne les deux points de vue d'où l'on peut considérer l'acquiescentia in se
ipso. Toutefois elle ne laisse pas voir de différences fondamentales entre les
deux et nous pouvons facilement imaginer que le contentement qui s'oppose à
l'humilité corresponde à l'intériorisation et à la généralisation de tous les
actes qui nous ont affectés de joie avec l'idée de notre responsabilité dans
cette joie. En effet, c'est par la multiplication de ces actes que nous pouvons
distinguer plus précisément ce que nous sommes et c'est à partir d'actions
accidentelles et ponctuelles que nous pouvons cerner la potentialité de notre
puissance d'agir.
L'acquiescentia in se ipso peut donc être considérée comme un affect univoque,
que l'on peut néanmoins considérer de deux façons : d'une manière ponctuelle ou
bien, par un effort de mémoire et d'imagination, d'une manière plus générale.
Par ailleurs, c'est cette intériorisation qui exprime le plus de perfection,
puisqu'elle fait appel à des mécanismes mentaux de généralisation qui, bien
qu'encore très inadéquats, révèlent un perfectionnement de l'âme. Ceci peut
expliquer le choix de Spinoza de poser comme définition unique de
l'acquiescentia in se ipso : " Joie née de ce que l'homme se considère
lui-même et sa puissance s'agir. " , dans le répertoire des formes de la
vie affective qui clôt le De Affectibus. Située sous le numéro 25, cette
définition sera celle de référence pour le reste de l'Ethique, et Spinoza y
renverra le lecteur chaque fois qu'il voudra rappeler le contenu de cet affect.
Une joie paisible et autonome
Dès lors que cette définition de référence a été énoncée, on peut tenter de
décrire plus précisément le contenu du contentement de soi, qui subsistera tout
au long du développement de l'Ethique. En premier lieu, l'acquiescentia associe
à la joie qu'elle exprime les nuances de repos et d'apaisement sous-entendues
par la racine latine quies. Le terme évoque donc la stabilité et la
tranquillité d'une joie qui, en principe, ne dépend d'aucune autre cause que
soi-même, et qui par conséquent n'est jamais menacée de trouble. Ainsi, même
lorsque l'acquiescentia est associée à l'amour dans la définition 6 des
affects, et donc à une cause extérieure qui n'est pas maîtrisable, cette joie
affirme la satisfaction égoïste sous-jacente à l'amour, qui constitue le fond
de l'élan amoureux. Dans tous les cas, donc, la stabilité de l'acquiescentia
vient du rapport exclusif et fermé de soi à soi. L'assurance et la confiance
qui naissent de ce rapport exclusif évoquent également l'idée d'autonomie. Là
encore, dans le domaine confus de la vie affective décrit dans le De
Affectibus, cette autonomie n'est pas évidente, puisque la considération de soi
n'est possible que par l'intermédiaire d'autrui. Et pourtant Spinoza n'associe
pas explicitement l'opinion des autres comme condition nécessaire pour éprouver
l'acquiescentia in se ipso. Celle-ci est simplement favorisée par la
comparaison aux autres ou encore l'opinion des autres. D'ailleurs, on peut
constater que l'acquiescentia in se ipso est un affect qui peut-être
potentiellement autonome, à l'inverse de la gloire dont la définition (n°30)
mentionne expressément sa dépendance à l'opinion d'autrui : " La Gloire
est une joie qu'accompagne l'idée d'une action nôtre, que nous imaginons qui
est louée par d'autres. " .
Toutefois, cette distinction entre la définition de l'acquiescentia in se ipso
et celle de la gloire ne parvient pas à effacer complètement le rapport causal
qui existe entre ces deux sentiments, rapport qui s'explique principalement par
le fait qu'ils dérivent tous les deux de la règle de l'imitation des affects.
Dans un cas comme dans l'autre nous souhaitons savoir ce qu'éprouve autrui,
pour accroître notre propre joie, et ce rapport explique pourquoi la gloire et
le contentement de soi ne cesseront pas de s'entrecroiser dans la suite de
l'Ethique. Pourtant cette légère distinction révèle en quoi l'acquiescentia
prévaudra systématiquement sur la gloire, qui s'inscrit par définition dans un
rapport entre soi et autrui et qui donc ne bénéficie pas du même potentiel
d'autonomie que celui de l'acquiescentia in se ipso. La gloire et la honte, son
affect opposé, sont littéralement aliénantes puisqu'elles soumettent la
considération que nous pouvons avoir de nous-mêmes à la représentation
extérieure d'autrui, et les dérèglements qui résultent de ce besoin de
l'opinion des autres sont presque inévitables : " Comme il peut arriver
maintenant que la Joie dont quelqu'un imagine qu'il affecte les autres soit
seulement imaginaire, et que chacun s'efforce d'imaginer au sujet de lui-même
tout ce qu'il imagine qui l'affecte de Joie, il pourra facilement arriver que
le glorieux soit orgueilleux et s'imaginer être agréable à tous alors qu'il
leur est insupportable. " . Or l'acquiescentia in se ipso, bien qu'elle
doive pour l'instant fonctionner de la même manière, peut maîtriser ce rapport
essentiel de soi à soi, et un homme est capable, selon Spinoza, de rationaliser
cet affect. Ce processus de rationalisation était déjà discrètement esquissé
par le passage d'un contentement avec l'idée de soi-même comme cause à celui
qui naît de notre puissance d'agir. En effet, cette intériorisation fait
intervenir des mécanismes mentaux qui permettent de distinguer d'une manière
plus générale notre puissance d'être, par nous-mêmes, cause de notre joie.
Les possibilités de perfectionnement de la considération de soi
Par ailleurs, dans les toutes dernières propositions de cette troisième partie,
Spinoza laisse entrevoir plus clairement quelles sont les conditions de
rationalisation de certains affects et notamment la proposition 58 qui concerne
" les affects de Joie et de Désir qui se rapportent à nous en tant que
nous sommes actifs. " , et qui présente la possibilité d'une forme
perfectionnée d'acquiescentia in se ipso. Mais comment accéder à cette
rationalisation, sommairement présentée dans la démonstration de la proposition
58 ? Tout d'abord Spinoza introduit dans le champ de l'affectivité la capacité
de l'âme à se considérer elle-même tout à fait adéquatement et donc en toute
autonomie . Cette possibilité avait été évoquée dans la proposition 43 du De
Mente, et Spinoza y refait ici allusion pour la première fois dans le De
Affectibus. Dans cette proposition, Spinoza explique que lorsqu'une idée
adéquate est donnée dans l'âme, cette idée est forcément la même qui est en
Dieu, en tant qu'il s'explique par l'âme humaine et, par conséquent, l'idée de
cette connaissance est associée à l'idée de la vérité de cette connaissance. En
effet, Dieu conçoit une infinité de choses adéquatement et lorsque l'âme
humaine, qui est un mode de Dieu considéré sous l'attribut de la pensée, accède
à cette connaissance adéquate d'une chose, on peut dire que cette idée est la
même dans l'âme et en Dieu en tant qu'il s'explique par l'âme humaine. De la
même façon, l'idée de cette connaissance adéquate doit être en nous en tant
qu'elle est en Dieu, or l'âme qui connaît les choses adéquatement se révèle
être une partie de l'entendement infini de Dieu, ainsi est-il nécessaire que
les idées adéquates de l'âme soient vraies, autant que ça l'est des idées de
Dieu. De cette démonstration, Spinoza peut donc déduire que " l'âme se
considère nécessairement elle-même quand elle conçoit une idée vraie ou adéquate.
" . Se dessinent alors les conditions d'une considération plus
indépendante de l'âme par elle-même, révélée d'ailleurs par le texte où l'on
trouve, dans la démonstration cette proposition 58, le terme " concevoir
" (concipere) : " Quand l'âme se conçoit elle-même et conçoit sa
puissance d'agir, elle est joyeuse. " . La substitution du verbe concevoir
au verbe imaginer est révélatrice de l'évolution potentielle du pouvoir de
l'âme à distinguer et à s'approprier sa puissance d'agir, mais également de
ressentir une acquiescentia in se ipso plus autonome, exprimant au mieux le
rapport de soi à soi qui définit cet affect.
Cette proposition qui, avec la proposition 59, sert de conclusion au De
Affectibus et confirme la perspective d'une rationalisation des affects,
indique que l'acquiescentia in se ipso que nous pouvions ressentir jusqu'alors
peut exprimer une joie beaucoup plus grande. Cette tendance à l'augmentation et
au perfectionnement du contentement avait été lancée par la proposition 53 qui
révélait que l'âme se considérant elle-même était joyeuse "et d'autant
plus qu'elle s'imagine elle-même et imagine sa puissance d'agir plus
distinctement. " . Cette formule introduite par "d'autant plus "
(eo magis) amorce donc le processus d'appropriation de l'acquiescentia in se
ipso, en le conjuguant avec le développement de la connaissance. Spinoza nous
livre alors la condition essentielle pour éprouver véritablement la stabilité
qu'exprime en principe l'acquiescentia : il faut dépasser cette fausse conscience
qui dépend de l'opinion d'autrui et fait naître un contentement de soi
imaginaire et illusoire ; le développement du contentement sur ce plan est
mauvais et risque surtout de se traduire par l'orgueil, l'envie ou la haine,
car il est impossible de contrôler un développement qui se nourrit des
fantasmes de l'opinion. Au lieu de multiplier les actes aléatoirement il faut
donc changer de niveau et se placer sur celui de la connaissance adéquate. Et
c'est par ce déplacement que l'acquiescentia in se ipso peut se rapporter à la
force d'âme (fortitudo) que Spinoza identifie dans le scolie de l'ultime
proposition du De Affectibus : " Je ramène à la Force d'âme les actions
qui suivent des affects se rapportant à l'Ame en tant qu'elle connaît. " .
Ces affects rapportés à l'âme en tant qu'elle est active peuvent eux-mêmes être
dits actifs : ce sont ceux qui conjuguent l'affectif avec le rationnel en
exprimant uniquement un sentiment issu d'une connaissance adéquate de l'âme.
Et ces affects actifs, qui résultent de la connaissance de l'âme, révèlent la
même assurance que celle que l'âme éprouve lorsqu'elle conçoit une idée claire
: à partir du moment où l'âme comprend ce qui lui est utile, elle n'est plus
soumise aux indices confus que lui livraient jusqu'à présent les choses
extérieures. De la même façon, les affects actifs ne sont plus systématiquement
contrebalancés par des affects de tristesse. C'est d'ailleurs ce que Spinoza
avait laissé entendre, par l'explication de la définition 29 des affects, dans
laquelle il ajoute quelques précisions à la définition de l'humilité qui
s'oppose, rappelons-le, au contentement de soi qui naît de la considération de
notre puissance d'agir. Car cette considération, si confuse soit-elle à ce
moment du texte, exprime déjà la potentialité de l'âme à distinguer sa
puissance d'agir en affirmant tout ce qui la pose et, réciproquement, en niant
ce qui la minimise. Ainsi Spinoza écrit-il que " Ces affects, l'Humilité
et la Mésestime de soi (… ) sont d'ailleurs très rares. Car la nature humaine,
considérée en elle-même, leur oppose résistance le plus qu'elle peut. " .
On voit alors qu'à cette étape du texte se dessine déjà l'idée que
l'acquiescentia in se ipso peut échapper à l'affect de tristesse qui pourrait
le renverser à tout moment, et ce d'autant plus que l'âme se considère
adéquatement, c'est-à-dire qu'elle accède à la connaissance. L'importance du
rapport entre contentement et connaissance, qui doit être préféré au rapport
entre soi et l'opinion, est donc encore une fois soulignée, et c'est par cette
affirmation que Spinoza laisse entrevoir le rôle que pourra jouer
l'acquiescentia par la suite, en tant qu'affect actif. Ceci permet de voir que
toutes les conditions de cette appropriation de l'acquiescentia sont déjà
présentes en germes dans le De Affectibus, par le fait qu'elle est déjà
intimement liée à l'amour et à la connaissance. Ainsi, en même temps que
l'amour et la connaissance se rapprocheront de Dieu, le contentement de soi
passera de l'expression d'un amor sui à l'amour de Dieu, dans le champ d'une
connaissance qui ne se bornera plus à notre seule nature mais à celle de la
Nature tout entière.
Le De Affectibus nous a livré les caractéristiques essentielles de
l'acquiescentia : une joie stable et apaisée, libre et autonome, issue d'un
rapport de considération de soi par soi. Tous ces éléments correspondent en
fait à des définitions de principes, puisque dans cette partie, ces propriétés
ne s'expriment que d'une manière tronquée et confuse, qui va de pair avec la
connaissance du premier genre. Pourtant la première étape fondamentale du
perfectionnement de l'acquiescentia était bien d'affirmer que l'unique plan sur
lequel ce sentiment pouvait évoluer de manière positive était celui de la
connaissance, c'est-à-dire le perfectionnement de la puissance d'agir de l'âme,
et non pas la perpétuelle recherche de l'approbation d'autrui. Mais il ne
s'agit pour l'instant que de potentialités, et les dernières propositions n'ont
fait qu'esquisser la problématique du De Servitute, sans la résoudre complètement.
Pour l'instant donc, l'affect d'acquiescentia in se ipso reste un sentiment que
n'importe qui peut ressentir quotidiennement et qui n'est pas le rare privilège
des sages, puisqu'il est généralement ressenti passivement comme le rappelle en
conclusion la Définition générale des affects : " Un affect, dit Passion
de l'Ame, est une idée confuse par laquelle l'Ame affirme une force d'exister
de son Corps, ou d'une partie d'icelui, plus grande ou moindre qu'auparavant …
" . L'appropriation de ces affects par la raison est donc encore loin,
mais Spinoza a réussi à montrer " géométriquement " que tous les
affects pouvaient être regroupés sous quelques grandes catégories, et que l'on
pouvait tous les ramener à un mobile simple, à savoir ce conatus, cet effort
pour persévérer dans l'être, ce qui était son dessein, exprimé dans la préface
de cette partie.
L'acquiescentia et le corps
Mais cette Définition générale des affects soulève une dernière zone d'ombre
concernant le corps, qu'il faut éclaircir si l'on veut conférer à
l'acquiescentia in se ipso toute sa dimension affective. Ce problème s'articule
en deux questions : d'une part, comment le corps permet-il de ressentir un
affect qui semble se rapporter en principe à la considération autonome de l'âme
par elle-même ? Et, d'autre part, faut-il penser que l'acquiescentia in se ipso
soit une expérience purement mentale, c'est-à-dire un état contemplatif de
soi-même ; ou bien le corps est-il en mesure de traduire concrètement le désir
qui naît de cette joie ?
Car si nous pouvons admettre très facilement que l'envie, la colère, la crainte
etc. , naissent d'une affection du corps en rapport avec une chose extérieure,
nous pouvons nous demander de quelle manière le corps parvient à nous donner
l'idée de notre puissance d'agir, c'est-à-dire de notre intériorité. Or la
réponse à cette question a été donnée plus haut : au niveau du premier genre de
connaissance, l'acquiescentia in se ipso n'est justement rien d'autre que
l'idée des affections du corps, qui rencontre des corps extérieurs, et l'âme
n'exprime sa puissance de comprendre que d'une manière extrêmement réduite.
Ainsi toute idée, y compris celle de soi, dépend avant tout des rencontres du
corps qui ne sont que vaguement organisées par l'âme. L'idée de notre puissance
d'agir dépend donc avant tout de l'idée que les autres en ont, et seul le corps
permet d'en prendre connaissance, ce qui fait de l'acquiescentia in se ipso un
affect qui naît d'une affection du corps, ce que Spinoza avait posé en
introduction au De Affectibus, dans la troisième définition : " J'entends
par Affects les affections du corps par lesquelles la puissance d'agir de ce
corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées
de ces affections. " .
D'autre part, il semble aisé d'imaginer que l'envie, la colère, la crainte etc.
motivent l'âme et le corps à agir d'une certaine manière, poussés par le
conatus. D'ailleurs Spinoza affirme à plusieurs reprises le parallélisme entre
l'âme et le corps qui "sont une seule et même chose qui est conçue tantôt
sous l'attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l'Etendue. D'où vient que
l'ordre ou l'enchaînement des choses est le même, que la Nature soit conçue
sous tel attribut ou sous tel autre ; et conséquemment que l'ordre des actions
et des passions de notre Corps concorde par nature avec l'ordre des actions ou
des passions de l'âme. " . Mais parallélisme ne signifie pas interaction,
et l'âme ne peut rien sur le corps de même que le corps ne peut rien sur l'âme
: l'un et l'autre expriment d'une manière particulière l'existence de la chose.
Ainsi le conatus peut se rapporter soit à l'âme seule, soit à l'âme et au
corps, d'après la distinction faite par Spinoza entre désir (cupiditas) et
appétit (appetitus), mais il s'agit du même effort, exprimé de deux façons. La
démonstration de la proposition 28 a une nouvelle fois souligné ce parallélisme
lorsqu'un homme s'efforce de se procurer la venue de ce qu'il imagine qui mène
à la joie. Cette tendance à vouloir concrétiser nos représentations imaginaires
est donc autant exprimée par l'âme que par le corps : " Mais entre
l'effort de l'Ame ou la puissance qu'elle a en pensant et l'effort du Corps ou
la puissance qu'il a en agissant, il y a par nature parité et simultanéité.
Donc nous faisons effort absolument parlant pour que cette chose existe. "
.
Ainsi doit-il y avoir un équivalent du côté du corps des inclinations de l'âme,
que l'on pourrait alors décrire comme des comportements ou un ensemble de
conduites qui orientent le corps vers ce qui peut développer sa propre
puissance, accompagnant simultanément les dispositions mentales, dans un même
mouvement attractif. Par conséquent, il ne faut pas imaginer que l'âme qui
éprouve l'acquiescentia in se ipso soit dans un état de contemplation. Au
contraire, cet affect dynamise en même temps l'âme et le corps, comme les
autres affects de joie peuvent le faire, vers ce qui peut leur permettre de
passer à plus de perfection. Le contentement de soi se traduit ainsi par ce
mouvement d'emblée de l'âme et du corps, et cet affect ne peut être ressenti
que si le corps organise un certain nombre de rapport avec les choses
extérieures qui permet à l'âme d'amorcer le processus de considération autonome
d'elle-même. Et même lorsque l'âme parvient à distinguer sa puissance d'agir
adéquatement, cela n'est possible que par une organisation mentale des
différentes rencontres que le corps doit pouvoir maîtriser et reproduire mieux
et plus adéquatement. Par conséquent, le contentement de soi est loin d'être un
simple sentiment contemplatif, détaché du corps. Si l'âme ressent une joie liée
à l'idée de sa puissance d'agir, ce n'est pas le résultat d'une opération
particulière qui lui aurait permis de se considérer elle-même, mais c'est
simplement que le corps est passé à une perfection plus grande, ce qui se
traduit concrètement par le développement de sa puissance d'agir, et par
l'organisation de rencontres avec les corps extérieurs à l'aide de gestes plus
sûrs. On voit ainsi en quoi l'acquiescentia in se ipso est un affect à part
entière, exprimant à la fois l'idée d'un passage à une perfection plus grande
et l'idée du corps qui ressent ce passage.
Le De Affectibus a donc posé, parmi beaucoup d'autres, la définition de l'affect
d'acquiescentia in se ipso comme "joie née de ce que l'homme se considère
lui-même et sa puissance d'agir. ". Et cette définition à laquelle renverra
souvent Spinoza dans la suite de l'Ethique suggère déjà les deux éléments
sous-jacents à cet affect : comme joie provoquée par quelque chose, en l'occurrence
soi-même, il s'agit d'un amour, et comme résultant d'une considération de
l'âme, il s'agit d'une connaissance. Amour orgueilleux et connaissance du
premier genre caractérisent toutefois cet affect dans le De Affectibus mais
le processus de perfectionnement est lancé par Spinoza dans ces dernières
démonstrations : l'âme doit se connaître mieux en concevant des idées adéquates,
en passant à un nouveau genre de connaissance. En effet, en éprouvant une
joie plus stable et plus sûre, on désirera d'une manière plus affirmée ressentir
plus de joie : autant de "plus " qui laissent entrevoir le moteur
du processus de rationalisation amorcé par Spinoza, qui va maintenant chercher
les moyens efficaces de passer à ce niveau de connaissance supérieure et d'éprouver
de l'amour pour tous ceux qui partagent cette connaissance rationnelle, jusqu'à
l'étape très avancée de la liberté acquise par la raison. En fait, il s'agit
maintenant pour Spinoza de décrire l'évolution de l'affectivité vers cette
appropriation rationnelle, qui va notamment faire passer l'acquiescentia du
plus grand contentement de soi au contentement intérieur souverain.
Notes sur la première partie
(1)Eth. , III, préface : "adeo una eademque etiam debet esse
ratio rerum qualiumcunque naturam intelligendi, nempe per leges et regulas
Naturae universales."
(2)Ibid. : "Natura leges et regulae, secundum quas omnia fiunt, et ex
unis formis in alias mutantur, sunt ubique et semper eaedem."
(3)Ibid. " hominem in Natura veluti imperium in imperio concipere videntur.
Nam hominem Naturæ ordinem magis perturbare quam sequi(
) ".
(4)Ibid. " De Affectuum itaque natura et viribus, ac Mentis in eosdem
potentia, eadem Methodo agam, qua in præcedentibus de Deo et Mente egi,
et humanas actiones atque appetitus considerabo pernide, ac si quæstio
de lineis, planis, aut de corporibus esset. ".
(5)Eth. , III, Déf. Générale des affects : " Affectus,
qui animi Pathema dicitur
".
(6)Eth. , III, Déf. II : " Nos tum agere dico, cum aliquid in
nobis aut extra nos fit, cujus adæquata sumus causa, hoc est cum ex
nostra natura aliquid in nobis aut extra nos sequitur, quod per eamdem solam
potest clare et distincte intellegi. "
(7)Eth. , III, 6 : " Una quæque res, quantum in se est, in suo
esse perseverare conatur. "
(8)Eth. , III, 9, sc. :" Cupiditas est appetitus cum ejusdem conscientia.
"
(9)Eth. , III, 11, sc. : " Per Lætitiam itaque in sequentibus intelligam
passionem, qua Mens ad majorem perfectionem transit. Per Tristitiam autem
passionem, qua ipsa ad minorem transit perfectionem. "
(10)Eth. , III, 27 : " Ex eo, quod rem nobis similem, et quam nullo affectu
prosecuti sumus, aliquo affectu affici imaginamur, eo ipso similii affectu
afficimur. "
(11)Eth. , III, 28 : " Id omne, quod ad Lætitiam conducere imaginamur,
conamur promovere ut fiat ; quod vero eidem repugnare, sive ad Tristitiam
conducere imaginamur amovere vel destruere conamur. "
(12)Eth. , III, 29, dém. : " id omne, quod homines amare cum Lætitia
aspicere imaginamur, conabimur agere
"
(13)Eth. , III, 30 : " Si quis aliquid egit, quod reliquos Lætitia
afficere imaginatur, is Lætitia, concomitante idea sui tanquam causa
afficietur. ".
(14)Eth. , III, 30, dém. : " Cum autem homo sui sit conscius per
affectiones, quibus ad agendum determinatur, ergo, qui aliquid egit, quod
ipse imaginatur reliquos Lætitia afficere, Lætitia cum conscientia
sui tanquam causa afficietur ".
(15)Eth. , III, Déf. Aff. 6, exp. : " per voluntatem me Acquiescentiam
intelligere, quæ est in Amante ob rei amatæ præsentiam ".
(16)Eth. , III, 9, sc. : " Hic conatus, cum ad Mentem solam refertur,
Voluntas appellatur ".
(17)Eth. , III, Déf. Aff. 6, exp. : " a qua Lætitia amantis
corroboratur, aut saltem fovetur. ".
(18)Aristote, Rhétorique II, 4, 1380 b35.
(19)Descartes, Les passions de l'âme, art. 79, op.cit. p. 147.
(20)Eth. , III, Déf. Aff. 28, exp. : " Amor sui, sive Acquiescentia
in se ipso, quatenus hominem ita afficit, ut de se plus justo sentiat. ".
(21)Eth. , III, 30, sc. : " Sed quia Amor et Odium ad objecta externa
referuntur, ideo hos Affectus aliis nominibus significabimus ;(
)Lætitiam
concomitante idea causa internæ Acquiescentia in se ipso, Tristitiam
vero eidem contrariam Pænitentiam vocabo. "
(22)Ibid. : " quod homo se laudari vel vituperari credit ".
(23)Eth. , III, Déf. Aff. 30 : " Gloria est Lætitia concomitante
idea alicujus nostræ actionis, quam alios laudare imaginamur. ".
(24)Eth. , III, 51 : " Diversi homines ab uno eodemque objecto diversimode
affici possunt, et unus idemque homo ab uno eodemque objecto potest diversis
temporibus diversimode affici. ".
(25)Eth. , III, 51, sc. : " facile concipimus, hominem posse sæpe
in causa esse, tam ut contristetur, quam ut lætetur, sive ut tam Tristitia
quam Lætitia afficiatur, concomitante idea sui tanquam causa ; atque
adeo facile intelligimus, quid Pænitentia, et quid Acquiescentia in
se ipso sit. ".
(26)Ibid. : " hi affectus vehementissimi sunt, quia homines se liberos
esse credunt. ".
(27)Eth. , II, 40, sc. II : " Ex singularibus, nobis per sensus mutilate,
confuse, et sine ordine ad intellectum repræsentatis. "
(28)Article 63, op. cit. p. 139.
(29)Eth. , III, 30 : " Si quis aliquid egit, quod reliquos Lætitia
afficere imaginatur, sive se ipsum cum Lætitia contemplabitur. ".
N.B. : Charles Appuhn n'a pas traduit la deuxième partie de cette citation
que l'on a pourtant rétablie, car l'importance de la considération
de soi dans le reste de l'Ethique justifie qu'on en souligne l'évocation
dès le De Affectibus.
(30)Eth. , III, 54 : " Mens ea tantum imaginari conatur, quæ ipsius
agendi potentiam ponunt ".
(31)Cf. Eth. III, 7 et sa démonstration.
(32)Eth. , III, 53 : " Cum Mens se ipsam, suamque agendi potentiam contemplatur,
lætatur ".
(33)Eth. , III, 55, sc. : " Lætitia autem quæ ex contemplatione
nostri oritur, Philautia, vel Acquiescentia in se ipso vocatur. Et quoniam
hæc toties repetitur, quoties homo suas virtutes sive suam agendi potentiam
contemplatur (
) ".
(34)Eth. , II, 19 : " Mens humana ipsum humanum Corpus non cognoscit,
nec ipsum existere scit, nisi per ideas affectionum, quibus Corpus afficitur.
".
(35)Eth. , III, 53 : " et eo magis, quo se suamque agendi potentiam disctinctius
imaginatur. ".
(36)Eth. , III, 53, cor. : " Hæc Lætitia magis magisque fovetur,
quo magis homo se ab aliis laudari imaginatur. ".
(37)Eth. , III, 55, sc. : " Quare unusquisque ex contemplatione sui tunc
maxime gaudebit, quando aliquid in se contemplatur, quod de reliquis negat.
".
(38)Article 190, op. cit. p.216.
(39)Eth. , III, 55, sc. : " hinc ergo etiam fit, ut un usquisque facta
sua narrare, suique tam corporis quam animi vires ostentare gestiat, et ut
homines hac de causa sibi invicem molesti sint. ".
(40)Eth. , III, Déf. Aff. 26, exp. : " Acquiescentia in se ipso
Humilitati opponitur, quatenus per eamdem intellegimus Lætitiam, quæ
ex eo oritur, quod nostram agendi potentiam contemplamur ; sed quatenus per
ipsam etiam intellegimus Lætitiam concomitante idea alicujus facti,
quod nos ex Mentis libero decreto fecisse credimus, tum Pænitentiæ
opponitur ".
(41)Eth. , III, Déf. Aff. 25 : " Acquiescentia in se ipso est
Lætitia orta ex eo, quod homo se ipsum suamque agendi potentiam contemplatur.
".
(42)Eth. , III, Déf. Aff. 30 : " Gloria est Lætitia concomitante
idea alicujus nostræ actionis, quam alios laudare imaginamur. ".
(43)Eth. , III, 30, sc. : " Deinde quia fieri potest, ut Lætitia,
qua aliquis se reliquos afficere imaginatur, imaginaria tantum sit, et unusquisque
de se id omne conatur imaginari, quod se Lætitia afficere imaginatur,
facile ergo fieri potest, ut gloriosus superbus sit, et se omnibus gratum
esse imaginatur, quando omnibus molestus est. ".
(44)Eth. , III, 58 : " alii Lætitia et Cupiditatis affectus dantur,
qui ad nos, quatenus agimus, referuntur. ".
(45)Eth. , III, 58, dém. : " Mens se ipsam necessario contemplatur,
quando veram sive adæquatam ideam concipit. ".
(46)Ibid. : " Cum Mens se ipsam suamque agendi potentiam concipit, lætatur.
".
(47)Eth. , III, 53 : " et eo magis, quo se suamque agendi potentiam disctinctius
imaginatur. ".
(48)Eth. , III, 59, sc. : " Omnes actiones, quæ sequuntur ex affectibus,
qui ad Mentem referuntur, quatenus intelligit ad Fortitudinem refero ".
(49)Eth. , III, Déf. Aff. 29, exp. : " Ceterum hi affectus, nempe
Humilitas et Abjectio, rarissimi sunt. Nam natura humana, in se considerata,
contra eosdem quantum potest, nititur ".
(50)Eth. , III, Déf. Générale des affects : " Affectus,
qui animi Pathema dicitur, est confusa idea qua Mens majorem vel minorem sui
Corporis, vel alicujus ejus partis, existandi vim, quam antea, affirmat
". Souligné par nous.
(51)Eth. , III, Déf. III : " Per Affectus intelligo Corporis affectiones,
quibus ipsius Corporis agendi potentia augetur vel minuitur, juvatur, vel
coercetur, et simul harum affectionum ideas. ".
(52)Eth. , III, 2, sc. : " Mens et Corpus una eademque res sit, quæ
jam sub Cogitationis, jam sub Extensionis attributo concipitur. Unde fit,
ut ordo sive rerum concatenatio una sit, sive Natura sub hoc, sive sub illo
attributo concipiatur, consequenter ut ordo actionum et passionum Corporis
nostri simul sit natura cum ordine actionum et passionum Mentis ".
(53)Eth. , III, 28, dém. : " Sed Mentis conatus seu potentia in
cogitando æqualis, et simul natura est cum Corporis conatus seu potentia
in agendo : ergo, ut id existat, absolute conamur ".
Notes sur la deuxième partie
Deuxième Partie :
Du plus grand
contentement de soi
au contentement intérieur souverain
-I Le champ d'action contre les passions
La servitude
En dépit de la perspective optimiste augurée par les dernières propositions
du De Affectibus, il ressort de cette troisième partie l'impression
désespérante d'une vie affective définitivement subie par l'homme qui peut,
tout au plus, prendre conscience de cette fatalité. De même, le titre de la
partie suivante : De la servitude de l'homme, ou de la force des affects,
accentue l'idée d'un assujettissement complet de l'individu au tumulte de la
vie affective. Peut-on alors présupposer que cette partie sur la servitude va
expliquer plus en détails la pesanteur du joug qu'a décrit le De Affectibus ?
Bien au contraire, dans le De Servitute, Spinoza se sert des éléments définis
et démontrés dans la partie précédente, pour les incorporer dans un développement
véritablement éthique, c'est-à-dire pratique. Jusqu'à présent, en effet, il
avait simplement décrit le fonctionnement de la vie affective, sans émettre
aucun jugement de valeur au sujet des affects, s'attachant simplement à montrer
que leur existence n'avait rien d'anormal, et qu'elle procédait logiquement de
la nature humaine. Mais en même temps que l'on admet cette existence naturelle
des affects, on ne peut ignorer la situation conflictuelle qui oppose
perpétuellement l'homme à ces sentiments, doués d'une force souvent supérieure
à la sienne. C'est cette soumission aux forces des affects que Spinoza appelle
servitude : " l'impuissance de l'homme à gouverner et réduire ses affects
" , et cet état de fait se traduit couramment par le constat classique que
souvent l'homme "est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire.
" .
Et Spinoza définit alors l'enjeu du De Servitute : " Je me suis proposé,
dans cette Partie, d'expliquer cet état par sa cause et de montrer, en outre,
ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les affects. " . Ce dernier
objectif souligne encore une fois qu'il ne considère pas les affects comme
systématiquement nuisibles, et, dans cette partie, il s'agit de déterminer
comment certains sentiments peuvent être bons ou mauvais pour nous. Or Spinoza
avait déjà laissé voir, à la fin du De Affectibus, de quelle façon nous
pouvions tirer profit de certains affects, en tirer une joie plus affirmée et
plus constante, moins facilement livrée aux aléas que la connaissance du
premier genre ne parvient pas à maîtriser. L'acquiescentia in se ipso, par
exemple, qui dans un premier temps exprime une joie ponctuelle et mal assurée,
du fait qu'elle dépend presque entièrement de l'avis d'autrui, peut faire
ressentir dans l'âme, d'après la proposition 53 du De Affectibus, une joie
d'autant plus forte que l'âme progresse dans la considération d'elle-même.
Ainsi, plus l'âme connaît, c'est-à-dire plus elle exprime sa puissance et son
activité, et plus les affects peuvent être dits eux-mêmes actifs. Et ce sont
ces affects qui participent à la Force d'âme, à laquelle Spinoza ramène les
"actions qui suivent des affects se rapportant à l'âme en tant qu'elle
connaît " .
Spinoza avait donc livré, dans la partie précédente, quelques éléments de
réponse concernant la possibilité d'échapper à la servitude des affects, telle
qu'il la définit dans la préface de cette quatrième partie : c'est la
connaissance, en tant qu'elle fait savoir les vraies causes d'un affect, qui
permet de s'approprier activement ces affects. Mais le De Affectibus devait
avant tout exposer les mécanismes qui provoquent ces affects, et non les moyens
de les contrôler. C'est dans le De Servitute que Spinoza va véritablement
tenter d'expliquer ce que peut la Raison contre les affects, ou plus précisément,
pour les affects. Et, de même que pour tous les raisonnements précédents, il
doit étayer sa thèse par des propositions démontrées more geometrico. Or le
développement qui suit, proprement éthique, doit forcément contenir des termes
classiques de la philosophie morale, tels que "bien " et "mal
", "perfection " et " imperfection ".
En effet, comment se passer de ces notions pour instaurer des jugements de
valeur à propos des choses qui existent autour de nous et en nous, jugements
qui permettent par la suite de tracer une ligne de conduite vers la meilleure
existence possible ? Spinoza n'écarte donc pas ces termes, pourtant il va
tenter de préciser le sens qu'il leur accorde, afin que ces notions puissent
s'intégrer dans le système déjà mis en place, dans les parties précédentes de
l'Ethique. Toutefois, il ne transforme pas radicalement les définitions de ces
notions, mais il va plutôt tenter d'en retrouver l'origine profonde, pour en
mieux dénoncer la dérive. La préface du De Servitute, par son étude des notions
fondamentales que l'on pourrait qualifier, par un anachronisme, de
"généalogie de la morale ", est donc très importante pour assurer la
cohérence de l'éthique spinoziste. Ce n'est qu'en comprenant exactement ce que
l'on peut appeler bien ou mal que l'on pourra déterminer quels affects sont
bons et quels autres sont mauvais. De même, c'est en précisant ce qu'il faut
entendre par "perfection " que l'on pourra envisager ce qui favorise
l'accès à l'existence la plus enviable. Ainsi, avant d'examiner de quelle
manière Spinoza introduit la Raison dans l'affectivité, il semble important de
voir en quoi cette rationalisation pourra être jugée bonne.
" Généalogie " de quelques notions morales
Comment dire d'une chose qu'elle est bonne ? Comment juger de la nature humaine
qu'elle est imparfaite ? Cette chose possède-t-elle, en elle-même, le bien
qu'on lui attribue ? La nature humaine révèle-t-elle, par le désordre que l'on
semble y trouver, sa constitution intrinsèquement imparfaite ? Ce sont ces questions
que Spinoza va soulever dans la préface du De Servitute, et, par la recherche
de l'origine de ces termes, il balaye justement l'idée que ces notions, qu'on
attribue aux choses, appartiennent à leur nature. Au contraire, elles dérivent
des jugements issus de la faculté créatrice de l'homme, qui, lorsqu'il façonne
un objet, fait intervenir des considérations de fins et de conformité entre
l'œuvre et ce pour quoi elle était destinée. L'explication donnée par Spinoza
part de l'exemple d'une habitation : " Si, par exemple, on voit une œuvre
(que je suppose n'être pas achevée) et si l'on sait que le but de l'Auteur est
d'édifier une maison, on dira que la maison est imparfaite, et parfaite au
contraire sitôt qu'on la verra portée au point d'achèvement que son Auteur
avait résolu de lui faire atteindre. " . La première condition du jugement
de perfection d'une chose vient donc de ce que nous estimons que cet artefact
remplit, ou non, la fonction que son concepteur voulait qu'il remplisse. Par la
suite, nous pouvons juger de la perfection d'une chose sans savoir exactement
ce pour quoi elle est faite, lorsque nous avons la capacité de comparer cette
chose à des idées générales que nous avons formées à partir d'images
singulières, et qu'ainsi nous sommes suffisamment sûrs de notre conviction pour
prononcer un jugement. Mais cette estimation est subjective, et juger dans ces
conditions qu'une chose est parfaite ou imparfaite peut procéder d'une
connaissance partielle, voire erronée de la chose : " il est advenu que
chacun appela parfait ce qu'il voyait s'accorder avec l'idée générale formée
par lui des choses de même sorte, et imparfait au contraire ce qu'il voyait qui
était moins conforme au modèle conçu par lui, encore que l'artisan eût
entièrement exécuté son propre dessein. " . On voit donc, d'une part, que
tous ces jugements ne portent pas sur la chose en elle-même mais qu'ils
résultent de la confrontation de cette chose avec une conception appartenant à
un individu, et, d'autre part, qu'ils peuvent révéler une connaissance confuse
et accuser à tort quelque chose d'imperfection.
Et c'est par ces notions de modèle et de conformité, propres à l'art, que
Spinoza explique le penchant de l'homme à juger de la perfection ou de
l'imperfection de la Nature (et la nature humaine n'échappe pas à ce réflexe)
alors qu'elle n'est mue, en ce qui la concerne, par aucune cause finale :
" la Nature n'agit pas pour une fin ; cet Etre éternel et infini que nous
appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même nécessité qu'il existe. " .
Il n'y a donc, dans l'ontologie de Spinoza, aucune dichotomie possible entre
Dieu et la réalité existante, qui permettrait de concevoir un créateur et une
création, puis une intention et une réalisation qu'on pourrait juger, enfin,
parfaite ou imparfaite. Spinoza dénonce ce réflexe anthropomorphique qui prête
à la Nature les mêmes déterminations finales que celles qui font qu'un homme
produit quelque chose parce qu'il a imaginé, puis désiré, un objet qui réponde
à un certain besoin, par exemple la protection assurée par une habitation. Le
jugement de perfection, qu'il s'applique à un artefact ou à la Nature, est donc
lui aussi rapporté à un sujet désirant particulier, et non à une qualité
intrinsèque à l'objet : le mobile de ce jugement est encore une fois ce conatus
qui nous pousse à désirer et à agir, mais qui reste masqué tant que l'homme ne
parvient pas à prendre conscience de la véritable nature de ses appétits, des
causes qui les déterminent. Il persiste alors à les imaginer comme des causes
premières, c'est-à-dire qu'il pense désirer une chose parce qu'elle est bonne,
bien qu'elle ne soit bonne que parce qu'il la désire : " L'habitation
donc, en tant qu'elle est considérée comme une cause finale, n'est rien de plus
qu'un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente,
considérée comme première parce que les hommes ignorent communément les causes
de leurs appétits. " .
Dans cette préface, Spinoza remet ainsi en cause l'idée selon laquelle on
jugerait de la perfection ou de l'imperfection d'une chose en estimant ce
qu'elle est par elle-même. La seule forme de jugement admise par Spinoza est le
jugement spontané, déterminé par notre désir de conformité avec ce que nous
imaginons qui est bon pour nous. Le degré de perfection est donc aussi variable
que le degré de réalité entre quelque chose et l'idée générale à laquelle un
individu rapporte cette chose, ce qui explique pourquoi Spinoza parlera
indifféremment par la suite de perfection ou de réalité.
En outre, on comprend également comment les notions de bien et de mal peuvent
être, elles aussi, ramenées à un sujet, et non à une sorte de qualité de
l'objet. Peut-on par exemple dire que la musique est bonne en elle-même ? Ceci
n'a pas de sens pour Spinoza, puisque "la Musique est bonne pour le
Mélancolique, mauvaise pour l'Affligé ; pour le Sourd elle n'est ni bonne ni
mauvaise. " . Par conséquent, un individu peut dire qu'une chose est bonne
lorsqu'il estime qu'elle peut accroître sa propre perfection, ce qui peut ne
pas être le cas pour un autre individu. Pourtant, on pourrait essayer de
considérer l'ensemble des individus humains, et tenter d'en dégager un exemple
global de nature humaine, pour lequel on pourrait proposer un certain nombre de
choses assurément bonnes, ce qui semble possible si l'on continue d'explorer
cette nature humaine de façon logique. C'est ce projet que Spinoza envisage en
ces termes : " J'entendrai donc par bon dans ce qui va suivre, ce que nous
savons avec certitude qui est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du
modèle de la nature humaine que nous nous proposons. " . Dans l'éthique
spinoziste, le bien n'est donc pas autre chose que ce qui peut se révéler utile
au progrès de notre réalité, ce qui peut accroître notre perfection. Le bon ne
doit pas se chercher dans l'essence de ce que nous rencontrons, mais simplement
en nous. De la même façon, nous ne pouvons pas dire absolument d'un individu
qu'il est bon, car nous ne pouvons le juger bon que dans le rapport que nous
entretenons avec lui, c'est-à-dire dans l'estimation comparative qu'il n'y a
rien en lui qui s'oppose à notre puissance : " ils [le bon et le mauvais]
n'indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en
elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser ou des notions que
nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. " .
Or l'enjeu de ces précisions terminologiques n'est pas anodin, puisque, outre
le fait qu'elles redéfinissent précisément ces notions-clés de tout système
moral, elles permettent d'entrevoir comment Spinoza va pouvoir concilier la vie
affective et le perfectionnement de l'individu. En effet, alors que le De
Affectibus avait présenté l'ensemble des manifestations de l'affectivité,
qu'elles soient vecteurs de joie ou de tristesse, il s'agit à présent de
considérer quels affects sont bons et quels autres sont mauvais, c'est-à-dire
lesquels sont utiles et quels autres sont nuisibles à notre perfectionnement.
Car l'affectivité n'est pas incompatible avec l'épanouissement de l'être, puisque,
comme on l'a vu dans le De Affectibus, chaque moment de joie traduit un passage
d'une moindre à une plus grande perfection. La joie est donc fondamentalement
bonne, puisqu'elle procède de ce passage à un degré supérieur de perfection.
Or, nous avons également vu que, résultant d'idées inadéquates, les affects de
joie pouvaient facilement verser dans l'excès contraire, du fait qu'ils
dépendent d'un grand nombre de causes extérieures à nous, dont nous n'avons
qu'une connaissance confuse. Ainsi s'explique facilement l'exigence de
certitude (" certo ") formulée par Spinoza dans la préface et
introduite également dans les définitions du bon et du mauvais, qui précèdent
le développement du De Servitute : " J'entendrai par bon ce que nous savons
avec certitude nous être utile. J'entendrai par mauvais, au contraire, ce que
nous savons avec certitude empêcher que nous ne possédions un bien. " . On
comprend facilement, en effet, que si une joie traduit un passage à une
perfection plus grande, une joie de plus en plus assurée et garantie par une
connaissance certaine, permettra un épanouissement de plus en plus constant, et
préservé du risque de rechute vers moins de perfection. C'est déjà cette idée
qui permettait à Spinoza de dire que l'acquiescentia in se ipso pouvait
exprimer une joie beaucoup plus grande que la simple satisfaction d'avoir bien
agi, une joie plus constante et plus stable. Or ce processus de
perfectionnement reposait entièrement sur la possibilité de l'âme, non plus
d'imaginer par le biais d'autrui ce que pouvait être sa puissance d'agir, mais
bien de concevoir, par elle-même, toute sa potentialité d'action : " Quand
l'âme se considère elle-même et considère sa puissance d'agir, elle est joyeuse
; et d'autant plus qu'elle s'imagine elle-même et imagine sa puissance d'agir
plus distinctement. " . Ainsi Spinoza avait-il déjà introduit, dans le De
Affectibus, l'importance de la connaissance la plus certaine dans
l'appropriation active de certains affects. On commence donc à entrevoir le
rôle qui reviendra à la Raison, dont la mission fondamentale consistera à
connaître avec certitude ce qui nous est utile ou nuisible. Cette évaluation,
pour être certaine, doit donc dépasser le premier mouvement spontané du
conatus, elle doit procéder d'une démarche rationnelle, mais cette démarche n'a
pas pour but de s'opposer au conatus, elle doit au contraire guider cet élan
essentiel. C'est en cela que ces définitions permettent d'ores et déjà de voir
comment Spinoza compte concilier affectivité, rationalité et perfectionnement.
Les manifestations de la vie affective ne doivent donc pas être
systématiquement accusées de faire obstacle au développement de la Vertu en
dissimulant la vérité de ce qui est bien. Et d'ailleurs, ceci montre en quoi
l'Ethique de Spinoza diverge des autres conceptions morales : en effet si l'on
admet que le bon et le mauvais n'indiquent rien de positif dans les choses, on
comprend qu'il est vain de faire de la raison la faculté de discerner ce qui
est bien dans quelque chose ou dans quelque action, comme le fait par exemple
Descartes dans l'une de ses lettres à Elisabeth, lorsqu'il écrit que "le
droit usage de la raison, donnant une vraie connaissance du bien, empêche que
la vertu ne soit fausse " . Pour Descartes qui conçoit le bien comme quelque
chose qui peut être appréhendé dans le monde extérieur à l'individu, la vérité
est la garantie de la vertu et de la morale, et toutes les défaillances dans
ces domaines sont imputables à une erreur de discernement dans la vérité, qui
fait que nous ne savons pas clairement si une chose est bonne ou mauvaise.
Spinoza, au contraire, attribue suffisamment de positivité dans une idée, même
fausse, pour ne pas croire que la seule vérité d'une autre idée annulerait
purement et simplement l'idée fausse : " Rien de ce qu'une idée fausse a
de positif n'est ôté par la présence du vrai, en tant que vrai. " . Pour
Spinoza, une idée fausse peut subsister aux côtés d'une idée vraie, comme nous
pouvons continuer d'imaginer que le soleil est distant de la Terre de deux cents
pieds même lorsque nous connaissons la vraie distance qui nous en sépare :
" quand elle est connue, l'erreur certes est ôtée, mais non l'imagination
" . On ne doit donc pas penser que la raison peut lutter contre les
passions par la simple connaissance vraie de ce qui est bien hors de soi, et le
combat doit être d'une autre nature qu'il faudra déterminer : voilà l'objectif
du De Servitute.
La connaissance contre les passions
Et pour déterminer ce champ d'action où la Raison sera en mesure de vaincre les
affects passifs, qui diminuent notre perfection et qui peuvent donc être dits
mauvais, Spinoza entreprend de chercher à l'intérieur des affects ce qui leur
donne cette force si souvent supérieure à celle de l'âme humaine. Pour ce
faire, Spinoza n'emploie pas une autre méthode d'explication que celle dont il
s'est servi jusqu'alors, reposant sur l'idée que toutes les choses peuvent être
rapportées à quelques grandes lois qui régissent l'ordre naturel, qu'il
convient de connaître si l'on veut en tirer profit. Par conséquent, les affects
suivent ces règles, et leur force, comme la force de n'importe quelle autre
chose, doit procéder de cette loi fondamentale concernant le rapport des
puissances, que Spinoza énonce sous la forme d'un axiome, et qui supportera
l'ensemble des démonstrations à venir : " Il n'est donné dans la Nature
aucune chose singulière qu'il n'en soit donné une autre plus puissante et plus
forte. Mais, si une chose quelconque est donnée, une autre plus puissante, par
laquelle la première peut être détruite, est donnée. " . Ce principe
simple, dont les termes si généraux peuvent englober la totalité de la nature,
résume "l'unique loi commune à laquelle est d'emblée soumis le monde
pratique ", pour reprendre des termes de P. Macherey, qui approfondit
longuement la portée de cet axiome, au début de son livre sur la quatrième
partie de l'Ethique . En effet, cet énoncé plante en quelque sorte l'unique
décor devant lequel se jouent les rencontres entre toutes les choses de la
nature : tout d'abord il affirme l'unité de cette nature dans laquelle aucun
individu ne peut être considéré comme se suffisant à lui-même, en ayant le
pouvoir de s'affranchir de tout rapport avec les autres composantes du monde.
De plus, il réduit le mécanisme d'organisation de la nature à une comparaison
entre chaque puissance, de laquelle naît un rapport de force permanent : "
il doit toujours y avoir ", poursuit P. Macherey, "en raison du fait
que cette puissance est finie et donc se mesure par un degré déterminé, une
puissance de degré supérieur qui, au terme du conflit qui l'oppose à elle, est
susceptible de la dominer. " . Et ce principe fondamental, formulé comme
axiome, ce qui en souligne encore l'universalité, s'applique totalement à la
nature humaine : l'homme lui-même est nécessairement impliqué dans ce rapport
de forces, puisque les causes de ses passions sont par définition extérieures à
son essence. D'autre part, il est impossible de concevoir qu'un individu
puisse, d'une manière ou d'une autre, s'affranchir totalement de ses rencontres
avec les choses extérieures (il faudrait alors admettre, explique Spinoza, que
rien n'altérerait son existence et que cet individu ne périrait jamais, ce qui
est absurde). Ainsi "l'homme est nécessairement toujours soumis aux passions,
suit l'ordre commun de la Nature et lui obéit, et s'y adapte autant que la
nature des choses l'exige. " . S'il faut donc chercher de quelle manière
nous pouvons nous libérer des passions, ce n'est pas en concevant l'homme
"comme un empire dans un empire ", bien au contraire il faut prendre
solidement conscience que nous devons, par nature, composer avec les choses
extérieures, parmi lesquelles, selon l'axiome, certaines ont une puissance
supérieure à la nôtre, mais d'autres peuvent nous être soumises.
Et par la suite, puisque toutes les choses obéissent aux même lois, Spinoza va
pouvoir étendre ce rapport de force universel aux affects eux-mêmes. En effet,
en tant qu'il arrive si souvent qu'ils dominent la puissance de l'âme humaine,
nous pouvons donc leur attribuer une force particulière, au même titre que les
autres choses, et dont l'origine ne réside pas en nous mais dans la puissance
de la cause extérieure qui la fait exister. Et nous pouvons même imaginer,
comme le fait P. Macherey, qu'elles sont "animées par un conatus qui les
fait persévérer dans l'être " , au détriment de notre propre désir
d'accroître notre perfection. Par ces principes fondamentaux, Spinoza laisse
donc entrevoir l'unique moyen de lutter contre les passions, qu'il énonce dans
la proposition 7 : " Un affect ne peut être réduit ni ôté sinon par un
affect contraire, et plus fort que l'affect à réduire. " . Ce n'est qu'en
participant activement au rapport de force que se livrent en nous les affects,
que nous pourrons parvenir à maîtriser ceux qui sont mauvais. D'ailleurs
Spinoza affirme dans la proposition 8 que la connaissance du bon et du mauvais
n'est pas autre chose qu'une manifestation de l'affectivité, puisqu'elle
s'exprime avant tout comme "l'affect de la Joie ou de la Tristesse, en
tant que nous en avons conscience. " . Ce n'est donc que parce que l'âme a
conscience des manifestations affectives qui ont lieu en elle (c'est-à-dire
lorsqu'elle a l'idée de l'accroissement et de la diminution de sa puissance
d'agir), qu'elle fait une distinction entre ce qui lui est utile ou non, mais
cette distinction n'a rien d'un jugement extrinsèque à la vie affective : la
conscience de la Joie ou de la Tristesse est l'idée d'un affect et, en cela,
elle est elle-même une forme d'affect. Spinoza montre ainsi que nous ne devons
pas prêter à la connaissance la froideur d'un raisonnement réfléchi mais que
cette connaissance peut et doit se développer à l'intérieur de cette vie
affective dont elle est indissociable. C'est cette conception de la connaissance
du bon et du mauvais qui permet à Spinoza d'expliquer pourquoi elle "ne
peut, en tant que vraie, réduire aucun affect, mais seulement en tant qu'elle
est considérée comme un affect. " . On a vu, en effet, qu'il n'y avait
qu'un moyen pour qu'un affect soit réduit, à savoir qu'un affect contraire et
plus fort lui soit opposé. Or la vérité d'une connaissance est d'une autre
nature et, comme l'a expliqué Spinoza dans la première proposition, une idée
fausse possède suffisamment de positivité pour pouvoir subsister, même aux
côtés d'une connaissance vraie. C'est donc seulement parce que la connaissance
du bon et du mauvais, dans sa dimension affective, est plus forte qu'un affect
passif qu'elle peut le réduire ou le détruire, et non parce qu'en tant que vraie,
elle permettrait à l'homme de faire un choix assuré vers ce qui est bien.
Le terrain de lutte contre les passions se dessine donc peu à peu : seule la
connaissance considérée comme un affect issu du conatus, qui donne spontanément
et plus ou moins adéquatement une idée de ce qui nous est utile ou nuisible,
peut réduire les passions qui nous asservissent, et réciproquement, favoriser
les affects qui augmentent notre perfection. Et cette connaissance, parce
qu'elle est justement considérée comme un affect, peut tout à fait être à
l'origine de désirs, c'est-à-dire de penchants à agir : ainsi, on comprend
qu'une connaissance certaine de ce qui est bon peut pousser à agir dans un
certain sens, et un sens éthique puisqu'il se dirige forcément vers ce qui est
bon, donc vers ce qui est utile pour soi. Par conséquent, la morale proposée
par Spinoza n'est pas une morale du devoir, qui proposerait des préceptes
froids et inanimés, au contraire le chemin à suivre découle naturellement des
progrès de notre connaissance qui accompagne nos premiers élans spontanés en
les organisant, en les rendant plus sûrs. La connaissance n'est donc pas en
contradiction avec le conatus, l'un et l'autre poussent naturellement à agir
dans un certain sens, et n'imposent rien qui soit contraire à nos désirs.
Spinoza écarte donc tous les préceptes moraux qui font de la raison, en tant
que faculté d'évaluer le bien et le mal, l'arme absolue contre les passions.
Les auteurs de ces préceptes (notamment Descartes, mais encore les Stoïciens)
qui partageaient sans aucun doute avec Spinoza la même ambition de dépasser
cette lutte permanente entre l'âme et les passions, font reposer leur morale
sur l'idée illusoire d'une volonté forte et autonome, capable de choisir entre
deux alternatives celle qui est vraiment la meilleure, tout à fait librement,
par un procédé que Descartes décrit dans les Méditations métaphysiques : "
elle [la volonté] consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou
ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt
seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que
l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons
point qu'aucune force nous y contraigne. " . Mais cette conception du
pouvoir de la volonté et de la raison sur les passions implique certains
principes que Spinoza ne peut admettre : d'une part, le libre arbitre,
c'est-à-dire la possibilité d'agir sans "qu'aucune force nous y contraigne
", ce que l'Ethique a démenti à plusieurs reprises, d'autre part le
morcellement de l'individu humain en facultés telles que l'entendement, la
volonté ou l'imagination, facultés indépendantes, bien qu'interagissantes de la
même façon que des rouages à l'intérieur d'une machine, ce qui ne s'accorde pas
avec l'unité de l'individu spinoziste, dont toutes les parties sont absolument
solidaires, et mues ensemble par le même effort.
Par ailleurs, la conception de Descartes selon laquelle la connaissance vraie
du bien et du mal permet un choix assuré, se heurte à l'adage classique, sans
doute écrit par Ovide et rapporté par Spinoza : " Je vois le meilleur et
je l'approuve, je fais le pire. " . En effet, la connaissance la plus
certaine du bon n'implique jamais directement que l'on agisse en conséquence, car
l'individu est toujours davantage attiré par ce qui lui semble le plus
immédiatement utile. C'est d'ailleurs ce que Spinoza souligne à la proposition
18 : " Un désir qui naît de la Joie est plus fort, toutes choses égales
d'ailleurs, qu'un désir qui naît de la Tristesse. " .
Une fois encore, Spinoza dénonce l'idée que nous soyons capables de nous
imposer une action qui ne serait pas susceptible de nous procurer de la joie.
Ce devoir, qui s'opposerait à notre vouloir, ne peut être accompli qu'avec
difficulté, puisqu'aucun mobile affectif de joie ne le motive. Il peut même ne
pas être accompli du tout, et dans ce cas la formule d'Ovide est encore
confirmée. Spinoza sous-entend donc que le devoir ne doit pas être imposé, mais
qu'il peut simplement naître de la connaissance certaine de ce qui est bon, et,
dans tous les cas, on ne fera jamais mieux quelque chose que si l'on est
motivé, par la joie, pour le faire. Une fois encore, le meilleur champ d'action
contre les passions semble être celui où l'affectivité est mise en valeur, et
non celui où elle est récusée.
Spinoza poursuit donc sa redéfinition des notions essentielles de la morale, en
expliquant que la connaissance du bon et du mauvais ne peut rien contre les
passions en tant qu'elle est vraie, mais en tant qu'elle fournit la certitude
que telle chose est bonne pour nous, et qu'en cela nous soyons poussés à former
des désirs susceptibles de s'imposer contre les passions, selon la règle du
rapport de force. De même, la Raison, puis la Vertu, vont être rapportées à la
recherche de la connaissance de l'utile propre, c'est-à-dire que Spinoza va les
introduire dans la logique de désir qui pousse à être actif. Mais de ce que
l'on vient de voir, on peut déjà imaginer que la Raison et la Vertu, définies
par Spinoza, doivent, elles aussi, être des manifestations de l'affectivité,
dont la fonction serait d'organiser cette affectivité, non pas de l'extérieur,
mais en s'accordant avec le conatus. Ainsi les propositions 19 à 28, dans
lesquelles Spinoza présente et approfondi l'importance du rôle de la Raison et
de la Vertu, vont permettre d'entrevoir peu à peu sur quelle voie nous mène le
De Servitute, et en quoi il introduit le De Libertate.
Le rôle de la Raison dans l'organisation du Désir
Et Spinoza va tout d'abord montrer que Raison et désir ne sont pas deux choses
complètement différentes. En effet, nous avons vu que même spontanément, même
inadéquatement, nous étions toujours déterminés, par notre essence, à nous
diriger vers ce qui semblait nous être utile, ce qui est rappelé dans la
proposition 19 : " Chacun appète ou a en aversion nécessairement par les
lois de sa nature ce qu'il juge être bon ou mauvais. " . Ainsi, même dans
l'état le plus primaire de notre connaissance des choses, même si nous nous
trompons, notre conatus nous pousse vers ce qui nous semble utile. Or la Vertu,
telle qu'elle a été définie au début de cette partie comme "l'essence même
ou la nature de l'homme en tant qu'il a le pouvoir de faire certaines choses se
pouvant connaître par les seules lois de sa nature. " , n'est pas autre
chose que ce conatus, mais sous une forme maîtrisée et active. La Vertu revient
donc à savoir ce qui est vraiment utile, et elle constitue en cela un aspect
plus perfectionné du conatus qui, au départ, ne se fait aider que par
l'imagination. Mais la Vertu est bien de la même nature que le conatus, dont
elle procède : " on ne peut concevoir aucune vertu antérieure à celle-là
(c'est-à-dire à l'effort pour se conserver). " . Le rapport de priorité
institué par cette proposition (et reformulé dans le corollaire : "
L'effort pour se conserver est la première et unique origine de la vertu.
" ), montre bien qu'on ne peut posséder la vertu sans posséder d'abord le
conatus, puisque c'est le perfectionnement, l'appropriation de cet effort
essentiel qui mène à la vertu. La vertu comme la connaissance du bon et du
mauvais est donc elle aussi une forme de la vie affective, qui organise cette
activité par l'intérieur, sans rupture avec l'élan spontané du conatus.
Mais il reste à savoir comment cette organisation est possible. Qu'est-ce qui
permet de libérer activement notre puissance, c'est-à-dire d'être vertueux ? La
définition VIII nous donne un élément de réponse : la vertu est le pouvoir de
l'homme "de faire certaines choses se pouvant connaître par les seules
lois de sa nature " , en d'autres termes : nous sommes vertueux lorsque
nous sommes actifs, lorsque nous connaissons adéquatement la détermination qui
nous pousse à agir. La vertu est donc indissociablement liée à la connaissance
adéquate, c'est-à-dire à la raison, qui n'a d'autre objet que la connaissance.
Cette connaissance est celle qui avait été définie dans le scolie II de la
proposition 40 du De Mente, à savoir celle qui tire son origine "de ce que
nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des
choses. " . Spinoza nomme ce mode de connaissance " Raison et
connaissance du deuxième genre " (" Rationem et secundi generis
cognitionem "). C'est donc en dépassant le stade de l'imagination, qui
nous donne des représentations tronquées, singulières et inadéquates des
choses, par la mise en œuvre de mécanismes mentaux de généralisation en notions
communes des causes qui forment en nous certains affects, que nous pouvons
prétendre organiser notre vie affective en formant des désirs plus adéquats,
c'est-à-dire dont la cause s'explique par nous-mêmes.
L'organisation du conatus, d'où naît la Vertu, n'est donc possible que par la
connaissance la plus adéquate de ce qui nous est utile ou nuisible. La raison
dans l'Ethique n'a donc pas ce rôle de superviseur de l'affectivité, cherchant
vainement à barrer le flux des désirs, comme c'est le cas dans Les passions de
l'âme de Descartes ou le De vita beata de Sénèque. Au contraire la raison doit
elle-même être à l'origine de désirs, car elle permet la connaissance certaine
des choses qui nous sont utiles et provoque donc des mouvements d'autant plus
assurés vers ces choses. Ainsi, comme l'écrit P. Macherey en termes clairs:
" vivre sous la conduite de la raison, ce n'est pas se soustraire à la loi
du désir, mais c'est l'appliquer autrement, en faisant que nous désirions ce
qui est réellement utile ". Se dessine alors la trame du cheminement vers
la liberté que proposera Spinoza à la fin du De Servitute et dans le De Libertate.
Et nous pouvons voir que dans cette trame le conatus s'entremêle avec la
connaissance de plus en plus intimement, et qu'une joie de plus en plus grande
peut naître de ce rapprochement constant, puisqu'en connaissant adéquatement ce
qui nous est utile nous sommes sûrs de n'éprouver de désir que pour ce qui nous
rendra réellement joyeux. La Raison se révèle donc être la condition
fondamentale de l'épanouissement de notre âme, dont la seule puissance est la
puissance de comprendre le plus adéquatement possible. Or, cet épanouissement
de l'âme qui perfectionne sa puissance d'agir, procure un sentiment de joie qui
correspond à l'acquiescentia in se ipso, telle que nous l'avions trouvée
définie dans le De Affectibus, c'est-à-dire une joie qui se renouvelle
"toutes les fois que l'homme considère ses propres vertus ou sa puissance
d'agir. ". Cette acquiescentia in se ipso était largement tributaire de
l'imagination mais, d'ores et déjà, sans que Spinoza n'en soit encore à
considérer ce que chaque affect peut avoir de bon ou de mauvais, nous pouvons
imaginer que cette connaissance du second genre ne peut qu'accroître et
affirmer cette joie, née de la considération de notre puissance d'agir.
Par ailleurs, dans une perspective encore plus générale, Spinoza conclut le
groupe de propositions concernant la Raison et la Vertu, en énonçant ce en quoi
pourrait consister l'ultime degré de perfection de l'âme, c'est-à-dire sa
béatitude : " Le bien suprême de l'Ame est la connaissance de Dieu et la
suprême vertu de l'Ame est de connaître Dieu. " . Et l'on peut en effet
dire que cette proposition arrive logiquement à la fin du groupe de
propositions sur la vertu et la raison, car Spinoza ne fait que pousser à leur
limite extrême de réalité tous les termes qui participent à la vertu : d'une
part l'âme, dont la puissance est puissance de connaître, or la connaissance la
plus parfaite est celle de Dieu, car elle revient à connaître adéquatement
toutes les choses en les concevant telles qu'elles sont en Dieu. D'autre part
et par conséquent, on peut dire avec Spinoza que la plus grande vertu de l'âme,
c'est-à-dire sa pleine activité maîtrisée, ne réside dans rien d'autre que dans
l'action de connaître Dieu. Par cette dernière proposition, Spinoza présente
ainsi explicitement ce que peut être le modèle de la nature humaine qu'il
évoquait dans la préface, qui devait constituer l'ultime degré de perfection
dont on pouvait se rapprocher. Et, si cette proposition reste encore très
théorique et très floue, elle fait voir que Spinoza ne perd jamais de vue
l'entreprise de libération qu'il proposait dés le début de l'Ethique, qui doit
consister dans l'orientation du conatus dans un certain sens, vers un
perfectionnement certain de notre puissance d'agir par la Raison, qui permet de
s'approprier l'élan spontané du conatus. On peut d'ailleurs citer Gilles
Deleuze, qui, dans son "Index des principaux concepts de l'Ethique ",
souligne en termes clairs cette appropriation de l'affectivité : " Le
conatus comme effort réussi, ou la puissance d'agir comme puissance possédée
s'appellent Vertu. C'est pourquoi la vertu n'est rien d'autre que le conatus,
rien d'autre que la puissance, comme cause efficiente, dans les conditions
d'effectuation qui la font être possédée par celui qui l'exerce. " . Considérées
sous cet angle, ces notions traditionnelles de Raison et de Vertu peuvent
s'intégrer parfaitement dans une œuvre que l'on qualifiait, dès les premières
lignes de ce mémoire, d'éthique de la joie et de l'affectivité, "ainsi
", écrit d'autre part R. Misrahi, "la possibilité de la connaissance
réflexive est donnée dans la structure même de l'affectivité. " . Et une
fois posées ces potentialités d'action, Spinoza va pouvoir véritablement
chercher quels affects peuvent être maîtrisés par la Raison, c'est-à-dire quels
sont ceux qui peuvent participer à l'affermissement de notre Vertu.
Car il est nécessaire avant tout de déterminer l'utilité et la nocivité des
éléments de la vie affective, en tant qu'ils représentent les manifestations de
notre rapport aux choses. Or, comme l'homme est fondamentalement impliqué dans
l'interaction entre toutes les choses de la Nature (ainsi que l'a énoncé le
corollaire de la proposition 4), sa seule condition de libération n'est pas un
illusoire repli sur lui-même, mais la connaissance approfondie du meilleur
rapport possible qu'il puisse entretenir avec le reste des composantes du
monde. Ceci justifie donc que Spinoza entreprenne, dans une large partie du De
Servitute qui va de la proposition 51 à la proposition 58, un descriptif des
affects, sur le modèle de celui qu'il avait composé dans le De Affectibus, à la
différence qu'il ne s'agit plus, à présent, d'expliquer leur fonctionnement,
mais plutôt de juger s'il est possible ou non que ces affects puissent être
organisés par la Raison dans le sens de la Vertu, s'il est donc possible qu'ils
participent au perfectionnement de la connaissance qui, en tant que
rationnelle, est qualifiée par Spinoza de connaissance du second genre.
Et l'on pourrait imaginer que cette classification des affects puisse
s'effectuer facilement, d'après la règle simple que les affects de joie,
puisqu'ils expriment le passage à une plus haute perfection, sont forcément
bons, et que, réciproquement, les affects de tristesse, qui traduisent une
déperdition de perfection, sont systématiquement mauvais. Or cette
classification spontanée est celle qui résulte d'une connaissance du premier
genre, une connaissance imaginative qui ne prend pas de recul vis-à-vis des
choses qu'elle considère, et qui nous soumet à des affects dont les causes sont
presque entièrement hors de nous. La joie qui peut alors en résulter est tout
aussi fragile et incontrôlable. La connaissance rationnelle doit, au contraire,
dépasser cette tendance spontanée à aller vers n'importe quelle forme de joie,
pour déterminer avant tout quels affects de joie sont suffisamment en notre
pouvoir pour ne pas verser dans l'excès, à nos dépens, et provoquer ainsi plus
de mal que de bien. Spinoza nous rappelle donc, dans la proposition 41 qui
introduit la classification des affects, que "la Joie n'est jamais
mauvaise directement mais bonne ; la Tristesse, au contraire, est directement
mauvaise " . Ainsi, dans leur forme primaire, la Joie ou la Tristesse sont
fondamentalement bonne ou mauvaise, puisqu'elles n'existent que par le
sentiment d'un passage vers plus ou moins de perfection, dans l'âme. Mais le De
Affectibus a montré que les affects procédaient souvent d'une grande complexité
qui faisait intervenir la représentation des choses extérieures. On ne peut donc
pas qualifier trop rapidement tous les affects de joie, d'utiles, et tous les
affects de tristesse, de mauvais : il est important, avant tout, de déterminer
si ces affects parviennent à survivre à une connaissance adéquate des
propriétés des choses. C'est à cette question que Spinoza se propose, à
présent, de répondre.
-II Le contentement de soi le plus grand possible
Et, parmi l'ensemble des affects passés au crible par Spinoza, dans cette partie du De Servitute, on retrouve l'acquiescentia in se ipso, qui va devoir également répondre de sa compatibilité avec la connaissance rationnelle, et ce dans la proposition 52, que Spinoza rédige ainsi : " Le Contentement de soi peut tirer son origine de la Raison, et seul ce contentement qui tire son origine de la Raison, est le plus grand possible " . Et l'énoncé de cette proposition confirme ce que l'on évoquait plus haut, à savoir que l'acquiescentia, qui, dans le De Affectibus était décrite comme un affect de joie, ne doit pas d'emblée être considérée comme bonne dans tous les cas, mais elle peut, c'est-à-dire sous certaines conditions, être appropriée rationnellement. Aussi peut-on noter dans l'énoncé de cette proposition 52 une dichotomie tacite entre deux formes d'acquiescentia in se ipso : en même temps que Spinoza qualifie le contentement qui tire son origine de la Raison de "plus grand possible ", il sous-entend l'existence d'une autre forme de contentement qui n'aurait pas suffisamment de rapport avec la connaissance rationnelle pour pouvoir s'intégrer parmi les affects véritablement bons. Mais avant de découvrir quelle est cette forme d'acquiescentia qui ne peut que stagner dans le domaine de la passivité, considérons quel est ce plus grand contentement possible, qui tire son origine de la Raison.
L'appropriation rationnelle de l'acquiescentia
C'est encore une fois par une progression lente mais constante du niveau de
perfection de l'acquiescentia, que Spinoza va pouvoir affirmer qu'elle peut
naître de la Raison. En effet, ce contentement n'est pas différent de celui
défini dans le De Affectibus, ce qui est d'ailleurs souligné par le rappel de
la définition 25 des affects, en introduction de la démonstration.
Fondamentalement, l'acquiescentia in se ipso reste "la Joie née de ce que
l'homme considère sa propre puissance d'agir. ". Mais les conditions de
considération par l'âme de sa puissance d'agir franchissent ici une nouvelle
étape, dont la possibilité s'appuie sur la proposition 3 du De Affectibus,
d'après laquelle l'âme est active lorsqu'elle conçoit l'idée adéquate
d'elle-même, c'est-à-dire lorsqu'elle agit sous la conduite de la Raison.
Ainsi, lorsqu'elle est active et qu'elle fonctionne rationnellement, l'âme
conçoit l'idée adéquate d'elle-même, puisqu'elle conçoit une idée telle qu'elle
est en Dieu, en tant qu'il s'explique par l'âme humaine. Donc, dès lors que
l'âme forme cette idée adéquate, elle se considère elle-même comme partie de
l'entendement infini de Dieu. Cette possibilité de considération de l'âme par
elle-même lorsqu'elle conçoit une idée adéquate avait été donnée dans la
proposition 58 du De Affectibus, et nous avait servi à esquisser les conditions
de rationalisation de l'affect d'acquiescentia . On peut donc constater qu'il
n'y a pas de rupture dans l'évolution du contentement, puisque cet affect
réapparaît dans le De Servitute à ce niveau de considération fondée sur les
idées adéquates et la connaissance rationnelle.
Dans cette proposition 52, Spinoza va donc simplement, et explicitement cette
fois, associer l'acquiescentia in se ipso à la Raison et à la Vertu (dont le
sens est rappelé : " la vraie puissance d'agir de l'homme ou sa Vertu est
la Raison elle-même, que l'homme considère clairement et distinctement "
). En effet, puisque l'âme, lorsqu'elle exprime activement sa puissance de
comprendre (donc lorsqu'elle exprime sa Vertu) conçoit des idées adéquates,
elle conçoit également l'idée adéquate de son fonctionnement rationnel. Ainsi,
en concevant sa puissance d'agir adéquatement, l'âme franchit une nouvelle
étape dans ses possibilités de se considérer elle-même, qui doit donc provoquer
une acquiescentia in se ipso plus forte et plus assurée. Il y a donc, à ce
niveau, un rapport très intime entre la Raison et le contentement de soi : en
effet, c'est la Raison qui permet à l'âme de former des idées adéquates, et
c'est par ces idées adéquates que l'âme peut se considérer elle-même
adéquatement et faire naître l'acquiescentia in se ipso. Sous cet angle, on
voit comment Spinoza peut écrire que le contentement de soi "tire son
origine de la Raison ".
Par cette proposition 52, Spinoza fait donc progresser l'acquiescentia in se
ipso dans son perfectionnement, en la faisant naître de la connaissance
rationnelle. Mais rien en elle n'est fondamentalement transformée, elle naît
toujours de ce que l'homme considère sa puissance d'agir. Et la considération
elle-même n'est pas d'une autre nature que celle qui était présentée dans le De
Affectibus, mais elle s'adapte simplement au progrès de la connaissance
présenté par Spinoza : ce progrès fait que le contentement de soi ne naît plus
d'une considération inadéquate de l'âme par elle-même, dont on a vu que, dans
le premier genre de connaissance, elle se révélait être une fausse
considération, davantage issue des affects d'autrui que de la véritable puissance
de comprendre de l'âme. A présent, cet affect naît de l'activation des
capacités rationnelles de l'âme, qui s'exprime activement par des idées
adéquates et considère à un plus haut degré de perfection sa propre puissance
d'agir.
Voilà donc ce qui permet à Spinoza d'affirmer que le contentement de soi peut
naître de la Raison, mais également qu'il est le plus grand possible. En effet,
ce qualificatif qui est encore une fois présenté comme le terme d'une tendance,
d'une échelle de perfectionnement possible, en l'occurrence le terme maximal de
cette tendance (" summa est, quæ potest dari "), dérive simplement du
perfectionnement des conditions d'existence de l'acquiescentia in se ipso, qui
ne la modifient pas, mais la font progresser vers plus de perfection. Ainsi,
telle qu'elle est définie dans cette démonstration de la proposition 52,
l'acquiescentia in se ipso est la plus grande possible du simple fait que la
puissance d'agir de l'âme et les conditions de considérations de cette
puissance d'agir sont elles-mêmes arrivées à leur plus grande perfection
possible, du moins à cette étape de l'Ethique. L'âme qui se considère elle-même
adéquatement ne fait pas intervenir autre chose que sa seule puissance d'agir.
Le rapport de soi à soi, qui résultait, comme on l'a vu dans la première
partie, d'une fausse conscience dans le De Affectibus, est ici complètement
autonome, ce que souligne Spinoza dans la dernière partie de sa démonstration :
" De plus, tandis que l'homme se considère lui-même clairement et distinctement,
c'est-à-dire adéquatement, in ne perçoit rien sinon ce qui suit de sa propre
puissance d'agir, c'est-à-dire de sa puissance de connaître ; de cette seule
considération donc naît le contentement le plus grand qu'il puisse y avoir.
" .
Ce contentement de soi qui ne naît pas de la Raison
Mais cette dernière phrase rappelle la restriction énoncée par Spinoza dans la
formulation de la proposition 52 : " seul ce contentement qui tire son
origine de la Raison, est le plus grand possible. ", restriction qui
remettait en cause l'idée que l'acquiescentia, en tant qu'affect de joie,
puisse être absolument bonne. Et le scolie qui suit cette proposition peut
permettre de comprendre ce qui pourrait empêcher le contentement de soi de
franchir l'étape de la connaissance rationnelle. Celui-ci commence par la
phrase "le Contentement de soi est en réalité l'objet suprême de notre
espérance. " . Cette traduction de Ch. Appuhn présente l'inconvénient
d'objectiver le contentement de soi et d'en faire un but à atteindre dans un
futur presque transcendant. Or l'acquiescentia in se ipso ici décrite est tout
à fait intégrée à la vie quotidienne de l'homme, puisqu'elle est associée au
conatus, et liée à la proposition 25 qui énonce que "personne ne s'efforce
de conserver son être à cause d'une autre chose " . L'effort ainsi décrit
est celui ressenti par chacun à tout moment de son existence. Par conséquent,
lorsque Spinoza nous dit que le contentement de soi est l'objet suprême de
notre espérance, il faut sans doute comprendre que l'acquiescentia est le
meilleur, dans le registre des affects, puisqu'il est justement le mobile
affectif sous-jacent au conatus, autrement dit à tous les autres désirs de joie
: si nous tendons à exprimer notre effort à persévérer dans l'être, c'est qu'il
existe une joie particulière, liée à notre activité, qui, si l'on peut dire,
nous "récompense " à chaque fois que nous passons activement, donc
par nous-mêmes, à un plus haut degré de perfection. Cette joie est le
contentement de soi, qui s'exprime par delà les autres sentiments de joie, en
ce que celui-ci n'est pas dépendant des choses extérieures, mais de la
puissance la plus intime de l'âme. Aussi serait-il peut-être plus évident de
traduire, comme le fait P. Macherey, que le contentement de soi est simplement
"le mieux que nous pouvons espérer " , ce qui rend à cet affect sa
présence actuelle et permanente aux côtés du conatus, ainsi que sa position
parmi les autres affects, dont il ne se distingue que par le fait qu'il est,
d'après Spinoza, le meilleur. Dès lors, on comprend plus aisément la suite du
scolie qui met en relation une nouvelle fois l'acquiescentia et la louange, et
rapproche cet affect de la Gloire : " puisque ce contentement est de plus
en plus alimenté et fortifié par des louanges et, au contraire, de plus en plus
troublé par le blâme, nous sommes donc surtout conduits par la gloire et nous
pouvons à peine supporter une vie d'opprobre. " . Cette conception renvoie
directement aux caractéristiques de l'acquiescentia qui avaient été données
dans le De Affectibus, lorsque cet affect était considéré dans le domaine le
plus dépouillé de la connaissance, complètement abandonnée à l'opinion
d'autrui. Mais ceci s'explique justement par le besoin permanent de ressentir
cette joie accompagnée de l'idée de soi comme cause, qui motive le conatus dans
tous ses élans, et ainsi tous les moyens, même les plus élémentaires, sont bons
pour en être affecté. Par conséquent, s'il a été démontré qu'une certaine forme
de contentement de soi pouvait s'accorder avec la Raison, Spinoza souligne que
cet affect ne peut participer à la vertu de l'âme que si l'on utilise la Raison
pour en être vraiment maître, et qu'en dehors de cette condition, le
contentement de soi peut demeurer dans le domaine des passions, si l'on
persiste à se laisser séduire par l'opinion d'autrui, si facilement changeante.
On comprend à présent la restriction qu'avait faite Spinoza dans l'énoncé de la
proposition 52 : l'acquiescentia in se ipso la plus grande possible est celle
qui s'appuie sur la Raison, et qui naît de l'appropriation par l'âme de sa
puissance d'agir. En même temps que l'on accède à cette Vertu, il faut se
débarrasser de la tentation d'aller encore chercher dans l'opinion d'autrui la
confirmation que l'on a bien agi, ou que l'on est capable de bien agir, ce qui
se rapprocherait d'un désir de gloire.
Mais, encore une fois, le contentement de soi est rapproché de la gloire par
Spinoza. Et cela se voit encore lorsqu'il utilise le terme " acquiescentia
" dans le scolie de la proposition 58, traitant précisément de cet affect
de gloire, dont Spinoza dit qu'il peut, comme le contentement de soi, tirer son
origine de la Raison. Pour comprendre comment il est possible que la gloire,
liée par définition à l'opinion (Cf. Déf. 30 des affects), puisse naître de la
Raison, Spinoza renvoie à la définition de l'Honnête, dans le scolie I de la
proposition 37. Dans ce scolie, où sont définies des règles de conduites
dictées par la Raison pour la vie en société, Spinoza définit l'honnête par "
ce que louent les hommes qui vivent sous la conduite de la Raison " ,
c'est-à-dire dans le but sain de forger des liens d'amitié fondés eux-mêmes sur
la Raison, ceci nécessitant que l'homme honnête ne cherche pas à se servir de
son opinion, afin d'affecter quelqu'un de tristesse, pour son intérêt propre,
comme l'ambitieux pourrait le faire. Ainsi dans ce contexte rationnel,
l'opinion d'autrui, de laquelle naît la gloire, n'est plus un facteur de
désordre et d'aliénation, et cet affect est préservé du risque d'être aussi
changeant que l'opinion instable de la foule. Dans ces conditions, on comprend
le lien que Spinoza maintient entre le contentement de soi et la gloire. Car,
fondamentalement, la gloire est une manifestation du contentement de soi,
puisqu'elle concerne une action ou une potentialité d'action qui manifeste
notre puissance d'agir, à ceci près pourtant qu'elle fait intervenir
nécessairement l'avis d'autrui. On ne peut donc pas distinguer radicalement ces
deux affects, qui maintiennent le rapport ambigu qui avait été révélé dans le
De Affectibus, et qui franchit ici l'étape de la connaissance du second genre.
Mais, de même que dans le cas de l'acquiescentia in se ipso, un individu peut
rester prisonnier du désir exacerbé de rechercher la gloire à tout prix, en
sollicitant l'avis de n'importe qui. Et cette gloire, que Spinoza nomme, dans
le scolie de la proposition 58, Vaine Gloire, et qu'il définit comme " un
contentement de soi alimenté par la seule opinion de la foule " , ne peut
produire aucune joie stable, et ne se traduit que par le tourment d'une crainte
quotidienne (" quotidiana anxius "). En tant que telle, et comme ce
contentement de soi qui dépend de l'opinion et qui est condamné à rester plus
fort que l'âme et à l'asservir , " Cette Gloire ou ce contentement est
vraiment une vanité, car elle n'est rien. "
De cette comparaison ressort toute la complexité de l'entreprise de Spinoza de
vouloir classer les affects d'après ce qu'ils ont de bon ou de mauvais. Car
nous pouvions penser que le contentement de soi, qui s'exprimait par un fort
sentiment de joie sous-jacent à l'élan du conatus, devait être en cela, "
le mieux que nous pouvons espérer " en toute circonstance, c'est-à-dire
nous être absolument utile. Or il apparaît que lorsqu'elle reste soumise à des
causes extérieures telles que l'opinion, elle peut être davantage mobile de
tristesse et de passivité que de joie. Inversement, la gloire, dont la
définition reposant entièrement sur l'opinion d'autrui semblait lui conférer
une passivité perpétuelle, peut donc, dans certains cas, garantir une joie
paisible, assurée par l'honnêteté de ceux dont on sollicite l'avis. En cela,
Spinoza souligne une fois encore l'extrême complexité du jeu des affects qui
compose, en de multiples combinaisons, un nombre important de paramètres qu'il
faut isoler, si l'on veut accéder à une connaissance rationnelle, donc utile,
de ce qui peut seconder ou affaiblir cette connaissance.
Le perfectionnement de l'acquiescentia
Par les propositions 52 et 58 du De Servitute, Spinoza présente donc un
contentement de soi qui procède tout à fait logiquement de celui défini dans le
De Affectibus, dont les dernières propositions avaient amorcé un processus de
rationalisation qui s'accomplit ici pleinement, sous la forme du plus grand
contentement de soi que l'on puisse éprouver. En effet, dans ces lignes,
Spinoza poursuit la réalisation d'un certain nombre de potentialités de l'âme à
accéder à une plus grande connaissance. Dans le De Affectibus, ces mécanismes
s'étaient exprimés par la généralisation d'expériences singulières en une idée
globale de la puissance d'agir de l'âme, qui provoquait déjà un plus grand
contentement. En impliquant la Raison dans l'organisation de la puissance de connaître
de l'âme, cette généralisation franchit encore une étape, puisqu'elle s'exprime
par des idées adéquates des propriétés des choses, qui permettent à l'âme de
considérer encore mieux, et d'une manière plus autonome, sa puissance d'agir,
et d'éprouver une acquiescentia plus grande, la plus grande possible. Ainsi
Spinoza réaffirme-t-il la possibilité de l'affectivité de profiter du
perfectionnement de la connaissance : accéder à plus de science ne signifie pas
une diminution des manifestations de la vie affective, mais au contraire une
organisation et un renforcement de ces manifestations, qui leur font exprimer
plus fortement encore leur présence dans l'âme. De même, Spinoza réaffirme ce
que l'on avait déjà remarqué précédemment, à savoir le rôle essentiel de
l'acquiescentia comme mobile affectif du conatus : cet élan n'exprimerait pas
autant de force s'il n'était pas mû par l'espoir de plus en plus conforté d'une
joie étroitement liée à la nature de l'individu. Ceci met en lumière
l'extraordinaire dynamisme de l'Ethique, dans laquelle chaque élément essentiel
de l'individu, si intimement lié aux autres, leur communique son accroissement,
son perfectionnement, leur transmet son énergie au fur et à mesure qu'elle est
maîtrisée. Ainsi plus la connaissance se perfectionne, plus la joie est
constante et assurée, plus le conatus est motivé, et plus nous désirons
davantage de perfection. A cette étape du texte, on assiste donc à
l'appropriation de l'affectivité par la Raison, qui permet de former des idées
adéquates. Peu à peu, l'acquiescentia in se ipso se rapproche de la joie
paisible suggérée par son étymologie, puisque, à présent, elle n'est plus cette
joie qui pourrait être à tout instant renversée, mais l'assurance d'une joie
acquise et dont l'origine est uniquement en nous, et donc potentiellement
accessible à tous.
Dans ces propositions, Spinoza présente une forme perfectionnée de contentement
de soi, que l'on ne peut cerner qu'en se servant des éclaircissements
concernant le rôle de la Raison et de la Vertu dans la vie affective, exposés
dans la première partie du De Servitute. Mais à cette étape du texte, le
contentement de soi reste défini parmi tous les affects, et, en cela, il n'est
pas envisagé comme particulièrement remarquable, si ce n'est que Spinoza le
rapporte d'une manière explicite au dynamisme du conatus, et nous fait savoir
que cet affect " est le mieux que nous pouvons espérer " ,
c'est-à-dire le sentiment de joie le plus proche de l'expression de notre
activité, sous laquelle se rapportent toutes les autres formes de joie. Mais on
ne doit pas oublier que les affects participent à la vie concrète de l'individu
: ils ne siègent pas simplement en autarcie dans l'âme, mais ils provoquent des
désirs, des penchants à agir dans une certaine direction, vers certaines choses
extérieures. Or Spinoza montre, à la suite du groupe de propositions où étaient
classés les affects, que les désirs qui naissent de sentiments rationnels ne
peuvent se traduire que par des comportements raisonnables : " un Désir tirant
son origine de la Raison ne peut avoir d'excès. " . L'acquiescentia in se
ipso, comme affect actif, n'est donc pas un sentiment stérile de contentement
intime, mais sert de mobile à un ensemble de comportements vertueux de
l'individu envers tout ce qui l'entoure et, bien sûr en premier lieu, avec les
autres hommes. Cet affect actif, comme tous les autres, assure donc des
comportement sociaux rationnels et épanouissants, ce qui recoupe la proposition
35 du De Servitute, dans laquelle Spinoza écrit " Dans la mesure seulement
où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s'accordent toujours
nécessairement en nature " . Ainsi la volonté exprimée dans toute la
première partie du De Servitute d'élaborer, en quelque sorte, un " catalogue
" des affects, n'a pas pour objectif de proposer une morale d'ascète, mais
plutôt les conditions d'une vie pratique épanouissante, où, voyant le meilleur,
nous aurions la motivation de ne suivre que lui, c'est-à-dire de nous
débarrasser naturellement des passions, et en cela, d'être libres. Car la
libération de l'homme reste l'enjeu central de l'Ethique, et après avoir révélé
les conditions primordiales de possibilité de libération, à savoir la
connaissance rationnelle et l'organisation de l'affectivité, Spinoza, dans les
dernières propositions de cette quatrième partie, n'évoque plus simplement ce
que la Raison améliore en nous, au fur et à mesure des progrès que nous
faisons, mais explique clairement ce que nous pouvons objectivement viser, par
l'accomplissement total de notre vertu.
-III Le contentement intérieur souverain
Cette perspective éthique, présentée dans les propositions 67 à 73, exprime essentiellement l'affranchissement complet de tout ce qui pourrait être imposé à l'homme par des causes extérieures, jusqu'à l'idée de la mort elle-même, qui ne trouve plus sa place dans l'âme d'un homme qui désire directement ce qui est bon, ce qui l'épanouit, et qui n'agit pas dans la peur constante du nuisible, comportement qu'on ne devrait d'ailleurs pas nommer " action ", puisqu'il est motivé par une crainte. Cette perspective dégage donc une ambition de libération totale, qui laisse augurer de ce en quoi pourra consister le De Libertate. Mais avant de franchir cette nouvelle étape, Spinoza achève le De Servitute par un récapitulatif du cheminement suivi dans cette partie, sous la forme d'un appendice. Et cet appendice, outre le fait qu'il est utile à la compréhension du texte, permet également d'envisager en quoi elle s'inscrit dans une perspective plus large, qui est celle de toute l'Ethique. Car les chapitres de l'appendice sont placés à la suite des propositions sur l'homme libre : l'ambition de Spinoza est donc clairement dévoilée et le résumé de la thèse du De Servitute est alors tourné plus spécialement dans le sens de cette liberté. D'ailleurs, dans ces lignes, on retrouve évoquée l'acquiescentia, qui passe d'un simple contentement de soi à un contentement plus profond : un contentement intérieur.
L'intériorisation du contentement
C'est en effet au chapitre 4 de l'appendice que Spinoza substitue pour la
première fois l'animi acquiescentia à l'acquiescentia in se ipso, et cette
dernière forme de contentement n'apparaîtra désormais plus, dans la suite du
texte. Cette substitution survient après que Spinoza a résumé les traits
essentiels du perfectionnement possible de l'homme : il faut d'abord être
conscient que nous sommes une partie de la Nature, " qui ne peut être
conçue adéquatement par elle-même sans les autres individus " (chap.1), il
faut savoir, ensuite, que seuls les désirs qui se rapprochent de l'âme, en tant
qu'elle est active, peuvent provoquer des actions droites, c'est-à-dire guidées
par la Raison (chap. 2), et qu'enfin seuls ces désirs, qui procèdent de notre
puissance, peuvent être dits absolument et toujours bons. Or ces remarques ne
décrivent pas des conditions statiques, que l'on concrétiserait ou que l'on ne
concrétiserait pas, mais elles présentent une tendance dans laquelle on peut
toujours avancer, et toujours tirer plus d'avantages : " il est donc utile
avant tout dans la vie de perfectionner l'Entendement ou la Raison autant que
nous pouvons ; et en cela seul consiste la félicité suprême ou béatitude de
l'homme ; car la béatitude de l'homme n'est rien d'autre que le contentement
intérieur lui-même " . Le chapitre 4 exprime donc, presque brutalement, ce
que l'on peut attendre de son propre perfectionnement : la béatitude,
c'est-à-dire une joie constante qui trouve sa cause en soi seul et qui, en
cela, n'est pas différente de l'acquiescentia in se ipso. Mais, à présent,
l'âme est capable de former des idées adéquates, et donc de se considérer
elle-même et sa puissance d'agir, non plus comme des objets extérieurs à elle,
comme son image dans un miroir, mais de se considérer presque immédiatement, puisque
l'idée adéquate qu'elle a d'elle-même est identique à celle qui est en Dieu :
elle est donc claire et distincte, et ne s'explique que par elle-même. Le
contentement de soi devient donc contentement de l'âme, contentement intérieur,
ce qui exprime l'intériorisation et l'assurance du rapport de soi à soi. En
effet, comment l'âme pourrait-elle encore craindre que le contentement qu'elle
ressent ne soit pas durable ? Dans le chapitre 3, Spinoza a rappelé à juste
titre que " nos actions, c'est-à-dire ces Désirs qui sont définis par la
puissance de l'homme ou la Raison, sont toujours bonnes " . Chacune de nos
actions est donc, pour soi, cause de joie, avec l'idée de l'accomplissement de
sa puissance d'agir. La Raison garantit ainsi une joie sereine et constante,
fortifiée par chacun de nos comportements. Par conséquent, à partir du moment
où nous sommes guidés par la Raison, nous participons à notre propre félicité,
puisqu'à chaque fois que nous agissons, nous sommes conscients de cette joie,
et nous tendons à vouloir persévérer vers une plus grande joie de cette nature,
dont l'ultime limite serait la félicité suprême, ou la Béatitude. En même temps
qu'il évoque cette joie actuelle, Spinoza projette donc un objectif final, lié
au plus haut degré de perfectionnement de l'entendement, qui dépasserait la
connaissance rationnelle, pour atteindre un genre supérieur de connaissance :
" perfectionner l'entendement n'est rien d'autre que connaître Dieu et les
attributs de Dieu, et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature.
" . Le terme " aussi " nous fait comprendre que la connaissance
rationnelle n'est plus une connaissance aliénante, comme l'était la
connaissance du premier genre, et qu'il n'y a pas de profonde rupture entre
cette connaissance rationnelle et la connaissance intuitive, qui en est le
perfectionnement logique. Nous pouvons donc vivre pleinement heureux par ce
deuxième genre de connaissance, mais nous pouvons encore aller plus loin, vers
la connaissance des choses telle qu'elle est en Dieu, et en cela accéder à un
bonheur suprême.
Spinoza esquisse donc ici ce qu'il développera dans la dernière partie de
l'Ethique, mais il montre également que la connaissance rationnelle est tout à
fait compatible avec une joie pleine et stable, qui représente une première
forme de béatitude. Et le dernier chapitre confirme cette possibilité d'être
pleinement heureux en suivant simplement ce que la Raison nous fait connaître.
Car même si, comme le rappelle Spinoza " nous n'avons pas un pouvoir
absolu d'adapter à notre usage les choses extérieures " , la Raison nous
permet de composer au mieux avec ces choses dont la puissance peut s'opposer à
la nôtre. En étant conscient de cela, " cette partie de nous qui se
définit par la connaissance claire, c'est-à-dire la partie la meilleure de
nous, trouvera là un plein contentement (plane acquiescet) et s'efforcera de
persévérer dans ce contentement. " . Ainsi, à cette étape du texte, la
joie la plus haute est celle d'une vie conforme à la Raison, c'est-à-dire,
comme l'avait défini la proposition 59, lorsque nous agissons par Raison, ce
qui " n'est rien d'autre que faire ces actions qui suivent de la nécessité
de notre nature considérée en elle seule " . De cette façon, et chaque
fois que nous agissons de la sorte, notre âme est éclairée sur sa puissance
d'agir et ressent ce contentement qui lui est à présent intimement rapporté.
Mais, encore une fois, les recommandations de Spinoza ne sont pas destinées à
un ascète qui penserait trouver le bonheur dans la seule méditation, et dans
l'isolement. Spinoza vise au contraire l'épanouissement de l'homme dans son
activité pratique et sociale. Aussi la connaissance rationnelle n'est-elle pas
un simple exercice mental, mais elle permet d'établir des rapports sociaux qui
soient eux-mêmes l'expression de l'activité de chacun, et non celle d'une
structure imposée et subie par tous. " L'homme qui est dirigé par la
Raison, est plus libre dans la Cité où il vit selon le décret commun, que dans
la solitude où il n'obéit qu'à lui-même " , nous dit la proposition 73,
puisque les hommes libres sont conduits naturellement par la Raison à agir dans
le sens de l'utilité commune, et ne sont pas dominés par la crainte. La
conduite droite de la vie, qui résulte de la connaissance rationnelle permet
ainsi que chacun s'accorde, et comprenne l'utilité commune, et ceci permet que
chacun éprouve la joie de vivre en suivant la Raison. L'acquiescentia se
traduit donc autant par une joie intérieure que par une sérénité au cours de
nos rencontres avec les autres hommes, ou les autres choses de la Nature.
Dans ces conditions, nous comprenons que la Raison puisse garantir une félicité
totale, si nous ajoutons à ce que nous pouvons concevoir quelques règles de
conduite dont nous savons qu'elles découlent de la Raison, bien qu'elles ne
nous soient pas complètement accessibles. Car la connaissance du deuxième genre
n'est pas une connaissance parfaite des choses, et notamment des affects, mais
elle nous permet toutefois d'intégrer ces règles qui nous sont utiles, sans les
subir, car la Raison nous fait savoir que nous en avons besoin, et en cela leur
application résulte d'une démarche active. On pourrait donc considérer
l'appendice du De Servitute comme un manuel rassemblant ces quelques règles
démontrées par la Raison, que l'on peut comprendre adéquatement ou bien
mémoriser, et qui garantissent une vie droite et joyeuse. C'est d'ailleurs
cette conception de vie joyeuse qui dépasse les limites du De Servitute, et que
l'on retrouve dans le scolie de la proposition 10 du De Libertate : " le
mieux que nous puissions faire, tant que nous n'avons pas une connaissance
parfaite de nos affects, est de concevoir une conduite droite de la vie,
autrement dit des principes assurés de conduite, de les imprimer en notre
mémoire et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui se
rencontrent fréquemment dans la vie, de façon que notre imagination en soit
largement affectée, et qu'ils nous soient toujours présents " . La
connaissance rationnelle peut donc s'accompagner, lorsqu'elle n'est pas la plus
parfaite possible, de quelques règles que l'on imposera à l'imagination, pour
pallier aux dernières lacunes concernant la maîtrise des affects. Toutefois
cette opération qui fait intervenir l'imagination, n'a pourtant rien d'une passion,
car l'homme y exprime sa connaissance adéquate des mécanismes imaginatifs, et
leur maîtrise, puisqu'il est capable d'intervenir dans ces mécanismes pour son
propre bien. Et Spinoza rappelle qu'" un contentement intérieur souverain
naît de la conduite droite de la vie " , c'est-à-dire qu'un homme peut
être pleinement actif dans ces conditions, et ressentir une joie suffisamment
puissante et constante pour motiver, souverainement, son désir de s'épanouir.
Le mobile affectif de la libération
Ainsi, d'après l'Ethique, vivre sous la conduite de la Raison est une première
forme de libération, tout à fait enviable. Le dernier chapitre de l'appendice
évoque un " plein contentement " et s'achève sur le constat qu'"
en tant que nous sommes connaissants " (" quatenus intellegimus
"), c'est-à-dire en tant que nous formons des idées adéquates, nous nous
accordons " avec l'ordre de la Nature entière " (" cum ordine
totius Naturæ "). Dans ces circonstances, nous affirmons donc activement
notre rapport avec le reste de la Nature. De plus, l'évocation de cette
conduite droite de la vie dans la cinquième partie, autrement dit dans celle
qui concerne la liberté de l'homme, signifie, elle aussi, la validité de cette
possibilité de libération. On peut donc remarquer d'ores et déjà le rôle
particulier de l'affect d'acquiescentia, dont l'importance s'est accrue, par
son perfectionnement, en contentement intérieur (" animi acquiescentia
"), puis en contentement intérieur souverain (" summa animi
acquiescentia "). A présent, en effet, le contentement détient ce rôle,
tout à fait particulier par rapport aux autres affects, de mobile affectif
indispensable à notre conatus. Ce rôle lui revenait déjà dans le De Affectibus,
puisque nous avons vu que, même dans le contexte d'une connaissance lacunaire,
l'individu tendait par nature à imaginer ce qui posait sa puissance d'agir, ce
qui s'expliquait par le contentement, ressenti par l'âme à chaque fois que
cette démarche aboutissait. Or, dans cet état de confusion, cette joie était
fragile et inconstante, ce qui empêchait que l'on perçoive l'importance de sa
fonction aux côtés du conatus. Mais le De Servitute, puis le De Libertate
jusqu'au scolie de la proposition 10, en présentant l'organisation rationnelle
de l'affectivité, dévoilent le rôle primordial de l'acquiescentia : on ne peut
en effet introduire l'idée de félicité, ou de béatitude, c'est-à-dire l'idée
d'une joie, au terme d'une appropriation de la connaissance, que s'il existe
véritablement un affect de joie qui motive cette appropriation, et qui ne
naisse pas d'autre chose que de cette connaissance. Cet affect prend la forme
du contentement intérieur, qui naît de la Raison (cf. Eth. , IV, 52), et lui
sert de mobile, puisque la connaissance rationnelle, qui permet à l'âme de
concevoir sa puissance d'agir, lui procure de la satisfaction et la fait tendre
à en désirer plus, en connaissant davantage. Cette dynamique affective ne va
donc plus, à présent, que dans un sens positif, et l'animi acquiescentia ne
peut plus verser dans un affect contraire. Par conséquent, cette première forme
de libération proposée par Spinoza, dans une éthique de la joie et de
l'affectivité, ne peut être atteinte que lorsque l'on parvient à éprouver cette
summa animi acquiescentia, et ce n'est qu'à travers ce sentiment que l'on peut
véritablement se sentir joyeusement libre, et non pas, si l'on ose dire, "
cognitivement " libre. A ce propos, on peut se reporter à l'interprétation
de R. Misrahi qui écrit que " cette satisfaction intérieure, cette sorte
de quiétude en soi-même, n'est pas un contentement abstrait issu de la seule
connaissance : elle est un contentement, une satisfaction issue de la
connaissance en tant qu'elle permet le déploiement effectif du Désir, le
déploiement effectif et cohérent d'une puissance d'exister qui accède à sa
joie. " . Il paraît donc important de souligner ce rôle du contentement,
comme véritable fin affective de la libération par la connaissance rationnelle,
rôle que le faible nombre d'occurrences du terme pourrait faire négliger. De
même, il est important de rappeler que rien, dans le développement du texte, ne
laisse penser que l'acquiescentia in se ipso et l'animi acquiescentia soient
deux choses d'une nature différente : le contentement peut être qualifié
d'intérieur lorsque l'âme considère suffisamment adéquatement sa puissance
d'agir, et que la joie naît de ce rapport autonome, alors que dans le cas du
contentement de soi, le rapport de considération était un rapport imaginatif
qui obligeait l'âme à se considérer de la même façon qu'un objet extérieur. On
assiste donc plus précisément à un perfectionnement qu'à une véritable
transformation.
Pourtant, ce perfectionnement, qui intériorise l'acquiescentia, introduit un
doute quant à la complète identité entre contentement de soi et contentement
intérieur. En effet, dans le De Affectibus, nous avions vu que l'acquiescentia
in se ipso pouvait se rapporter également au corps, du fait que seul ce dernier
pouvait, par ses rencontres avec les choses extérieures, apporter des éléments
permettant de donner à l'âme l'idée de sa puissance d'agir. Ainsi,
parallèlement à l'âme, le corps organisait de mieux en mieux ses rapports aux
choses, afin de ressentir également sa puissance d'agir. Mais à présent que le
contentement est intérieur, et que l'âme se conçoit adéquatement, comment
préserver toute la dimension affective de l'animi acquiescentia qui, comme tout
affect, doit être l'idée d'une affection du corps ? La première proposition du
De Libertate révèle le souci de Spinoza de toujours affirmer le parallélisme
entre l'âme et le corps : " Suivant que les pensées et les idées des
choses sont ordonnées et enchaînées dans l'âme, les affections du corps,
c'est-à-dire les images des choses, sont corrélativement (" ad amussim
" = au cordeau) ordonnées et enchaînées dans le Corps. " . Ce rappel
du parallélisme entre les affects de l'âme et les affections du corps montre,
au début de la partie consacrée à la libération, que Spinoza ne conçoit pas la
liberté comme un abandon du corps, c'est-à-dire de l'expression physique de
l'individu au profit de son expression mentale. Et si l'âme progresse dans
l'accomplissement de sa puissance d'agir, le corps lui-même doit suivre ce
mouvement, mais toujours simultanément, " au cordeau ", sans que l'on
puisse dire que l'âme agisse sur le corps.
Le problème du corps
C'est bien cette impossibilité d'interaction, entre ces deux ordres d'existence
d'un même être, qui pose problème pour l'animi acquiescentia, mais aussi pour
l'affectivité en général, à présent que Spinoza admet, d'une part, que l'âme
est capable de former des idées adéquates, donc libérées de la représentation
imaginative fournie par le corps, et, d'autre part, ce qui est encore plus
problématique, que " nous avons le pouvoir d'ordonner et d'enchaîner les affections
du Corps, suivant un ordre valable pour l'entendement. " . Cette dernière
formule laisserait penser que non seulement la liberté nous permet de nous
détacher des expériences sensibles du corps, mais encore que nous avons le
pouvoir de mettre en ordre les affections du corps, et qu'ainsi la Pensée agit
sur l'Etendue, ce qui ne s'accorde pas avec le parallélisme constamment défendu
par Spinoza.
Comment donc concilier le pouvoir accru de l'âme et une libération similaire,
mais indépendante, du corps, afin de préserver la nature complète de
l'affectivité dans cette dernière étape vers la liberté ? Bernard Rousset, dans
La perspective finale de l'Ethique, se penche sur cette difficulté, qui réside
dans toute l'œuvre, mais qui s'exprime plus particulièrement dans ce début du
De Libertate. Et il livre quelques éléments de réponse, susceptibles de nous
éclairer. Tout d'abord, il faut avoir une idée claire de ce qu'est le
parallélisme : en effet, n'avons nous pas tendance, du fait que Spinoza évoque
une Pensée et une Etendue, de concevoir précipitamment deux choses totalement
distinctes, alors qu'elles sont exactement la même expression de l'être d'un
individu, considéré seulement sous deux aspects différents ? Il n'y a donc pas
indépendance, mais similarité et unité d'action de l'âme et du corps. Et, pour
souligner cette unité qui coïncide avec l'unité de l'être humain, B. Rousset
renvoie au scolie de la proposition 2 du De Affectibus : " L'esprit et le
corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l'attribut de la
pensée, tantôt sous celui de l'étendue. D'où vient que l'ordre ou
l'enchaînement des choses est un, que la Nature soit conçue sous l'un et
l'autre de ces attributs, et, par conséquent, que l'ordre des actions et des
passions de notre corps correspond (" simul sit ") par nature à
l'ordre des actions et des passions de l'esprit. " .
Il résulte de cette unité que, pour un homme qui devient actif, cette activité
est identiquement activité du corps et activité de l'esprit, et qu'en même temps
que l'âme parvient à être active, le corps lui-même parvient à organiser son
rapport aux choses, de façon à ce qu'il ne les subisse plus, mais qu'il exprime
sa puissance d'agir. Et cela sans que l'on puisse dire que l'âme agisse sur le
corps, car c'est l'être de l'homme dans son unité qui exprime alors son
activité, et celle-ci s'exprime, et par la pensée, et par l'étendue. Ainsi,
pour éclaircir la proposition 10 du De Libertate, selon laquelle on a le
pouvoir d'ordonner les affections du corps, on peut dire que ce mouvement se
fait d'emblée, unanimement : " dans ma méditation je n'ai pas à agir sur
mon corps, je n'ai qu'à agir dans ma méditation pour que mon corps agisse sur
les choses " . En d'autres termes, nous pouvons dire que l'homme exprime
son plein contentement intérieur lorsque l'âme, comme le corps, expriment la
satisfaction de ressentir leur puissance d'agir. On peut alors en déduire que
le corps lui-même fonctionne adéquatement, en organisant d'une façon toujours
plus assurée ses comportements, ses capacités à se mouvoir par exemple, de la
même façon que l'âme qui vit sous la conduite de la Raison. Ce fonctionnement
adéquat du corps est d'ailleurs nécessaire, aux côtés de l'activité adéquate de
l'âme, et ceci se comprend si l'on envisage l'homme en société, où des liens
d'amitié seraient difficilement envisageables, si, aux actions vertueuses de
l'âme, ne correspondaient pas des actions vertueuses du corps, c'est-à-dire des
attitudes favorisant le rapprochement entre des hommes. On voit donc que la
félicité issue de la connaissance rationnelle n'est pas une simple
acquiescentia de l'âme, qui s'affirmerait au fur et à mesure que le corps
serait dominé par le pouvoir de l'âme. Au contraire, et ceci préserve la
dimension affective de l'animi acquiescentia, la félicité n'est possible que si
le contentement intérieur est relayé par des attitudes épanouissantes du corps.
Toutes ces remarques nous permettent finalement de considérer la progression de
l'acquiescentia, sans y trouver de ruptures profondes, mais simplement une
évolution de ses conditions de possibilité, vers plus de perfection. Néanmoins,
le passage vers la connaissance rationnelle n'est pas simple, et, dans le De
Servitute, Spinoza fait une distinction de plus en plus répétée entre ceux qui
vivent sous la conduite de la Raison, et les ignorants et la foule, qui restent
les victimes de la passion. La démarche libératrice, proposée par Spinoza,
implique donc des étapes difficiles à franchir, et que tous n'atteindront pas,
même si chacun en a le pouvoir. Le contentement intérieur souverain passe donc
d'un affect également ressenti par tous, sous le régime du premier genre de
connaissance décrit dans le De Affectibus, à un objectif à viser et à
atteindre, en tant que " félicité suprême ou béatitude de l'homme. ".
C'est donc dans la cinquième partie que l'acquiescentia fait son plus rapide
bond en avant, d'ailleurs si avancé que l'on pourrait ne pas reconnaître
l'affect qui avait été décrit dans le De Affectibus.
Et tel qu'il est décrit dans le scolie de la proposition 10 du De Libertate,
cet affect pourrait être considéré dans son ultime état de perfectionnement,
comme l'expression de la libération totale des passions. Pourtant plusieurs
éléments nous font savoir, d'ores et déjà, que cette acquiescentia qui paraît
exprimer une Liberté finale, sert encore d'intermédiaire vers une plus grande
Liberté. Car il faut noter, tout d'abord, que le contentement intérieur
souverain est rapporté à une connaissance rationnelle plus ou moins aboutie,
qui fait encore intervenir, dans certains cas, la mémoire et l'imagination :
" le mieux que nous pouvons faire, tant que nous n'avons une connaissance
parfaite de nos affects, est de concevoir… des principes assurés de conduite,
de les imprimer en notre mémoire… de façon que notre imagination en soit
largement affectée " . Cette recommandation laisse comprendre que nous
n'avons pas encore la capacité de concevoir les choses le plus adéquatement
possible, et que l'âme peut encore se perfectionner. De même, le scolie II de
la proposition 40 du De Mente, qui présente les différents degrés de
connaissance, évoque un troisième genre, une " Science intuitive "
(" Scientiam Intuitivam ") qui " procède de l'idée adéquate de
l'essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de
l'essence des choses " . Or, ce troisième genre de connaissance, n'a pas
encore été évoqué par Spinoza, et l'on imagine pourtant qu'il doit correspondre
à un degré supérieur de perfection de l'âme, d'où doit naître une liberté encore
plus grande, ainsi qu'un sentiment de contentement encore plus affirmé : une
Béatitude qui, cette fois, serait totale. Cette dernière étape du chemin vers
la liberté est décrite dans la dernière partie du De Libertate, au terme de
laquelle on retrouvera l'acquiescentia dans la forme la plus accomplie, que
Spinoza identifie indifféremment par " Salut, Béatitude ou Liberté "
(" Salus, seu Beatitudo, seu Libertas ").
Une " paix de l'âme " stoïcienne ?
Enfin, pour conclure complètement cette partie, remarquons que ce contentement
intérieur souverain présente quelques similarités avec la paix de l'âme, telle
qu'elle est conçue par les Stoïciens, ce qui révèle sans doute une source
d'inspiration de Spinoza, d'autant qu'il affirme fermement, dans la préface du
De Libertate, en quoi sa thèse diverge de celle des philosophes du Portique,
comme pour empêcher le lecteur de se laisser aller à des rapprochements trop
hâtifs. Car on trouve chez les Stoïciens la même volonté de chercher ce qui
peut favoriser l'accès à un Souverain Bien, considéré comme le plus enviable
pour les hommes. Et c'est essentiellement dans la dernière période du
stoïcisme, et notamment chez Sénèque, que l'on trouve la conception du
Souverain Bien qui ressemble le plus à celle proposée par Spinoza, c'est-à-dire
une conception intégrant davantage l'idée d'un bonheur et d'une joie pleinement
ressentis par l'âme.
Ainsi Sénèque, dans La vie heureuse, avait conscience que le désir essentiel de
chaque homme était de vivre le plus heureux possible, et que le rôle du
philosophe consistait à définir la nature de ce bonheur final, et la voie pour
y parvenir : " Vivre heureux, mon frère Gallion, voilà ce que veulent tous
les hommes : quant à bien voir ce qui fait le bonheur, quel nuage sur leurs yeux
! " . Et, pour Sénèque, le véritable bonheur consiste en une "
satisfaction sans bornes, inébranlable, toujours égale ; alors l'âme est en
paix, en harmonie avec elle-même. ". Et cette notion de satisfaction de
l'âme révèle bien sûr une similitude frappante avec l'animi acquiescentia,
décrite par Spinoza, sentiment de contentement qui se suffit à lui-même, par
lequel l'âme est comblée et ne se sent plus privée de quelque perfection que ce
soit. De même, les préceptes de Sénèque pour parvenir à cette vie de béatitude
(vita beata) ne présentent pas, à première vue, de différences profondes avec
les recommandations de Spinoza.
En effet, on trouve au centre de cette morale stoïcienne, d'une part l'idée que
" la vie heureuse est une vie conforme à la raison " : il ne doit
donc pas y avoir de ruptures entre l'accomplissement de sa vertu, et l'ordre de
la nature tout entière. Sénèque recommande ainsi que nous acceptions notre
situation d'élément de la nature, soumis à l'ordre des choses, qu'il nous faut
accepter, plutôt qu'affronter, car nous n'aurons jamais entièrement le dessus
sur ces événements qui ne dépendent pas de nous. Cette acceptation de notre
finitude, cet amor fati stoïcien, trouve son écho dans l'Ethique, notamment
dans le dernier chapitre de l'appendice du De Servitute, dans lequel Spinoza
écrit : " Nous supporterons, toutefois, d'une âme égale les événements
contraires à ce qu'exige la considération de notre intérêt, si nous avons
conscience de nous être acquittés de notre office, savons que notre puissance
n'allait pas jusqu'à nous permettre de les éviter, et avons présente cette idée
que nous sommes une partie de la Nature entière dont nous suivons l'ordre.
" . Ainsi, pour Spinoza, comme pour Sénèque, l'accès à une vie heureuse
dépend essentiellement de la prise de conscience de notre situation, totalement
intégrée dans l'ordre de la nature : tout refus de cette situation, qui ferait
que l'on placerait l'homme à un niveau séparé de celui du reste du monde
(" comme un empire dans un empire ") entraînerait de perpétuelles
désillusions, et une âme contrainte (donc malheureuse) de suivre, malgré tout,
l'ordre du monde : ainsi, selon la formule classique du Portique, reprise par
Sénèque : " Quelle démence de se faire traîner plutôt que de suivre !
" . D'autre part, Sénèque attribue à l'accomplissement de la vertu le rôle
de guide vers la vie heureuse : " C'est dans la vertu que réside le vrai
bonheur " , dans cette vertu qui nous permet de conformer nos actions à
notre véritable nature, en excluant tout ce qui pourrait la troubler, et
notamment les passions, qui empêchent l'âme d'atteindre un apaisement complet.
Mais ces similitudes entre la conception stoïcienne et celle de Spinoza
concernant la vie heureuse, qui se traduit par une paix de l'âme reposant sur
une satisfaction constante de celle-ci, lorsqu'elle est débarrassée des
passions, ne doivent pas masquer la différence fondamentale qui distingue
l'Ethique de la philosophie du Portique, que Spinoza dénonce d'ailleurs
explicitement dans la préface du De Libertate : " Les Stoïciens, à la
vérité, ont cru qu'ils [les affects] dépendaient absolument de notre volonté et
que nous pouvions leur commander absolument. " . En effet, c'est d'abord
sur la question de la volonté que Spinoza se distingue du stoïcisme, qui attribue
à l'homme un pouvoir qu'il n'a pas, celui de choisir librement, grâce à une
raison souveraine, ainsi que celui de maîtriser, par une volonté de fer, les
causes des passions. On retrouve donc, comme chez Descartes, l'idée d'un
apprivoisement rationnel des affects, qui ne correspond pas à l'appropriation
rationnelle que propose Spinoza : selon lui, encore une fois, c'est uniquement
la connaissance de notre véritable condition qui peut nous libérer des
passions, et non le pouvoir absolu d'un libre-arbitre illusoire sur ces
passions.
Ainsi Spinoza récuse-t-il cette morale stoïcienne, qui repose sur l'idée fausse
d'une force autonome de la volonté, de même que sur le rejet du désir,
considéré comme la première cause des passions. Pour Sénèque, en effet, "
on peut appeler heureux celui qui ne désire ni ne craint plus, grâce à la
raison. " , alors que le désir est, pour Spinoza, l'élément central de
l'existence, celui qui donne son dynamisme à l'être humain. S'il est souvent
mal dirigé, et se laisse asservir, c'est pourtant dans son appropriation et son
déploiement que réside notre bonheur, et non pas dans sa constante répression.
Cette conception de Sénèque d'un désir qu'il faut dresser grâce à la Raison,
parce qu'il empêche l'âme de se détacher complètement des choses extérieures,
diverge ainsi, à bien des égards, de l'Ethique de Spinoza : l'âme y est
considérée comme susceptible de se suffire à elle-même, lorsque la raison le
lui commande (" Qu'a-t-elle à faire de l'extérieur, l'âme qui rassemble
tout en elle ? " ), et les affections du corps comme accessoires, et
potentiellement dangereuses (" Que tout cela serve, mais ne commande point
; à ce titre seulement l'âme en tirera profit " ). Ceci révèle encore un
morcellement de l'homme, fait d'oppositions (entre l'âme et le corps, la raison
et les passions, le désir et la volonté), qui se heurte, de la même façon que
la doctrine cartésienne, à l'unité de l'individu, telle que Spinoza la décrit
dans l'Ethique.
Cette comparaison rapide avec le stoïcisme, représenté par Sénèque, souligne
ainsi l'originalité de la morale de Spinoza, dont tous les éléments, y compris
la Vertu et la Raison, gravitent autour de l'affectivité et du désir.
Fondamentalement, la satisfaction de l'âme des Stoïciens ne peut donc être
apparentée que d'une manière lointaine avec l'animi acquiescentia de Spinoza.
Si ces deux notions sont identiquement définies comme l'expression d'une vie
heureuse, les moyens d'y parvenir différent de beaucoup. Alors que la paix de
l'âme de Sénèque est caractérisée par une rupture avec tout désir envers
l'extérieur, grâce à la force de la raison, l'animi acquiescentia est, quant à
elle, le résultat d'une intégration progressive de la raison dans le champ de
force du désir, ce qui est loin d'être la même chose.
L'étude du passage du contentement de soi au contentement intérieur, qui s'effectue dans le De Servitute, jusqu'aux premières pages du De Libertate, a ainsi permis de voir de quelle manière un affect commun, décrit d'une manière presque anodine dans le De Affectibus, est devenu progressivement le mobile de joie nécessaire à cette libération par la Raison, que propose Spinoza. Mais cette étude a également permis de comprendre que cette libération, bien qu'apparaissant comme finale, révélait son caractère transitoire vers une libération plus complète, procédant de l'expression totale de la perfection de l'âme. C'est ce dernier processus de libération qui est décrit dans les dernières propositions du De Libertate, au cours desquelles l'acquiescentia atteindra, elle aussi, un degré extrême de perfection. C'est alors que l'animi acquiescentia ira jusqu'à se confondre avec la Béatitude, au terme d'un cheminement que l'on se propose d'étudier à présent.
Notes sur la deuxième partie
(1)Eth. , IV, préface : " Humanam impotentiam in moderandis et
coercendis affectibus Servitutem voco "
(2)Ibid. : " quanquam meliora sibi videat, deteriora tamen sequi. "
(3)Ibid. : " Hujus rei causam, et quid prætera affectus boni vel
mali habent, in hac Parte demonstrare proposui. "
(4)Eth. , III, 59, sc. : " Omnes actiones, quæ sequuntur ex affectibus,
qui ad Mentem referuntur, quatenus intelligit ad Fortitudinem refero ".
(5)Eth. , IV, préface : " Ex. gr. si quis aliquod ( quod suppono
nondum esse peractum ) viderit, noveritque scopum Auctoris illius operis esse
domum ædificare, is domum imperfectam esse dicet, et contra perfectam,
simulatque opus ad finem, quem ejus Auctor eidem dare constituerat, perductum
viderit. "
(6)Ibid. : " factum est, ut unusquisque id perfectum vocaret, quod cum
universali idea, quam ejusmodi rei formaverat, videret convenire, et id contra
imperfectum, quod cum concepto suo exemplari minus convenire videret, quanquam
ex opificis sententia consummatum plane esset. "
(7)Ibid. : " naturam propter finem non agere ; æternum namque illud
et infinitum Ens, quod Deum seu Naturam appellamus, eadem, qua existit, necessitate
agit. "
(8)Ibid. : " Quare habitatio, quatenus ut finalis causa consideratur,
nihil est præter hunc singularem appetitum, qui revera causa est efficiens,
quæ ut prima consideratur, quia homines suorum appetituum causas communiter
ignorant. "
(9)Ibid. : " Musica bona est Melancholico, mala Lugenti, Surdo autem
neque bona neque mala. "
(10)Ibid. : " Per bonum itaque in seqq. Intelligam id, quod certo scimus
medium esse, ut ad exemplar humanæ naturæ, quod nobis proponimus,
magis magisque accedamus. "
(11)Ibid. : " nihil etiam positivum in rebus, in se scilicet consideratis,
indicant, nec aliud sunt præter cogitandi modos, seu notiones, quas
formamus ex eo, quod res ad invicem comparamus. "
(12)Eth. , IV, Déf. I & II : " Per bonum id intelligam, quod
certo scimus nobis esse utile. Per malum autem id, quod certo scimus impedire,
quominus boni alicujus simus compotes. "
(13)Eth. , III, 53 : " Cum Mens se ipsam, suamque agendi potentiam contemplatur,
lætatur ".
(14)Descartes, Lettre à Elisabeth du 4 Août 1645 in uvres
et lettres, Paris, éd. Gallimard, coll. " bibliothèque
de la Pléiade ", 1937, p. 1192.
(15)Eth. , IV, 1 : " Nihil, quod idea falsa positivum habet, tollitur
præsentia veri, quatenus verum. "
(16)Eth. , IV, 1, sc. : " sed cognita ejusdem distantia tollitur quidem
error sed non imaginatio "
(17)Eth. , IV, axiome : " Nulla res singularis in rerum Natura datur,
qua potentior et fortior non detur alia. Sed quacunque data datur alia potentior,
a qua illa data potest destrui."
(18)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza - La condition
humaine, Paris, éd. Presses Universitaires de France, 1997, p.47.
(19)Ibid.
(20)Eth. , IV, 4, cor. : " Hinc sequitur, hominem necessario passionibus
esse semper obnoxium, communemque Naturæ ordinem sequi et eidem parere,
seseque eidem quantum rerum natura exigit accommodare. "
(21)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza, op. cit.
p.77.
(22)Eth. , IV, 7 : " Affectus nec coerceri nec tolli potest, nisi per
affectum contrarium et fortiorem affectu coercendo. "
(23)Eth. , IV, 8 : " quam Lætitia vel Tristitiæ affectus,
quatenus ejus sumus conscii. "
(24)Eth. , IV, 14 : " quatenus vera, nullum affectum coercere potest,
sed tantum ut affectus consideratur. "
(25)Descartes, " Quatrième méditation ", in Méditations
métaphysiques, Paris, éd. Flammarion, 1992, p.143.
(26)Eth. , IV, 17, sc. : " video meliora proboque, deteriora sequor .
"
(27)Eth. , IV, 18 : " Cupiditas, quæ ex Lætitia oritur, ceteris
paribus, fortior est Cupiditate, quæ ex Tristitia oritur. "
(28)Eth. , IV, 19 : " Id unusquisque ex legibus suæ naturæ
necessario appetit vel aversatur, quod bonum vel malum esse judicat. "
(29)Eth. , IV, Déf. VIII : " ipsa hominis essentia seu natura,
quatenus potestatem habet quædam efficiendi, quæ per solas ipsius
naturæ leges possunt intelligi. "
(30)Eth. , IV, 22 : " Nulla virtus potest prior hac (nempe conatu sese
conservandi) concipi. "
(31)Eth. , IV, 22, cor. : " Conatus sese conservandi primum et unicum
virtutis est fundamentum. "
(32)Eth. , IV, Déf. VIII : " potestatem habet quaedam efficiendi
quae per solas ipsius naturæ leges possunt intelligi "
(33)Eth. , II, 40, sc. II :I " ex eo, quod notiones communes, rerumque
proprietatum ideas adæquatas habemus "
(34)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza, op.cit. p.134.
(35)Eth. , IV, 28 : " Summum Mentis bonum est Dei cognitio, et Summa
Mentis virtus Deum cognoscere. "
(36)Gille Deleuze, Spinoza philosophie pratique, Paris, éditions de
minuit, 1981, p. 142.
(37)Robert Misrahi, Le corps et l'esprit dans la philosophie de Spinoza, Paris,
éd. Delagrange, coll. " Les empêcheurs de penser en rond
", 1992, p.122.
(38)Eth. , IV, 41 : " Lætitia directe mala non est, sed bona ;
Tristitia autem contra directe est mala. "
(39)Eth. , IV, 52 : " acquiescentia in se ipso ex Ratione oritur potest,
et ea sola acquiescentia, quæ ex Ratione oritur, summa est, quæ
potest dari. "
(40)Cf. p.26.
(41)Eth. , IV, 52, dém. : " vera homini agendi potentia seu virtus
est ipsa Ratio, quam homo clare e distincte contemplatur "
(42)Eth. , IV, 52, dém. : " Deinde nihil homo, dum se ipsum contemplatur,
clare et distincte, sive adæquate percipit, nisi ea quæ ex ipsius
agendi potentia sequuntur, hoc est quæ ex ipsius intelligendi potentia
sequuntur ; adeoque ex sola hac contemplatione summa, quæ dari potest,
Acquiescentia oritur. "
(43)Eth. , IV, 52, sc. : " Est revera Acquiescentia in se ipso summum,
quod sperare possumus. "
(44)Eth. , IV, 25 : " Nemo suum esse alterium rei causa conservare conatur.
"
(45)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza, op.cit. p.
294.
(46)Eth. , IV, 52, sc. : " quia hæc Acquiescentia magis magisque
fovetur et corroboratur laudibus, et contra vituperio magis magisque turbatur,
ideo gloria maxime ducimur, et vitam cum probro vix ferre possumus. "
(47)Eth. , IV, 37, sc. II : " quod homines, qui ex ductu Rationis vivunt
laudant ".
(48)Eth. , IV, 58, sc. : " acquiescentia in se ipso quæ sola vulgi
opinione fovetur "
(49)Eth. , IV, 58, sc. : " Est igitur hæc Gloria seu acquiescentia
revera vana, quia nulla est. "
(50)Eth. , IV, 61 : " Cupiditas, quæ ex Ratione oritur, excessum
habere nequit. "
(51)Eth. , IV, 35 : " Quatenus homines ex ductu Rationis vivunt, eatenus
tantum natura semper necessario conveniunt. "
(52)Eth. , IV, App. , chap. 1 : " quæ per se absque aliis individuis
non potest adæquate concipi. "
(53)Eth. , IV, App. , chap. 4 : " In vita itaque apprime utile est, intellectum
seu Rationem, quantum possumus, perficere, et in hoc uno summa hominis felicitas
seu beatitudo consistit ; quippe beatitudo nihil aliud est, quam ipsa animi
acquiescentia "
(54)Eth. , IV, App. , chap. 3 : " Nostræ actiones, hoc est Cupiditates
illæ, quæ hominis potentia seu Ratione definiuntur, semper bonæ
sunt ".
(55)Eth. , V, App. , chap. 4 : " at intellectum perficere nihil etiam
aliud est, quam Deum, Deique attributa et actiones, quæ ex ipsius naturæ
necessitate consequuntur "
(56)Eth. , IV, App. , chap. 32 : " atque adeo potestatem absolutam non
habemus, res, quæ extra non sunt, ad nostrum usum aptandi "
(57)Ibid. : " pars illa nostri, quæ intelligentia definitur, hoc
est pars melior nostri, in eo plane acquiescet, et in ea acquiescentia perseverare
conabitur "
(58)Eth. , IV, 59, dém. : " Ex Ratione agere nihil aliud est,
quam ea agere, quæ ex necessitate nostræ naturæ, in se sola
consideratæ, sequuntur. "
(59)Eth. , IV, 73 : " Homo, qui Ratione ducitur, magis in Civitate, ubi
ex communi decreto vivit, quam in solitudine, ubi sibi soli obtemperat, liber
est. "
(60)Eth. , V, 10, sc. : " optimum igitur, quod efficere possumus, quamdiu
nostrorum affectuum perfectam cognitionem non habemus, est, rectam vivendi
rationem seu certa vitæ dogmata concipere, eaque memoriæ mandare
et
rebus particularibus, in vita frequenter obviis, continuo applicare, ut sic
nostra imaginatio late iisdem afficiatur, et nobis in promptu sint semper
"
(61)Eth. , V, 10, sc. : " summa animi acquiescentia ex recta vivendi
ratione oriatur "
(62)Robert Misrahi, Spinoza et le spinozisme, Paris, éd. Armand Collin,
coll. " Synthèse ", 1998, p. 58.
(63)Eth. , V, 1 : " Prout cogitationes, rerumque ideæ, ordinantur
et concatenantur in Mente, ita corporis affectiones, seu rerum imagines, ad
amussim ordinantur et concatenantur in Corpore. "
(64)Eth. , V, 10 : " potestatem habemus ordinandi et concatenandi Corporis
affectiones secundum ordinem ad intellectum. "
(65)Eth. , III, 2, sc., cité et traduit par Bernard Rousset in La perspective
finale de l'Ethique, et le problème de la cohérence du spinozisme,
Paris, éd. J. Vrin, 1968, p. 198.
(66)Ibid.
(67)Eth. , V, 10, sc. : " optimum igitur, quod efficere possumus, quamdiu
nostrorum affectuum perfectam cognitionem non habemus, est
certa vitæ
dogmata concipere, eaque memoriæ mandare,
ut sic, nostra imaginatio
late iisdem afficiatur"
(68)Eth. , II, 40, sc. II : " procedit ab adæquata idea essentiæ
formalis quorumdam Dei attributorum ad adæquatam cognitionem essentiæ
rerum "
(69)Sénèque, La vie heureuse, trad. J. Baillard, Paris, éd.
Gallimard, coll. " tel ", 1996, p. 31.
(70)Ibid. , p. 33.
(71)Eth. , IV, Chap. 32 : " Attamen ea, quæ nobis eveniunt contra
id, quod nostræ utilitatis ratio postulat, æquo animo feremus,
si conscii simus, nos functos nostro officio fuisse, et potentiam, quam habemus,
non potuisse se eo usque extendere, ut eadem vitare possemus, nosque partem
totius Naturæ esse, cujus ordinem sequimur. "
(72)Sénèque, La vie heureuse, op. cit.: p. 44.
(73Ibid. , p. 45.
(74)Eth. , V, préface : " Stoici tamen putarunt, eosdem a nosra
voluntate absolute pendere, nosque iis absolute imperare posse. "
(75) Sénèque, La vie heureuse, op. cit. : p. 35.
(76)Ibid. , p. 45.
(77)Ibid. , p. 37.
Troisième Partie :
Jusqu'à la béatitude
-I L'amour envers Dieu (amor erga Deum)
A u cours de la partie précédente, nous avons vu que Spinoza avait exprimé,
notamment dans le De Servitute, les conditions fondamentales permettant de
s'affranchir des affects passifs, qui contraignent l'âme à subir une
fluctuation constante entre joie et tristesse. Ces conditions procèdent d'une
loi simple, celle du rapport de force universel, appliqué à l'affectivité, dont
il ressort qu'il faut former, pour libérer l'âme de ses passions, de nouveaux
affects, plus puissants que les autres, qui permettent d'organiser la vie
affective de l'intérieur, dans un sens qui est celui de l'activité et de la
perfection. Et cette possibilité de formation d'affects plus forts est offerte
par la connaissance rationnelle, qui permet de concevoir des idées adéquates,
plus parfaites que les idées singulières représentées par l'imagination, à
chaque rencontre singulière du corps avec une chose extérieure. Cette forme de
connaissance est donc le point de départ de l'appropriation des affects, ce que
rappelle le corollaire de la proposition 3 du De Libertate : " un affect
est d'autant plus en notre pouvoir et l'Ame en pâtit d'autant moins que cet
affect nous est plus connu. " . Mais cette forme de connaissance, on l'a
vu également, n'est pas indépendante des mécanismes imaginatifs qui lui
permettent d'accéder à des images des choses, par le biais du corps. Or cette
présence de l'imagination ne constitue pas, en soi, une forme de passivité : ce
mode de représentation, comme tous les autres éléments de la nature humaine,
est susceptible d'un perfectionnement qui lui permet d'atteindre une pleine
activité. Le scolie de la proposition 6 du De Libertate nous le fait voir plus
clairement : " plus cette connaissance, que les choses sont nécessaires, a
trait à des choses singulières et plus ces dernières sont imaginées
distinctement et vivement, plus grande est la puissance de l'âme sur les
affects " . L'imagination en elle-même n'est donc pas à bannir, mais à
perfectionner, en favorisant sa capacité à s'intégrer dans une connaissance
rationnelle, où les choses sont conçues dans leur nécessité, et non plus dans
leur accidentalité.
Ceci révèle donc, en même temps, la validité de cette connaissance par la
Raison, qui fait intervenir l'imagination et le corps, mais aussi l'expérience
qui reste à accomplir, où l'âme dépassera ce relais de l'imagination pour
concevoir les choses tout à fait adéquatement, telles que leur idée est donnée
en Dieu. Par conséquent Dieu, en tant qu'il représente l'ensemble de ce qui
existe par la seule nécessité de sa nature, ne nous est pas encore parfaitement
connu, et cette distance qu'il reste à parcourir pour atteindre ce terme de la
connaissance est soulignée par l'affect décrit par Spinoza, en ce début du De
Libertate, d'un amour envers Dieu (amor erga Deum) qui, ainsi que nous allons
le voir, recoupe par certains aspects les caractéristiques de l'acquiescentia,
ce qui précise le lien entre l'amour et le contentement, que nous avions
souligné dans le De Affectibus.
Les conditions de possibilité de cet amour
La mise en place et la description de cet amour envers Dieu sont données dans
les propositions 11 à 20 de cette dernière partie de l'Ethique. Tout d'abord,
les propositions 11, 12 et 13 expriment de quelle manière l'imagination peut
fonctionner le plus activement possible, en permettant à l'âme de favoriser
certains affects animés d'une force importante, capable en cela de réduire les
affects passifs. Et le principe central de cette organisation de la vie
affective, auquel participe l'imagination, consiste dans la généralisation des
expériences particulières qui sont données dans l'âme. Ainsi, lorsque l'âme
associe plusieurs causes à un affect particulier, elle est capable d'en tirer
une image plus claire et, conséquemment, de rapporter cette image à de
nouvelles expériences, plus rapidement et plus précisément, car comme l'indique
la proposition 11 : " plus il y a de choses auxquelles se rapportent une
image, plus elle est fréquente, c'est-à-dire plus souvent elle devient vive et
plus elle occupe l'esprit. " . Et cette présence permanente à l'esprit
d'un certain nombre de choses est favorisée par le fait que celles-ci sont
connues clairement et distinctement, ce qui entraîne, encore une fois, une
tendance à appliquer ces images des choses à un plus grand domaine, et donc à
les avoir encore plus présentes à l'esprit, ce qu'expliquent les propositions
12 et 13.
Nous remarquons alors que ces mécanismes imaginatifs sont également ceux de la
connaissance rationnelle que nous pouvons avoir de nos affects, en formant des
notions communes permettant d'activer notre puissance de connaître d'une
manière générale et constante, et non plus au coup par coup, lors d'expériences
ponctuelles et singulières. La prépondérance des affects actifs dans l'âme est
ainsi mise en lumière par ces propositions, car on y remarque que
l'appropriation rationnelle de ces affects, qui passe par une connaissance
adéquate de leur détermination causale, les rend plus présents dans l'esprit,
et donc plus puissants que les affects passifs qui sont les représentations
toujours nouvelles et particulières d'une affection du corps.
Or ce processus, que Spinoza présente une nouvelle fois sous une forme
dynamique, implique un terme final, dans lequel un certain nombre de
caractéristiques seraient suffisamment constantes pour déterminer un état
particulier et nouveau de l'individu, sans toutefois remettre en cause la
possibilité d'atteindre toujours plus de perfection. Et la nature de cet état
se précise alors que Spinoza affirme, dans la proposition 14, que " l'Ame
peut faire en sorte que toutes les affections du corps, c'est-à-dire toutes les
images des choses se rapportent à l'idée de Dieu. " . Le terme de cette
rationalisation progressive, appliquée aux images des choses, se traduit donc
par l'organisation de tout ce qui arrive à un individu en notions communes, qui
lui permettent de rapporter l'ensemble de ces événements aux lois générales de
la Nature, telles qu'elles sont conçues en Dieu. L'idée de Dieu intervient
alors quand les idées adéquates conçues par l'âme, en tant qu'elle est active,
ne sont plus considérées par elle comme naissant de la Raison, mais de ce
niveau supérieur de perfection qu'est Dieu. L'amour envers Dieu, évoqué à
partir de la proposition 15, constitue ainsi le franchissement d'une nouvelle
étape de perfectionnement de l'âme, par lequel elle comprend que les
généralisations qu'elle faisait des causes des choses extérieures, par
l'intermédiaire de la Raison, pouvaient encore être généralisées d'une manière
unique, en les rapportant à Dieu, qui est la cause et l'origine première de
tout ce qui existe.
L'acquiescentia dans l'amour envers Dieu
Et l'on remarque que cette nouvelle étape de la connaissance rationnelle
s'exprime, une fois encore, par une manifestation affective très forte. En
effet, il ne s'agit pas d'une connaissance de Dieu, mais d'un amour envers lui,
c'est-à-dire la combinaison d'un désir et d'une joie, qui n'ont rien à voir
avec la froideur d'une connaissance théorique. Au contraire, " cet amour
est joint à toutes les affections du corps, et alimenté par toutes ",
puisqu'elles en sont à l'origine, " par suite il doit tenir dans l'âme la
plus grande place " . Par conséquent, à ce niveau du texte, l'amour envers
Dieu semble être l'affect qui se distingue de tous les autres, et qui prend sur
eux une importance unique. Or ceci pourrait remettre en question ce que Spinoza
indiquait dans le scolie de la proposition 52 du De Servitute, à savoir que le
contentement de soi était " l'objet suprême de notre espérance ", ou
" le mieux que nous pouvons espérer " (summum quod sperare possumus),
ce qui semblait indiquer que cet affect était celui qui devait être distingué
de tous les autres. Comment concilier alors l'amour envers Dieu et
l'acquiescentia, dans ce rôle unique au sein de l'affectivité ?
La réponse à ce problème est sans doute plus simple qu'il n'y paraît. En effet
nous avions vu, dans la première partie concernant le De Affectibus, que
l'acquiescentia était évoquée par Spinoza dans la définition de l'amour (cf. p.
16). Ceci s'expliquait par le fait que, si l'amour est le désir pour quelque
chose d'extérieur que nous imaginons susceptible d'accroître notre perfection,
le contentement de soi n'était pas autre chose que cet amour, rapporté à
soi-même, lorsque notre imagination nous représente comme la cause de notre
joie. A ce niveau, nous pouvions expliquer que tout sentiment de joie provoqué
par quelque chose était un affect d'amour, et que lorsque cette joie était
accompagnée de l'idée de soi comme cause, nous pouvions parler d'un amor sui.
Mais la définition 6 du De Affectibus soulignait également que l'amour pour une
chose extérieure permettait d'avoir une idée de sa propre puissance d'agir,
d'en tirer une satisfaction intime, et d'exprimer un effort pour se rapprocher
le plus possible de cette chose aimée. Amour et contentement de soi sont donc
des affects très liés, et leur distinction provient plus particulièrement de la
façon dont on se représente l'objet aimé, comme une chose intérieure ou
extérieure, que de la nature de ces deux sentiments. Et ce lien que l'on peut
tisser entre ces deux affects ne souffre pas des circonstances nouvelles dans
lesquelles il se trouve à présent, mais il se perfectionne en même temps que
l'âme accède à cette forme extrême d'amour de Dieu. En effet, l'amour envers
Dieu naît de la plus haute perfection de notre connaissance : " Qui se
connaît lui-même, et connaît ses affects clairement et distinctement, aime
Dieu, et d'autant plus qu'il se connaît plus et qu'il connaît plus ses affects.
" . Et s'il semble qu'à première vue cet amour implique, d'une certaine
manière, l'extériorité de Dieu, de même que pour tout objet d'amour (car "
l'Amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. "), nous
comprenons en quoi cette extériorité est factice, ou du moins abstraite, car
l'idée de Dieu n'est pas autre chose que le terme extrême du perfectionnement
de notre propre âme, qui forme une représentation de l'ultime détermination
causale qu'est Dieu, à la fin du processus de généralisation qui l'amène à se
représenter adéquatement la détermination causale des choses. Cette
représentation de Dieu est donc de la même nature que la représentation
rationnelle des choses, elle provient du même mouvement inductif qui "
sans quitter le terrain de l'imagination et de l'expérience, finit par intégrer
la représentation de toutes les causes extérieures dans celle d'une cause
unique. " . C'est donc ce mode de connaissance imaginatif et empirique qui
pose l'extériorité de Dieu, sans qu'il y ait de ruptures avec les premières
représentations des causes extérieures, c'est également ce qui justifie
l'emploi de la formule " amour envers Dieu " où le terme "
envers "(erga) souligne la distance qu'implique la notion de représentation.
Mais fondamentalement, cette intervention de l'idée de Dieu n'est que le plus
haut niveau de notre puissance de connaître. Aussi peut-on dire que lorsque
nous aimons Dieu, c'est-à-dire lorsque, selon les termes de Spinoza, nous
éprouvons du contentement à cause de la présence de la chose aimée, c'est
envers notre propre puissance de connaître que nous éprouvons de l'amour, c'est
envers notre Vertu, et cette forme d'amour envers Dieu recèle donc quelque
chose qui se confond, là encore, avec un contentement de soi. Si nous ne
pouvons donc plus évoquer un amour de soi, lorsque la connaissance nous a menés
à la représentation de l'idée de Dieu, l'amour envers Dieu semble encore
posséder ce mobile de joie égoïste, sous-jacent à toutes les formes d'amour,
qu'est l'acquiescentia in se ipso, qui nous pousse à désirer une chose que nous
imaginons qui peut accroître notre puissance d'agir, et nous permettre ainsi de
mieux la considérer.
Nous retrouvons donc, dans l'amour envers Dieu, ce contentement issu de la
considération de notre puissance d'agir. Et cela se remarque encore dans la
démonstration de la proposition 25, dans laquelle Spinoza indique que "
qui se connaît lui-même et connaît ses affects clairement et distinctement est
joyeux, et cela avec l'accompagnement de l'idée de Dieu. " . Cette joie
qui naît de la connaissance de soi et de ses affects n'est autre que le
contentement intérieur, comme nous l'avons vu dans la partie précédente. Mais
ici, cette joie est renforcée par l'accompagnement de l'idée de Dieu, or cette
idée représente simplement la plus haute possibilité de considération de notre
puissance d'agir, la plus grande garantie de stabilité pour cette joie, dont
l'origine se situe en nous, même si nos mécanismes imaginatifs tendent à
représenter cette idée de Dieu comme extérieure à nous.
Ainsi, une nouvelle fois, cette joie particulière qu'est le contentement
intérieur trouve sa place comme mobile affectif, dans cette nouvelle étape
qu'est l'amour envers Dieu. Comme pour toutes les autres formes d'amour, il ne
s'agit pas d'un affect statique : il renferme en lui une dynamique de joie,
sous la forme d'une satisfaction intime, qui fait tendre le sujet aimant vers
l'objet aimé, parce qu'il sait que cet objet pourra participer à son propre
perfectionnement, ce que l'on trouve exprimé dans la deuxième partie de la
démonstration de la proposition 15 : " et, par suite, il aime Dieu et
l'aime d'autant plus qu'il se connaît plus et connaît plus ses affects. "
. Ainsi, plus un homme est sûr qu'accéder à l'idée de Dieu est une chose bonne
pour lui et qu'elle peut lui permettre de considérer au mieux sa puissance
d'agir et d'éprouver un plein contentement, plus il tendra vers cette
connaissance en éprouvant de l'amour.
Cet amour envers Dieu peut donc tenir dans l'âme la plus grande place, comme
l'écrit Spinoza dans la proposition 16, il n'en reste pas moins que le
contentement conserve son rôle de mobile affectif, aux côtés du conatus.
Rapporté à l'amour, qui implique une relation entre deux choses, le
contentement est ce plaisir qui ne concerne que soi, qui motive le désir que
l'on porte pour ce que l'on aime, dans le but de favoriser la connaissance la
plus exacte de soi. Et Spinoza rappelle, dans le scolie de la proposition 20,
" que les chagrins et les infortunes tirent leur principale origine d'un
Amour excessif pour une chose soumise à de nombreux changements et que nous ne
pouvons posséder entièrement. " . Or quel objet d'amour est assez constant
pour garantir la joie la plus durable et la plus apaisée, la plus sure et la plus
intime, si ce n'est l'amour envers Dieu, qui se caractérise justement par son
immutabilité et son éternité ? C'est en cela que cet amour " ne peut être
gâté par aucun des vices qui sont inhérents à l'Amour ordinaire " .
L'amour envers Dieu entraîne donc un contentement intérieur qui dépasse en
perfection toutes les autres manifestations de l'acquiescentia.
Cette description de l'amour envers Dieu conclut la première moitié du De
Libertate, en même temps qu'elle révèle l'aboutissement de la libération par le
deuxième genre de connaissance. Et, par son expression affective de joie
extrêmement forte, rapportée l'immutabilité et à l'éternité de l'idée de Dieu,
cette libération prend les traits d'une certaine béatitude, c'est-à-dire d'une
paix de l'âme totale et bienheureuse, dont l'activité libère de l'idée de la
mort. Mais cet amour de Dieu reste un affect qui, par définition, doit toujours
traduire un passage, en l'occurrence vers une joie toujours plus grande : le
scolie de la proposition 20 rappelle qu' " il peut devenir de plus en plus
grand " (semper major ac major esse potest ), et la formulation "
Amour envers Dieu " laisse présumer que cette expérience est encore
transitoire vers la totale adéquation entre soi et Dieu, qui s'exprimerait
alors par un pur amour de Dieu.
L'étape finale du chemin vers la liberté doit donc se traduire par le
dépassement de la connaissance rationnelle, pour atteindre parfaitement l'idée
de Dieu, sans les représentations imaginatives qui ne permettent que d'éprouver
un amour envers lui. Le scolie de la proposition 20 peut alors être considéré
comme le point de basculement de la connaissance du second degré vers celle du
troisième genre, vers cette science intuitive " dont le principe est la
connaissance même de Dieu " (cujus fundamentum est ipsa Dei cognitio ), ce
terme extrême de la connaissance de Dieu et de soi, qui doit permettre
d'éprouver le contentement intérieur le plus apaisé. D'ailleurs cette
impression de basculement est appuyée par la dernière phrase de ce scolie : "
il est donc temps maintenant de passer à ce qui touche à la durée de l'Ame sans
relation avec l'existence du Corps. " , qui fait suite à cette autre
phrase : " J'ai ainsi terminé ce qui concerne la vie présente. " (Atque his omnia, quæ
præsentem hanc vitam spectant, absolvi .). Cette vie présente, rapportée
à l'existence du corps, est celle où les mécanismes cognitifs de l'âme
organisent uniquement les affections du corps, en tant que l'existence de l'âme
et son activité dépendent de l'existence et de l'activité du corps. Jusqu'à
présent tout le cheminement vers la libération impliquait cette définition de
l'existence de l'âme donnée dans la proposition 23 du De Mente, où Spinoza
indique que " l'âme ne se connaît elle-même qu'en tant qu'elle perçoit les
idées des affections du corps " . Telle est la principale condition
d'existence en acte de l'âme, qui pose ainsi son existence dans la seule durée
du corps.
Or Spinoza se propose maintenant de dépasser l'existence du corps, pour ne plus
considérer l'âme que dans sa propre durée, c'est-à-dire lorsque les séquences
cognitives qui ont lieu en elle ne sont plus rythmées par les séquences
provenant de représentations imaginatives des affections du corps, mais par
l'enchaînement des idées adéquates que l'âme conçoit telles qu'elles sont en
Dieu, ce qui est le principe de la science intuitive. Et c'est ce processus de
détachement de l'âme de l'existence du corps, et son passage au troisième genre
de connaissance qui fera l'objet de cet ultime mouvement de l'Ethique.
-II L'expérience de l'éternité.
A fin de dépasser la connaissance du deuxième genre pour atteindre la science intuitive, Spinoza doit donner les moyens dont l'âme dispose pour s'affranchir de l'imagination qui, même maîtrisée, l'empêche d'être totalement active. En effet, lorsque l'âme imagine, elle forme des idées qui se rapportent aux affections du corps, et n'est donc jamais la cause totalement adéquate de ces idées, qui se rapportent à l'existence en acte du corps, ainsi qu'à sa durée. Or, comment l'âme peut-elle être capable de concevoir des idées, sans rapport avec cette durée du corps ? C'est en réponse à cette question que Spinoza va introduire les procédés par lesquels l'âme va pouvoir accéder à la connaissance, non plus de l'existence des choses mais de leur essence c'est-à-dire de l'idée de ces choses sans rapport avec aucune temporalité, mais conçue " avec une sorte d'éternité ".
" sub specie æternitatis "
Et cette possibilité trouve ses origines dans l'ontologie mise en place par
Spinoza dans les deux premières parties de l'Ethique, dans lesquelles il
définit Dieu et les rapports qui unissent sa nature à celle de l'âme humaine.
De cette ontologie, il ressort que toutes les choses suivent éternellement et
nécessairement de la nature divine, et sont l'expression de sa puissance. Pour
toute chose qui existe en acte dans le domaine du temps, il doit donc y avoir
en Dieu l'idée de l'essence de cette chose, c'est-à-dire une idée qui n'exprime
pas une durée mais qui participe à l'éternité et à la nécessité de l'essence de
Dieu. Ainsi, pour tous les individus existant dans la nature, il doit y avoir,
comme Spinoza l'indique à la proposition 22, une idée " nécessairement
donnée en Dieu qui exprime l'essence de tel ou tel Corps humain avec une sorte
d'éternité. " . Mais comme le remarque P. Macherey, il ne s'agit pas de
" l'essence du corps appréhendé en général et de manière indéterminée
", comme un concept abstrait, " mais de l'essence de tel ou tel corps
humain, considéré à chaque fois dans son être propre et déterminé, et, peut-on
dire, individué " . La considération sous l'aspect de l'éternité n'enlève
donc rien à l'intégrité individuelle de chaque corps, mais permet simplement de
le soustraire à la logique de la durée.
Ceci permet de maintenir le lien unique entre une âme et un corps, même dans
ces circonstances particulières. L'âme continue d'être l'idée du corps, mais
lorsqu'elle devient l'idée de l'essence de ce corps telle qu'elle est conçue en
Dieu, elle se révèle elle-même comme une idée de l'entendement divin, sous son
aspect d'essence éternelle. Considérer l'âme sans relation à l'existence du
corps ne revient donc pas à mettre le corps de côté, mais simplement à
considérer l'âme sous l'espèce de l'éternité, en tant qu'elle est l'idée de l'essence
du corps. De cette façon, l'âme accède à la compréhension de ce qu'elle-même a
d'éternel, à savoir cette idée de son essence qui est en Dieu, indépendamment
de la dimension temporelle qu'elle exprime lorsqu'elle est l'idée d'un corps
qui existe en acte. Mais cet accès de l'âme à la compréhension de l'éternité de
l'essence du corps, et conséquemment de la sienne, est immédiat, c'est-à-dire
que l'âme a le pouvoir de concevoir ces idées en déployant uniquement sa propre
essence, comme le rappelle Spinoza, dans le scolie de la proposition 23 :
" cette idée, qui exprime l'essence du Corps avec une sorte d'éternité,
est un certain mode du penser qui appartient à l'essence de l'Ame et qui est
éternel " .
Le genre de connaissance qui se dessine ici semble donc provenir du
perfectionnement de l'âme : après être parvenue à former une idée de Dieu, au
terme du processus de généralisation des causes des choses, qui lui donnait une
idée encore imaginative et extérieure, c'est-à-dire une simple représentation
de Dieu, l'âme atteint immédiatement sans imagination ni représentations,
l'idée de Dieu, où elle retrouve les idées des essences des choses, telle
qu'elle est à présent capable de les concevoir. Ainsi s'installe une
réciprocité entre l'idée de Dieu et l'idée de l'essence des choses, car, comme
l'écrit Spinoza, " plus nous connaissons les choses singulières, plus nous
connaissons Dieu. " . Il faut évidemment comprendre que Spinoza évoque une
connaissance totalement adéquate des choses singulières : en effet, c'est en
concevant chaque chose dans son rapport essentiel avec l'ordre de la Nature,
c'est-à-dire dans son rapport ontologique avec Dieu, que l'on peut en même
temps concevoir Dieu d'une manière plus complète. En d'autres termes, plus nous
connaissons les choses singulières de cette façon et plus nous comprenons à
quel point la nature divine est vaste, dense, unique et principale. En effet,
les choses singulières sont chacune une expression particulière de l'essence de
Dieu, ce que Spinoza avait indiqué dans le corollaire de la proposition 25 du
De Deo : " les choses particulières ne sont rien si ce n'est des
affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes, par lesquels les
attributs de Dieu sont exprimés d'une manière certaine et déterminée. " .
Ainsi concevoir véritablement les choses singulières revient à les considérer
sous cet angle, en tant qu'elles sont les expressions de la substance, chacune
exprimant, selon un mode particulier, les attributs de Dieu. C'est en cela que
la science intuitive se distingue en perfection de la connaissance rationnelle
: connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne consiste plus
à accéder à des idées adéquates des choses au moyen des notions communes que la
Raison nous permet de former, mais à déduire immédiatement l'essence des choses
de l'essence de Dieu, c'est-à-dire à voir dans chaque chose l'expression d'un
attribut divin.
Toutefois, la Nature ne se livre pas tout entière et d'un seul coup à l'âme qui
parvient à percevoir des choses sub specie æternitatis. Encore une fois, ce
degré de connaissance n'est pas entièrement différent et distinct du précédent,
mais procède d'un mouvement progressif vers une plus grande perfection de la
puissance de connaître de l'âme. Spinoza le rappelle à la proposition 28 :
" l'effort ou le Désir de connaître les choses par le troisième genre de
connaissance ne peut naître du premier genre de connaissance, mais bien du
deuxième. " . C'est en effet parce que les notions communes de la
connaissance rationnelle lui ont permis de découvrir les propriétés des choses
que l'âme peut, par la suite, découvrir leur essence en rapportant leurs
propriétés à Dieu. Le passage à la science intuitive exprime donc le
perfectionnement de la puissance de comprendre de l'âme, et non le total
accomplissement de cette puissance, ce qui explique que Spinoza continue
d'évoquer une dynamique de la connaissance des choses par le troisième genre de
connaissance, une dynamique rapportée à l'élan essentiel de l'individu,
c'est-à-dire le conatus : " le suprême effort (conatus) de l'Ame et sa
suprême vertu est de connaître les choses par le troisième genre de
connaissance. ". .
Car l'âme, dont la seule puissance est la puissance de connaître, "
n'appète rien d'autre que la connaissance, et ne juge pas qu'aucune chose lui
soit utile, sinon ce qui conduit réellement à la connaissance " , d'après
la proposition 27 du De Servitute. Qu'est-ce que l'âme pourrait alors désirer
plus que cette connaissance adéquate de l'essence des choses, qui se rapporte à
la connaissance de Dieu ? Voilà pourquoi l'âme est pleinement active et donc
vertueuse lorsqu'elle connaît les choses en même temps qu'elle connaît Dieu. On
le voit, l'accès et la persévérance dans le troisième genre de connaissance
s'inscrivent complètement dans une dynamique de l'effort et du désir. Or l'âme
ne désire que ce qu'elle considère qui peut accroître sa puissance,
c'est-à-dire ce qui peut lui faire éprouver de la joie. Ainsi, l'âme ne doit
persévérer dans sa connaissance intuitive des choses que parce qu'elle ressent
dans cette progression une joie qui la pousse toujours à connaître plus.
Le contentement sous l'expérience de l'éternité
Cette joie qui accompagne l'élan de l'âme humaine vers une totale
intelligibilité du réel, et qui souligne encore la dimension affective dans
laquelle s'inscrit ce développement de la connaissance se découvre évidemment,
à la proposition 27, sous les traits d'une forme suprême d'acquiescentia :
" de ce troisième genre de connaissance naît le contentement de l'Ame (Mentis
acquiescentia) le plus élevé qu'il puisse y avoir. " . Et l'on comprend
que ce sentiment atteigne, à cette étape du texte, un niveau sans précédent. En
effet, arrivée à la connaissance intuitive des choses, c'est-à-dire à la
connaissance de Dieu, l'âme révèle sa " suprême vertu " (summa
virtus), ou encore, " sa plus haute perfection " (summa perfectio).
Ainsi, et tout naturellement, le contentement qui était associé directement au
niveau de perfection de l'âme, depuis le De Servitute, atteint lui-même son
propre summum. Le troisième genre de connaissance permet donc à l'homme d'être
" affecté de la Joie la plus haute et cela avec l'accompagnement de l'idée
de lui-même et de sa propre vertu. " . La Mentis acquiescentia exprime ici
le plus haut niveau de considération par l'âme de sa propre puissance d'agir,
et c'est en cela qu'elle exprime un sentiment d'apaisement absolu, lié à cette
considération transparente, sans obstacles ni doutes, de sa Vertu.
Mais comment expliquer précisément que cette considération de l'âme par
elle-même soit plus parfaite que celle dont elle était capable dans la
connaissance du deuxième genre ? De plus, comment expliquer que Spinoza puisse
encore définir la Mentis acquiescentia comme une joie liée à l'idée de
soi-même, alors qu'il semble que dans le domaine de la science intuitive, ce
soit avant tout Dieu qui garantisse la certitude de notre connaissance ? En
fait, la difficulté de ces problèmes semble avant tout résider dans la
conception erronée que l'on pourrait se faire d'une certaine transcendance de
Dieu. Or lorsque l'on dit que l'âme connaît les essences des choses telles
qu'elles sont en Dieu, il ne faut pas imaginer que l'âme accède ainsi à un
niveau transcendant de connaissance : l'âme connaît l'essence des choses telles
que Dieu les conçoit, mais en tant que l'âme humaine est une partie de
l'entendement infini de Dieu. Ainsi, pour l'âme, la science intuitive consiste
(d'après le corollaire de la proposition 11 du De Mente) à découvrir le lien
éternel qui l'unit depuis toujours à Dieu (et non à créer ce lien), pour
accéder à l'intelligibilité totale des choses. Connaître Dieu revient à
connaître la véritable nature de l'âme, et c'est en cela que la considération
de l'âme par elle-même est tout à fait adéquate, et qu'elle exprime une joie
extrêmement liée à l'idée d'elle-même.
Par cela s'explique encore en quoi la Mentis acquiescentia est plus parfaite
que le contentement qui naissait de la connaissance du deuxième genre. En
effet, jusqu'alors, l'accès à la considération de sa puissance de connaître
était encore du domaine de la représentation extérieure de l'idée de soi, par
laquelle l'âme formait l'idée générale de sa puissance d'agir, dans
l'expérience de l'existence. A présent, l'âme peut concevoir sa Vertu immédiatement,
en accédant à l'idée de son essence telle qu'elle est en Dieu, ce qui lui
permet, dans le même temps, de savoir immédiatement que cette idée est vraie,
ce que posait Spinoza à la proposition 43 du De Mente, à savoir que " qui
a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie et ne peut douter de
la vérité de sa connaissance " , ce qui se démontrait principalement par
le fait que " l'idée vraie en nous est celle qui est adéquate en Dieu en
tant qu'il s'explique par la nature de l'âme humaine " . Ne plus se
représenter l'idée de Dieu, mais comprendre Dieu, permet donc d'atteindre un
niveau de certitude accru, ce qui donne à la Mentis acquiescentia une assurance
et une sérénité totalement acquises. Cette forme de contentement, comme l'écrit
P. Macherey, " ne se limite pas seulement au sentiment de tranquillité et
de calme que procure une vie bien réglée ", ce qui était le propre du
contentement que l'on a étudié dans la partie précédente, " mais elle
s'élève jusqu'à la satisfaction suprême liée à l'assurance d'être dans le vrai
et d'y être de plus en plus " . A fortiori, cette satisfaction est très
éloignée du contentement de soi décrit dans le De Affectibus, par lequel un
individu s'affirmait dans sa singularité, par rapport aux autres choses extérieures.
Dorénavant, en connaissant l'essence de ce qui l'entoure, cet individu exprime,
par la Mentis acquiescentia, " la fusion de l'âme humaine et de la nature
des choses, à travers une pleine compréhension de celle-ci " .
Mais remarquons encore que Spinoza renvoie une nouvelle fois à la définition 25
des affects, dans la démonstration de la proposition 27. Ceci souligne que,
fondamentalement, la Mentis acquiescentia conserve toutes les caractéristiques
essentielles de l'affect qui était décrit dans le De Affectibus, c'est-à-dire
une joie " née de ce que l'homme se considère lui-même et sa puissance
d'agir ". Or toutes ces caractéristiques sont arrivées maintenant à un
niveau de perfection tel qu'il pourrait faire oublier cette parenté, rappelée
par Spinoza. En effet, la considération de soi tend à se confondre avec une
compréhension complète de soi, et le rapport autonome de l'âme avec elle-même
devient si élaboré, " sous l'espèce de l'éternité ", qu'il fait
intervenir Dieu (la Nature tout entière) comme condition de cette compréhension
complète, qui renforce justement son autonomie.
Le problème du corps
En outre, le rapport de cet affect avec le corps semble, encore une fois, poser
le plus grand problème, lorsque Spinoza évoque cette connaissance du troisième
degré, intuitive et immédiate, qui semble détacher complètement l'âme du corps.
Pourtant Spinoza ne cesse pas de rappeler que l'âme ne peut rien connaître sans
le corps, ce qui doit être encore le cas à ce niveau de connaissance, comme il
est dit dans la proposition 29 : " tout ce que l'âme connaît comme ayant
une sorte de d'éternité, elle le connaît non parce qu'elle conçoit l'existence
actuelle présente du Corps, mais parce qu'elle conçoit l'essence du Corps avec
une sorte d'éternité. " . Ainsi lorsque l'âme conçoit des idées des choses
sub specie æternitatis, ce n'est pas en se délivrant de son corps, mais
simplement en en affirmant l'essence éternelle, ce qui lui permet alors de
concevoir les choses en tant qu'elles sont elles-mêmes " contenues en Dieu
et comme suivant de la nécessité de la nature divine " . Mais concevoir
les choses " avec une sorte d'éternité " ne signifie pas qu'elles
perdent alors leur existence concrète, ce qui reviendrait à penser que l'homme
qui parviendrait à cette expérience vivrait dans un monde peuplé
d'abstractions. Ce mode de conception se rapporte bien à des choses existantes,
comme l'indique Spinoza " les choses sont conçues par nous comme actuelles
en deux manières : ou bien en tant que nous en concevons l'existence... ou bien
en tant que nous les concevons comme contenues en Dieu... " .
Le corps reste donc le médium indispensable à l'âme pour former des idées des
choses, soit sous l'aspect de l'existence, lorsque l'âme affirme l'existence du
corps, soit sous l'aspect de l'essence, lorsqu'elle en affirme l'éternité. Ceci
permet également d'expliquer l'originalité de la formule " sub specie
æternitatis ", qui exprime bien l'idée d'un angle possible de vision et de
connaissance des choses. Spinoza ne remet donc pas en cause la proposition 13
du De Mente, où il affirmait que l'idée de l'âme n'était que le corps, et à
laquelle il renvoie justement, dans la démonstration de cette proposition 29.
Et en même temps que le parallélisme est préservé, l'affectivité elle-même
conserve ses caractéristiques essentielles, et la Mentis acquiescentia ne doit
pas être considérée comme l'expérience d'une âme totalement détachée du corps,
car celui-ci continue toujours d'être l'objet à partir duquel l'âme peut
éprouver une joie
Ainsi le chemin qui se dévoile dans le De Libertate nous mène-t-il vers une
expérience singulière et extrême qu'est cette science intuitive, et ce chemin
pourrait sembler s'éloigner de toute considération pratique si Spinoza ne
prenait pas soin de toujours rappeler qu'il ne s'agit que du déploiement
complet des potentialités contenues dans l'essence de l'âme, et que la
recherche de cette expérience n'est motivée que par notre désir de ressentir la
joie la plus sure et la plus forte. Ce troisième genre de connaissance
s'inscrit donc naturellement dans une éthique de la joie et de l'affectivité,
au début de laquelle Spinoza se proposait d'expliquer " ce qui peut nous
conduire comme par la main à la connaissance de l'Ame humaine et de sa
béatitude suprême " . Or cette ultime forme du connaître semble répondre à
ces deux objectifs, c'est du moins ce que l'on peut imaginer à la lecture du
scolie de la proposition 31, qui clôt la présentation de la science intuitive,
et que Spinoza introduit en ces termes : " Plus haut chacun s'élève dans
ce genre de connaissance, mieux il est conscient de lui-même et de Dieu,
c'est-à-dire plus il est parfait et possède la béatitude. " . Et cette
phrase rappelle encore deux choses : d'une part, que la possession de la
béatitude est en rapport direct avec la conscience de soi, et donc avec la joie
qui en naît, c'est-à-dire l'acquiescentia, et, d'autre part, que conscience de
soi et conscience de Dieu se fondent peu à peu en une seule forme de
conscience, " ce qui ", comme l'écrit Spinoza lui-même, " ce
verra plus clairement par les propositions suivantes " , c'est-à-dire dans
les propositions qui dévoileront cette forme suprême de l'affectivité, issue de
la connaissance totale de soi, que traduit la notion originale d'amour intellectuel
de Dieu.
-III L'amour intellectuel de Dieu
E t c'est par la proposition 32, sa démonstration et son corollaire, que
Spinoza va introduire cette notion, en rappelant que la connaissance du
troisième genre ne vaut finalement que parce qu'elle permet à l'âme de posséder
une joie constante et intense : " A tout ce que nous connaissons par le
troisième genre de connaissance nous prenons plaisir " (Quicquid
intelligimus tertio cognitionis genere, eo delectamur ). Le verbe latin
delectare rend sans doute plus intensément l'idée d'un sentiment qui est non
seulement plaisant, mais également attirant : il retient l'âme par le charme
qu'il provoque en elle, et la rend moins dépendante des autres sentiments.
L'âme est ainsi motivée sans réserve à suivre cet élan vers l'expression de sa
nature profonde, un élan qui se confond avec la manifestation intime du
conatus, et avec l'acquiescentia. Or dans cette proposition 32, ce contentement
va être rapporté à l'idée de Dieu comme cause, mais cette idée, comme on l'a
vu, n'est pas vraiment différente de l'idée de soi, car en tant que l'âme se
considère sous l'angle ontologique qui l'unit à la nature tout entière, l'idée
de Dieu n'exprime rien d'extérieur à elle, mais révèle, au contraire, l'essence
intime de chacun. L'idée de Dieu apparaît donc peu à peu comme l'aboutissement
de la perfection de l'âme humaine, ce qui justifie le lien de conséquence
établi par Spinoza dans la démonstration de la proposition 32 : " de ce
genre de connaissance naît le contentement de l'Ame le plus élevé qu'il puisse
y avoir, c'est-à-dire la Joie la plus haute, et cela avec l'accompagnement
comme cause de l'idée de soi-même et conséquemment aussi de l'idée de Dieu.
" . Au passage, on peut encore remarquer que Spinoza renvoie à nouveau,
dans cette démonstration, à la définition 25 des affects, concernant
l'acquiescentia in se ipso : rien dans l'origine de cet affect et dans la joie
qu'il exprime n'est véritablement changé, mais simplement perfectionné.
Cette proposition complète ainsi la proposition 27, dans laquelle Spinoza
introduisait l'affect de Mentis acquiescentia, en ajoutant à présent, de façon
explicite, l'idée de Dieu comme cause principale de ce contentement de
l'esprit, en tant qu'elle révèle absolument l'idée de l'essence de l'âme
humaine. A cette étape du développement de la connaissance, l'idée de soi
devient trop réductrice, trop individualisante pour s'inscrire dans l'ordre de
l'essence des choses, on comprend alors qu'en introduisant l'idée de Dieu comme
l'expression du lien ontologique entre l'esprit et le reste de la Nature,
Spinoza ne fait pas basculer la considération de l'âme pour une tout autre
chose qu'elle-même, mais il déploie simplement toute la richesse de son
essence.
L'effacement de l'extériorité
Or cette association de la joie et de l'idée de Dieu installe, à nouveau,
les conditions qui avaient permis, dans la proposition 15, de postuler
l'existence d'un amour de Dieu, sous la forme particulière de l'amor erga Deum.
Cet affect pouvait se concilier parfaitement avec la définition de l'amour,
puisque la connaissance rationnelle permettait de concevoir une représentation
de l'idée de Dieu avec suffisamment d'extériorité à soi pour parler d' "
une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure " . Mais à présent
que la science intuitive permet à l'âme de concevoir Dieu comme le tout dont
elle est partie, Spinoza paraît ne plus pouvoir continuer d'évoquer un amour de
Dieu. Et c'est pourtant ce qu'il va faire, dans le corollaire de la proposition
32, en revendiquant totalement le rapport à la définition 6 des affects,
concernant l'amour : " de ce troisième genre de connaissance naît une joie
qu'accompagne comme cause l'idée de Dieu, c'est-à-dire (déf. 6 des Aff.)
l'Amour de Dieu ", ce qu'il nuance toutefois par cette précision : " non
en tant que nous l'imaginons comme présent, mais en tant que nous concevons que
Dieu est éternel, et c'est là ce que j'appelle Amour intellectuel de Dieu.
" .
Or cette précision ne parvient pas à effacer l'ambiguïté concernant
l'extériorité de Dieu, nécessairement posée par l'affect d'amour, et l'on
pourrait même dire, au contraire, qu'elle l'accentue, en réaffirmant que la
connaissance du troisième genre est une connaissance immédiate de la nature
immanente de Dieu. Par ailleurs, en s'écartant du système démonstratif de
Spinoza, on comprend par soi-même qu'il est très difficile d'admettre toute
idée d'extériorité à ce niveau du texte, lorsque c'est justement la pleine
appropriation de son affectivité, et la pleine possession de soi-même, qui
garantit un contentement de l'esprit autonome, auquel rien ne participe qui ne
provienne de sa propre essence. Faut-il alors admettre, comme le fait par
exemple P. Macherey, que l'amour, en tant qu'il est intellectuel se distingue
de la nature des autres formes d'amour, notamment de l'amour envers Dieu, et
peut-on dire ainsi qu'entre ces deux contextes "le terme " amour
" (amor) a des sens différents, et même totalement différents. " ?
Cette position semble aller à l'encontre de la volonté manifeste de Spinoza de
toujours rapporter l'affect d'amour à la définition qu'il en donnait dans le De
Affectibus. Et le fait que cette définition évoque une cause extérieure n'est
pas totalement incompatible avec l'amour intellectuel de Dieu, dans le contexte
du troisième genre de connaissance. On pourrait d'ailleurs dire, à l'instar de
B. Rousset, qu'il s'agit là d'un " faux problème " . Pour étayer son
propos, B. Rousset en revient au lien qui unissait l'amour et le contentement
dès le De Affectibus. En effet, nous avons vu que l'acquiescentia pouvait y
être considérée comme une sorte d'amour de soi, en ce sens que l'âme était
capable de se prendre elle-même pour objet d'amour. Or, dans le De Affectibus,
la connaissance très confuse qui marquait nettement la différence entre l'idée
de soi et l'idée d'une chose extérieure, amenait Spinoza à faire une
distinction entre contentement de soi et amour. Et dans le De Libertate,
Spinoza maintient une certaine différence entre le contentement de l'esprit
(Mentis acquiescentia), qui concerne l'idée de soi-même, ou de Dieu en tant
qu'il exprime cette idée de soi, et l'amour de la Nature divine, en tant
qu'elle exprime la nécessité de toute chose. Aussi " Dieu n'apparaît-il
pas d'abord comme un être extérieur au moi fini, en sorte que le simple
approfondissement du contentement de soi-même doit être vécu et décrit comme un
passage à autre chose que soi-même ? " . Ce qui reviendrait à dire que la
science intuitive, qui permet à l'individu de dépasser la simple connaissance
de soi pour accéder à la conscience de soi en tant que partie d'un tout, lui
révèle une distinction subtile entre ce qu'il est et ce à quoi il participe. Il
n'est évidemment plus question d'une extériorité tranchée, mais d'une forme de
distinction dans un ensemble qui réunit Dieu et soi-même, ce que B. Rousset
exprime en des termes particulièrement intéressants :
" il s'agit de l'extériorité également réelle et vraie contenue dans cette
autre distinction modale, qui différencie le mode de l'attribut et de la
substance, la partie du tout, et qui fait, par exemple, que Dieu n'appartient
pas à l'essence d'une chose finie comme l'homme, les propriétés du premier
n'étant pas réciprocables avec celles du second : extériorité minime, limite,
sans doute, que celle de l'être total et de sa manière d'être partielle, mais
suffisante pour que Spinoza use du vocabulaire qu'il a fixé, et parle alors d'
" amour " " .
Cette " distinction modale ", qui distingue le mode de l'attribut et
de la substance, rappelle celle que Spinoza avait présentée, dans le scolie de
la proposition 29 du De Deo, entre " nature naturante " (natura
naturans) et " nature naturée " (natura naturata). La première de ces
formules désignait " ce qui est en soi et conçu par soi, autrement dit ces
attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie "
, la seconde " tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu'on les
considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent sans Dieu ni être ni
être conçues " . Néanmoins, on peut constater que ces formules ne
désignent pas deux choses différentes mais bien la même, c'est-à-dire la
Nature, sous deux angles particuliers de considération. En reprenant la
comparaison employée plus haut, on pourrait identifier la nature naturante à ce
tout, qui est substance et cause de soi, et la nature naturée aux parties qui
composent la naturante, qui en expriment l'efficience, et qui participent à sa
nécessité. Mais les termes choisis par Spinoza révèlent très clairement
l'identité de la référence désignée, ce qui implique qu'on ne puisse séparer la
natura naturans de la natura naturata que par abstraction, ce qui toutefois ne
remet pas en cause la possibilité de poser une certaine extériorité, elle-même
abstraite, de la nature naturante par rapport à la nature naturée, à laquelle
appartiennent l'âme et le corps humains.
Il semble donc possible, au prix d'une conception extrême de l'extériorité, de
maintenir toute l'unité du texte de Spinoza, et la cohérence de ses renvois aux
définitions des affects.
Le contentement dans l'amour intellectuel de Dieu
Et ce maintien nous autorise alors à nous interroger à nouveau sur le rôle du
contentement à l'intérieur de l'amour intellectuel de Dieu, comme nous l'avions
fait lorsqu'il s'agissait de l'amour de quelque chose ou de l'amour de soi, ou
encore de l'amour envers Dieu, puisque l'acquiescentia était évoquée dans la
définition de cet affect. Le contentement était alors décrit comme la
satisfaction intime et égoïste (au sens propre et non-péjoratif) d'un individu,
directement motivé par son conatus, qui le poussait à se rapprocher le plus
possible de la chose aimée, afin d'éprouver davantage de joie. Et c'est
peut-être justement dans l'amor intellectualis Dei que le rôle de mobile propre
au contentement, à l'intérieur de l'amour, est pleinement dévoilé.
En effet, le principe de l'amour intellectuel de Dieu, c'est-à-dire ce qui a
conduit l'âme à déployer au maximum sa connaissance jusqu'à cette étape ultime,
demeure invariablement la recherche de notre propre satisfaction. C'est ainsi l'acquiescentia
qui pousse l'individu à se connaître lui-même le plus adéquatement possible,
jusqu'à l'idée et l'amour de Dieu. Et, à ce niveau du texte, c'est parce que
nous savons que l'idée de Dieu est garante de toutes les certitudes et donc du
plus grand contentement qu'il soit possible d'éprouver, que nous sommes motivés
à aimer Dieu aussi intensément. De plus, dans la première partie, on avait
insisté sur l'importance de l'acquiescentia, dans le développement de l'amour,
en montrant quel dynamisme était attaché à ce développement, et quelle
extraordinaire recherche d'union cela pouvait provoquer. Car l'amour n'est pas,
chez Spinoza, un sentiment statique, mais il renferme en lui ce mobile de joie,
issu du conatus, qui pousse un individu à s'unir le plus intimement possible
avec la chose aimée, pour éprouver un plus grand contentement. Or, à quelle
occasion cette possibilité d'union est-elle la plus accomplie, sinon dans cet
amour intellectuel de Dieu, quasi-fusionnel, par lequel l'âme trouve sa place à
l'intérieur même de la chose aimée, c'est-à-dire de la nature divine ?
Par conséquent, la Mentis acquiescentia trouve ici un niveau d'épanouissement
sans précédent, et redoublé du fait que, d'une part, elle s'exprime par la
connaissance extrême de soi, et donc de Dieu, et, d'autre part, du fait que
Dieu apparaît comme objet d'un amour duquel naît également un contentement
plein et assuré. L'acquiescentia représente donc le mobile sous-jacent tant à
l'amour, qu'à la connaissance, mobile affectif unique et extraordinairement
fort, puisqu'il pousse l'individu vers le même objet, c'est-à-dire Dieu. Ainsi
peut-on dire qu'à travers ce sentiment s'exprime tout le dynamisme joyeux du
conatus, mais également le lien entre amour et connaissance, deux activités apparemment
de différentes natures qui pourtant vont jusqu'à se confondre, lorsque Dieu
devient l'unique objet (si l'on peut employer ce terme) de ces deux démarches,
la seule chose qui stimule le désir de joie.
Par ailleurs, la constance et la sérénité qui se dégagent du contentement de
l'esprit sont renforcées par un nouvel aspect de cette acquiescentia, qui
procède naturellement d'une caractéristique de l'amour intellectuel de Dieu, à
savoir l'éternité. Car, comme l'indique la proposition 33 : " l'amour
intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de connaissance, est éternel
" , ce que Spinoza démontre par la logique : " le troisième genre de
connaissance est éternel ; par suite, l'Amour qui en naît est lui-même aussi
éternel. " . En effet, lorsque l'âme n'exprime plus l'existence mais
l'essence de son corps, les idées qu'elle forme n'appartiennent plus à la
durée, mais à l'éternité. Et par l'amour intellectuel de Dieu, totalement
indépendant de toute variabilité qui proviendrait de l'extérieur, l'âme accède
à une entière plénitude, qui appartient elle-même à l'éternité.
Le niveau de perfection qui est alors atteint par l'âme, permet de faire
intervenir l'idée d'une certaine inaltérabilité, c'est-à-dire d'une
impossibilité logique que cet amour puisse régresser, ce qui se traduirait par
un sentiment de tristesse. L'expérience de l'éternité semble ainsi faire passer
l'âme au-delà d'un point de non-retour : engagée sur ce chemin, l'âme est
entièrement poussée à l'explorer plus avant, et rien n'est alors assez fort
pour la freiner, encore moins pour la faire reculer. D'ailleurs Spinoza
rappelle, dans le corollaire de la proposition 37, que l'axiome qui
introduisait le De Servitute, en affirmant l'existence nécessaire, pour toute
chose, d'une chose plus puissante capable de la détruire, ne concernait
justement que le domaine de l'existence dans le temps, et non celui de
l'éternité. Se dégage alors l'idée d'un état particulier de l'âme, à
l'intérieur duquel elle évolue en ayant conscience qu'elle possède un certain
niveau de perfection qui, s'il peut encore augmenter, ne pourra jamais
régresser. Et le contentement, quant à lui, par l'amour intellectuel de Dieu et
la connaissance extrême de la perfection de l'esprit, atteint également un
niveau d'autonomie suprême, qui épuise complètement les potentialités de
considération par l'âme de sa puissance d'agir, ces potentialités qui avaient
été dévoilées dans le De Affectibus.
Après avoir exposé la nature de l'amour intellectuel de Dieu, Spinoza doit maintenant faire aboutir le chemin éthique à sa fin, en présentant les dernières étapes qui mèneront à la libération totale de l'âme, et à sa Béatitude suprême, dont il dévoilera, en dernier lieu, les implications pratiques et affectives qui feront intervenir, une dernière fois, le sentiment de contentement.
L'amour de Dieu pour lui-même, le contentement de Dieu, notre contentement
Dans le dernier mouvement, Spinoza approfondit la nature de l'amour
intellectuel de Dieu en énonçant, d'une manière surprenante, que " Dieu
s'aime lui-même d'un Amour intellectuel infini " . Cette proposition
étonne tout d'abord par la notion d'un amour pour soi-même aussi explicite, qui
semble aller contre la définition de l'amour telle qu'elle a été développée
jusqu'à présent, en impliquant une extériorité, aussi infime soit-elle. Elle
étonne ensuite par la présentation d'un Dieu capable d'éprouver un sentiment,
ce que la proposition 17 avait pourtant posé comme impossible (" Dieu n'a
point de passion et n'éprouve aucun affect de joie ou de tristesse " ).
Mais Spinoza, par la proposition 36, précise la nature de l'amour de Dieu pour
lui-même, en l'identifiant avec la nature de l'amour intellectuel de l'âme pour
Dieu : " l'amour intellectuel de l'âme envers Dieu est l'amour même duquel
Dieu s'aime lui-même, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il peut
s'expliquer par l'essence de l'Ame humaine considérée comme ayant une sorte
d'éternité ; c'est-à-dire l'amour intellectuel de l'Ame envers Dieu est une
partie de l'Amour infini auquel Dieu s'aime lui-même. " . Ceci permet
alors d'expliquer la possibilité pour Dieu d'éprouver un amour de soi. En
effet, cet amour doit se déduire du fait que l'âme, dont l'amour pour Dieu
vient d'être présenté, est une partie de Dieu, ainsi lorsque l'âme éprouve de
l'amour pour Dieu, c'est en quelque sorte Dieu qui s'aime lui-même, car,
fondamentalement, mode et substance ne sont que substance. On ne peut donc pas
dire que l'âme humaine ressent un amour intellectuel pour Dieu comme une
substance singulière éprouverait un sentiment pour une autre substance
singulière : l'âme ressentant l'amour de Dieu le fait en tant qu'elle est une
partie de l'intellect infini de Dieu. C'est ainsi que l'amour que Dieu a pour
lui-même se déduit de l'amour que l'âme humaine éprouve envers lui, ce qui
explique que " Dieu s'aime lui-même, non en tant qu'il est infini, mais en
tant qu'il peut s'expliquer par l'essence de l'âme humaine considérée comme
ayant une sorte d'éternité. "
L'impossibilité formulée par la proposition 17 est donc valide : Dieu,
considéré dans son infinité, en tant que substance distincte de ses modes, ne
peut éprouver aucun amour, mais uniquement lorsqu'il est considéré en ses modes
: quand l'un de ces modes exprime de l'amour pour Dieu, alors Dieu, en tant qu'il
explique ce mode, s'aime lui-même. Aussi l'amour de Dieu pour lui-même revêt-il
une forme tout à fait originale, ce qui se justifie par les circonstances
elles-mêmes très particulières dans lesquelles il est présenté, lorsque les
distinctions entre extériorité et intériorité des causes, entre substance et
mode ou entre tout et partie, deviennent si infimes qu'elles ne permettent plus
d'oppositions claires.
C'est donc cette notion de participation, (au sens où un élément se distingue
par son rôle dans un tout dont il est partie), qui permet de concevoir un amour
de Dieu pour lui-même, que l'on pourrait identifier également, pour peu que
l'on insiste sur la distinction entre mode et substance, à un amour de Dieu
pour les hommes. Et Spinoza introduit cette conséquence logique dans le
corollaire de la proposition 36 : " il suit de là que Dieu, en tant qu'il
s'aime lui-même, aime les hommes, et conséquemment que l'Amour de Dieu envers
les hommes et l'Amour intellectuel de l'Ame envers Dieu sont une seule et même
chose. " . Cet amour de Dieu pour les hommes n'est donc pas davantage en
contradiction avec le corollaire de la proposition 17 qui affirmait notamment
que " Dieu, à parler proprement, n'a d'amour ni de haine pour personne.
" . En effet, la formule " à parler proprement " (proprie
loquendo) fait voir que Dieu, considéré dans son infinité, ne peut éprouver
d'amour pour quelque chose qui apparaîtrait comme extérieure à lui, c'est
d'ailleurs ce que Spinoza avait exposé plus nettement dans le Court traité :
" Dieu étant formé de la totalité de ce qui est, il ne peut y avoir
d'amour proprement dit de Dieu pour autre chose, puisque tout ce qui est ne
forme qu'une seule chose, à savoir Dieu lui-même. " . Ce n'est donc qu'en
tant que des hommes éprouvent de l'amour pour Dieu que Dieu peut être dit
s'aimer et, conséquemment, lorsque Dieu s'aime, il aime les hommes en même
temps que soi. Ainsi, en plus d'une similarité de nature, c'est également une
simultanéité et une réciprocité logique qu'il faut entendre par la formule :
" l'amour de Dieu envers les hommes et l'Amour intellectuel de l'âme
envers Dieu sont une seule et même chose " .
Et, finalement, on constate que Spinoza ne fait ici que déployer au maximum les
potentialités logiques et ontologiques contenues dans l'amour intellectuel de
Dieu, qui procédaient primitivement, rappelons-le, du contentement de l'esprit
(Mentis acquiescentia), " le plus élevé qu'il puisse y avoir ",
lorsque l'âme prenait conscience de son appartenance à la nature divine. Ce
processus, qui mène de l'amour intellectuel de Dieu à l'amour de Dieu pour les
hommes, est donc entièrement motivé par la notion de Mentis acquiescentia,
c'est-à-dire d'une joie qui naît de l'idée de soi-même. Or on voit bien,
maintenant, qu'il n'est plus possible de concevoir une idée de soi qui ne soit
pas complètement intégrée dans l'idée de Dieu, et seul le maintien d'une nuance
ontologique entre la substance et le mode permet de conserver une distinction
entre soi et la nature tout entière.
Mais en poursuivant ce déploiement logique de l'amour, on constate que l'amour
que Dieu éprouve envers lui-même n'est pas différent du contentement que peut
éprouver l'âme. En effet, dans la démonstration de la proposition 35, Spinoza
nous dit que " la nature de Dieu s'épanouit (gaudet) en une perfection
infinie, et cela avec l'accompagnement de l'idée de lui-même, c'est-à-dire
l'idée de sa propre cause. " . Or la joie née de la considération de sa
puissance d'agir, ou de l'idée de soi comme cause, est liée, par définition, au
contentement de soi. L'acquiescentia ressentie par Dieu serait donc une forme
de contentement éternel, issu de l'idée de sa nécessité et de la perfection de
sa nature. Sous cet angle, la différence entre l'affect d'amour, qui naît d'une
cause extérieure, et celui de contentement, qui naît d'une cause interne,
atteint donc sa limite minimale, ce que Spinoza exprime dans le scolie de la
proposition 36, où il évoque l'amour intellectuel que Dieu a pour les hommes,
ou que les hommes ont pour Dieu : " que cet amour en effet soit rapporté à
Dieu ou à l'âme, il peut justement être appelé Contentement intérieur, et ce
Contentement ne se distingue pas de la Gloire. En tant en effet qu'il se
rapporte à Dieu, il est une Joie, s'il est permis d'employer encore ce mot,
qu'accompagne l'idée de soi-même, et aussi en tant qu'il se rapporte à l'âme
" .
On pourrait donc voir, dans ce passage de l'Ethique, la réalisation complète de
la définition de l'amour, telle qu'elle est expliquée dans le De Affectibus, où
Spinoza explique qu'une forme d'acquiescentia participe nécessairement à
l'amour, autrement dit, qu'un amour lié à l'idée de soi doit être associé à
tout amour lié à l'idée d'autre chose. Or à ce niveau de perfectionnement de la
connaissance, on comprend que cette association est pleinement accomplie : en
même temps que l'homme aime Dieu, il s'aime, et en même temps que Dieu aime les
hommes, il s'aime également, mais la distinction entre extériorité et
intériorité étant abolie en faveur d'un rapport entre un tout et sa partie, il
n'existe plus qu'une fusion entre Dieu et l'âme, entre l'amour pour un autre et
le contentement pour soi. Ainsi voit-on quelle extraordinaire joie peut naître
de cette fusion, mais également quelle formidable force doit exprimer le
conatus d'un individu, dans ces circonstances. La présence du terme "
acquiescentia " dans l'explication de la définition de l'amour semble donc
loin d'être anodine, et Spinoza en fait ici la démonstration.
Mais le passage du scolie de la proposition 36, que nous avons cité plus haut,
souligne par ailleurs la difficulté d'évoquer un contentement intérieur,
c'est-à-dire un affect de joie, pour Dieu, et Spinoza exprime cette gêne par la
formule " s'il est permis d'employer encore ce mot ". Or ce problème
est le même que pour celui qui concerne l'idée d'un amour ressenti par Dieu :
s'il n'est pas impossible que Dieu ressente de la joie, en tant qu'il
s'explique par l'âme humaine, le caractère de transitivité propre à tout affect
semble, quant à lui, définitivement incompatible avec la nature divine.
Comment, en effet, admettre que Dieu puisse éprouver, à un certain moment, un
plus haut degré de perfection, alors qu'il représente déjà l'entité la plus
parfaite ? Il semble alors qu'il faille encore admettre que le seul perfectionnement
possible soit celui de la connaissance de l'âme par elle-même. Ainsi, de même
que pour l'amour, plus l'âme a une grande connaissance de son essence, par
conséquent de Dieu, et plus l'on peut dire que Dieu éprouve ce contentement
intérieur, simplement parce que cet affect est éprouvé par Dieu, en tant qu'il
s'explique par l'âme humaine, dans laquelle la transitivité des sentiments
s'exprime sans inconvénient.
Et si cette explication vaut pour maintenir l'aspect transitif du contentement,
ou encore de l'amour, elle permet également de voir que l'éternité divine n'est
pas non plus incompatible avec ces affects (dont la transitivité implique
forcément un rapport au temps), car même si la substance est éternelle, Spinoza
n'exclut pas qu'elle puisse se déployer sans cesse. Et en admettant cela, il
maintient un certain devenir de l'être, ce qui permet de traduire ce qui est
éternel dans le langage de la temporalité, et d'inscrire des formes de
l'affectivité dans cette éternité, sans contradiction. Il faut ainsi toujours
garder à l'esprit que l'éternité et l'existence dans la durée ne sont pas deux
mondes distincts et indépendants, mais simplement deux expériences de
considération de la même réalité.
L'imbrication progressive de tous ces sentiments ressentis simultanément en
nous et en Dieu, donne alors l'impression que l'homme et la Nature sont unis
par une formidable force joyeuse : Dieu s'aime lui-même en nous, nous nous
aimons nous-mêmes en Dieu. Mais on peut remarquer que cette union ne fait pas
disparaître la personnalité de l'homme qui la ressent, car, finalement, plus
cet homme connaît l'essence des choses, plus il connaît sa place parmi elles,
et plus il y assoit sa personnalité. A la page 136 de son livre, B. Rousset
écrit : " connaître, être joyeux, aimer, ce n'est plus se représenter,
s'unir à, participer de : c'est tout simplement être, être actif, être soi-même
" . Ainsi, toute connaissance est d'abord connaissance de soi, toute joie
est d'abord liée à sa propre perfection, et tout amour est d'abord amour de
soi, c'est-à-dire contentement de l'esprit. Spinoza compose de cette manière
une éthique qui reste une éthique de l'affirmation de soi et de sa propre
existence, ce qui la distingue de la morale stoïcienne, où l'individu compte
avant tout par sa conformité à l'ordre universel, et sa capacité à s'y fondre.
Ces dernières remarques soulignent, encore une fois, l'importance de l'idée de
soi dans la démarche libératrice, et conséquemment, de la joie qui se rapporte
à cette idée, (à savoir le contentement de l'esprit), qui permet de s'épanouir
dans la Nature, sans perdre toutefois la conscience de sa propre existence dans
cet épanouissement : nous vivons " l'unité de la Nature et l'insertion
adéquate de notre propre existence en elle " , explique B. Rousset. Et,
parvenus à ce point de total accomplissement de notre essence, nous permettant
de concevoir ce que nous sommes, éternellement et joyeusement, et de nous aimer
en aimant la Nature de la même manière que la Nature s'aime en nous, nous
voyons difficilement ce que nous pourrions encore espérer, c'est-à-dire quelle
lacune nous empêcherait de ressentir pleinement et constamment ce parfait
contentement.
-IV Le contentement et la béatitude
La perfection du contentement
A insi, par bien des aspects, l'acquiescentia épuise maintenant toutes les
potentialités que les racines étymologiques de ce terme lui conféraient dès le
De Affectibus, et s'exprime ici par un degré stable de joie, de repos, de
tranquillité de l'âme, garanti par le troisième genre de connaissance. Car la
science intuitive, comme on l'a vu, permet à l'âme de ressentir une joie
constante, qui, si elle peut encore progresser, ne peut jamais régresser. L'âme
qui éprouve cette Mentis acquiescentia est donc contente et satisfaite, au sens
propre de ces termes, c'est-à-dire qu'elle est comblée, et ne ressent aucun
manque, mais l'intégralité de sa perfection.
De plus, en tant qu'elle s'inscrit dans l'expérience de la connaissance des
essences sub specie æternitatis, l'âme éprouve cette joie liée à l'idée de sa
puissance, sous la même dimension de l'éternité. Rien ne peut donc représenter
un terme à ce contentement, et surtout pas la mort dont l'idée s'inscrit dans
la temporalité liée à l'existence du corps, et n'est donc pas compatible avec
l'affirmation de l'essence de l'âme. Cette conséquence de la parfaite maîtrise
de notre puissance de connaître avait déjà été évoquée par Spinoza, à la
proposition 67 du De Servitute, lorsqu'il évoquait les applications pratiques
d'une vie conduite par la Raison. Et il approfondit ce sujet à la proposition
38 du De Libertate, en le rapportant à la science intuitive, sans que cela
révèle une rupture avec la connaissance rationnelle : " Plus l'âme connaît
de choses par le deuxième et le troisième genres de connaissance, moins elle
pâtit des affects qui sont mauvais et moins elle craint la mort. "
Effectivement, plus l'âme conçoit les choses telles qu'elles sont en Dieu, plus
elle forme des idées adéquates et plus elle est active, ce qui réduit sa
passivité, c'est-à-dire son penchant à être affectée par des représentations
tronquées des choses, dont les causes sont hors d'elle et qui l'asservissent.
D'autre part, libérée des affections du corps en tant qu'il existe en acte,
l'âme n'exprime plus de crainte quant à la possible destruction de ce corps,
mais, au contraire, la joie et la sérénité du contentement qu'elle éprouve à
connaître ce que son essence a d'éternel lui permet de " négliger "
ce qu'elle a d'actuel, c'est-à-dire ce qui disparaîtra lorsque l'existence du corps
sera interrompue : " puisque du troisième genre de connaissance naît le
contentement le plus élevé qu'il puisse y avoir, l'Ame humaine peut être,
suit-il de là, d'une nature telle que la partie d'elle-même périssant ... avec
le Corps, soit insignifiante relativement à celle qui demeure. " .
Le contentement représente donc une joie constante et éternelle, préservée de
toute idée d'un terme éventuel. C'est également ce qui explique que ce
sentiment traduise l'auto-suffisance complète de la perfection de l'âme. En
effet, cette joie est une pure expression de sa puissance, dans toute son
autonomie par rapport aux choses extérieures desquelles l'âme ne déduit plus
l'idée d'elle-même. Au contraire, l'âme a véritablement conscience d'elle, non
plus au sens d'une pseudo-conscience dont l'aspect passif était souligné dans
le De Affectibus ; à présent, la conscience que l'âme a d'elle-même doit
s'entendre comme une compréhension immédiate de son essence, c'est-à-dire
l'appropriation totale de sa puissance.
Enfin, ce contentement de l'esprit le plus élevé, par la réciprocité de son
expression avec l'amour de Dieu, tisse un lien très fort avec la totalité de la
Nature : ainsi cette joie qui affirme l'autonomie de la puissance de l'âme
n'implique en aucun cas l'autonomie de l'âme parmi le reste des choses
existantes : ce n'est pas un contentement solitaire, ascétique, mais une joie
individuelle qui ne pourrait exister si elle ne s'accompagnait pas de la
connaissance du tout dont cette individualité est partie.
Toutes ces caractéristiques accomplies de la joie exprimée par le contentement
signifient clairement que la démarche libératrice proposée par Spinoza touche à
sa fin. Par son autonomie, en effet, l'âme affirme sa liberté. De plus, par
cette joie éternelle et suffisante qui unit l'individu à Dieu et lui permet
d'échapper à l'idée de la mort, Spinoza peut l'associer à ce que les traditions
philosophique et religieuse appellent Salut, ou Béatitude. Et il effectue cette
association dans le scolie de la proposition 36, en identifiant les trois
notions de Béatitude, de Salut et de Liberté à l'amour intellectuel,
c'est-à-dire au contentement, mais également à la Gloire : " Nous
connaissons clairement par-là en quoi notre salut, c'est-à-dire notre Béatitude
ou notre Liberté consiste : je veux dire dans un Amour constant et éternel
envers Dieu, ou dans l'Amour de Dieu envers les hommes. Cet Amour, ou cette
Béatitude, est appelé dans les livres sacrés Gloire, non sans raison. ... en
effet ... ce Contentement ne se distingue pas de la Gloire (déf 25 et 30 des
aff.). "
Ainsi, en même temps qu'il définit véritablement ce qui constitue le terme de
sa démarche philosophique, Spinoza fait un dernier rapprochement entre le
contentement et la Gloire. On s'aperçoit donc qu'il existe un rapport permanent
entre ces deux affects, ainsi qu'avec l'amour, rapport que l'on avait souligné
déjà dans le De Affectibus, puis dans le De Servitute. Mais, à présent, il
semble que plus rien ne permette de distinguer encore nettement l'acquiescentia
et la Gloria : les termes choisis dans ce scolie n'en laissent d'ailleurs pas
la possibilité. Or Spinoza renvoie encore aux définitions des affects : la
définition 25, qui identifiait le contentement de soi à " une Joie née de
ce que l'homme se considère lui-même et sa puissance d'agir ", et la
définition 30, qui pose la Gloire comme " une Joie qu'accompagne l'idée
d'une action nôtre, que nous imaginons qui est louée par d'autres. ". Ce
renvoi au De Affectibus permet de souligner qu'encore une fois c'est la
conception de l'extériorité et de l'intériorité d'une cause qui pose problème.
Le problème de la gloire
Mais si cette question a pu être éclaircie lorsqu'il s'agissait de concilier
l'amour et le contentement, comment rapprocher, à présent, ces deux sentiments
de la Gloire, dont la définition qui évoque l'opinion d'autrui paraît remettre
en cause l'autonomie et la stabilité de la joie ressentie dans la béatitude? Il
s'agit, en fait, de garder à l'esprit que la Gloire, comme d'autres affects,
est elle aussi passée par l'étape d'un premier perfectionnement, dans le De
Servitute, lorsque Spinoza a fait la distinction entre la vraie Gloire (qui
peut naître de la Raison), et la vaine Gloire, condamnée à rester un affect
passif. La vraie Gloire était alors celle qui résultait des louanges d'hommes
vivant eux-mêmes sous la conduite de la Raison : leur opinion n'avait alors
plus le caractère changeant et intéressé de celle de la foule, ce qui
permettait de concevoir qu'une joie stable pouvait naître de cette opinion
honnête, et seconder favorablement le contentement de soi. Mais ceci
s'inscrivait encore dans la durée de l'existence du corps. A présent le
contentement de l'esprit, qui naît du troisième genre de connaissance, résulte
de la compréhension totale des choses, dans leur essence et donc dans
l'expression de leur éternité. Ainsi, à ce niveau, si quelque chose doit encore
louer sa propre perfection (ou la perfection divine , puisque le contentement
est autant celui de soi que celui de Dieu), nous ne devons plus penser que ces
louanges puissent encore être des représentations rapportées à notre
imagination, mais il faut entendre maintenant par louange tout ce qui exprime
ou manifeste la perfection de notre essence, ou de celle de Dieu, et qui nous
réjouit directement et assurément, puisque l'idée d'une essence est une idée
forcément certaine.
Ainsi, lorsque l'on considère toutes les choses sous l'angle de leurs essences,
telles qu'elles participent à la nature divine, on comprend que toutes ces
choses soient autant d'expressions de la perfection de Dieu, et qu'en cela,
toute la nature soit une louange à Dieu, qui en manifeste la Gloire. Par
ailleurs, puisque nous sommes capables de concevoir notre situation de mode
appartenant à la substance, nous comprenons que nous participons également à
cette Gloire, ou plutôt que nous sommes nous-mêmes en Gloire, car l'amour que
nous avons pour Dieu est le même que l'amour qu'il a pour nous : la nature qui
glorifie Dieu, nous glorifie simultanément.
La connaissance intuitive, par laquelle l'âme prend conscience du lien
ontologique qui unit toutes les choses de la Nature à la Nature elle-même a
donc fait éclater toute notion d'extériorité à soi. En ce qui concerne l'affect
de Gloire, on constate qu'il est difficile de maintenir qu'elle naît d'une
manifestation extérieure, puisque cette manifestation est l'expression adéquate
de la nature de la substance qu'elle loue. La seule distinction possible reste
alors celle déjà évoquée entre le mode et le tout dont il est partie, qui permet
de maintenir les différenciations de vocabulaire posées dans le De Affectibus.
Toutefois, puisqu'il n'est rien qui ne puisse être rapporté d'une certaine
manière à soi, on comprend que l'amour, la Gloire ou le contentement ne se sont
jamais réellement distingués par leur nature (qui reste, grosso modo, une joie
liée à la connaissance de sa puissance d'agir), mais simplement par l'illusion
d'une indépendance entre soi-même et les autres corps, illusion qui caractérise
principalement la connaissance du premier genre.
Par la richesse de ces révélations, le scolie de la proposition 36 constitue
certainement le point culminant et crucial de la démarche libératrice de
Spinoza, qui trouve ici le terme de son exposition, et qui rassemble sous le
même amour, ou le même contentement, tous les termes traditionnels de la morale
et de la religion (Salut, Béatitude, Liberté, Gloire), termes sans doute
choisis, comme l'estime R. Misrahi, " non pour leur sens dogmatiques mais
pour l'intensité des significations qu'ils désignent " . La joie continue
et souveraine que Spinoza se proposait de définir et d'acquérir, au début du
Traité de la réforme de l'entendement, se confond alors parfaitement avec ces
affects de joie intense, que sont autant l'amor, que l'acquiescentia ou encore
la gloria, qu'ils soient rapportés indifféremment à Dieu ou à l'homme.
Le problème du corps
Mais l'expérience de l'éternité jusqu'à celle du salut pourrait paraître
extrêmement intellectualiste, car elle semble résulter avant tout de la mise en
œuvre de mécanismes purement mentaux. En outre, lorsque Spinoza indique que
l'âme, lorsqu'elle considère la partie d'elle-même périssant avec le corps,
l'estime " insignifiante relativement à celle qui demeure ", on peut
se demander s'il ne sous-entend pas que l'éternité de l'âme est finalement
embarrassée par cette partie d'elle-même, et par l'existence de son corps. La
recherche d'affranchissement total de la puissance de connaître de l'âme
n'implique-t-elle pas que celle-ci, à terme, finisse par désirer s'affranchir
du corps lui-même, en souhaitant sa destruction, pour épanouir complètement ce
qu'elle a d'éternel ? Ceci est impossible, ainsi que l'affirme P. Macherey, car
tout le système spinoziste serait remis en cause s'il s'achevait par l'aveu que
l'âme vaut plus que le corps, alors que ces deux éléments sont identiquement
des attributs de Dieu qui " affirme également à travers eux sa puissance
d'être et d'agir, ce qui a pour conséquence que, pour nous qui sommes à la fois
âme et corps, il est simultanément chose pensante et chose étendue. " .
D'autre part, le rapport entre l'âme et le corps est une caractéristique
essentielle de l'affectivité. S'il ne le préservait pas jusqu'à la totale
libération de l'esprit, Spinoza laisserait entendre que la pensée est maintenant
capable d'éprouver des sentiments indépendamment de l'étendue, ce qui
remettrait notamment en cause les définitions des affects auxquelles il renvoie
régulièrement.
Une dernière fois, Spinoza va donc devoir affirmer l'importance du corps aux
côtés de l'âme, ce qu'il fait à la proposition 39, en indiquant que : "
qui a un corps possédant un très grand nombre d'aptitudes, la plus grande
partie de son Ame est éternelle. " . Par cette proposition, Spinoza veut
ainsi montrer que le développement de la puissance d'agir du corps participe
tout autant à l'expérience de l'éternité, que le développement de la puissance
de connaître de l'âme. Jusqu'au bout du chemin vers la Liberté, Spinoza
continue d'insister sur le fait que l'âme ne peut rien sans le corps, de même
que le corps n'est rien sans l'âme, et que ces deux modes, qui fondent l'unité
de l'individu, sont animés ensemble du même dynamisme qui les pousse
parallèlement, mais simultanément, à exprimer le plus de perfection possible.
La séparation de l'âme et du corps est donc exclue logiquement, car la nature
humaine est définie complémentairement par la pensée et par l'étendue ;
considérée dans son existence ou dans son essence, l'âme d'un homme est
indissociable du corps de cet homme, qui reste l'origine unique des idées
qu'elle forme.
Ainsi, l'expérience de l'amour de Dieu est autant mentale que corporelle, et
l'on pourrait exprimer cela plus clairement, en reprenant cette phrase de P.
Macherey, où il évoque un " amour corporel de Dieu " : " l'amour
de Dieu, à travers lequel s'exprime l'éternité de l'âme, doit concerner
également le corps : qui veut parvenir à la félicité la plus haute dont la
nature humaine soit capable, doit aussi aimer Dieu avec son corps " . Car
lorsque le corps multiplie ses aptitudes, il devient actif et se laisse moins
dominer par la puissance des corps extérieurs, jusqu'à ce qu'il soit capable,
de même que l'âme, de rapporter toutes ses affections non plus à la contingence
de choses externes, mais à la nécessité de la Nature " par où il arrivera
qu'il soit affecté envers Dieu de l'Amour qui doit occuper ou constituer la
plus grande partie de l'âme. " . On pourrait donc imaginer un amour
corporel pour Dieu, par lequel le corps exprimerait son adéquation avec le
reste des corps existants, et conséquemment, on pourrait introduire l'idée
d'une " acquiescentia corporis ", d'un contentement ou d'un bien-être
du corps, en parallèle à la Mentis acquiescentia, ce qui permettrait d'affirmer
l'unité entre pensée et étendue, dans la Béatitude.
La béatitude ne doit donc pas être réduite à un simple contentement de
l'esprit, car c'est également par un certain bien-être du corps que l'homme
peut parvenir à la liberté. Spinoza persiste ainsi à ancrer solidement la
démarche libératrice dans le domaine de l'existence humaine, car la
considération " sous l'espèce de l'éternité " et la connaissance de
l'essence des choses sont des expériences concrètes et sensibles (" nous
sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels " lit-on
dans le scolie de la proposition 23), proposées à l'homme qui existe par son
corps et par son âme.
Une béatitude dans l'existence
D'ailleurs, Spinoza achève l'Ethique par deux propositions concernant plus
particulièrement l'existence quotidienne, ainsi que les difficultés pratiques
pour accéder à la liberté, et dans lesquelles il insiste sur le fait que le
salut ne doit pas être espéré dans une autre vie que celle dans laquelle l'âme
et le corps existent en acte. Car la béatitude de l'âme ne saurait s'accorder avec
aucun affect d'espoir, ou de crainte, qui traduiraient un manque et ne
pourraient donc pas révéler toute la perfection de la nature humaine. Spinoza
récuse ici " la persuasion commune du vulgaire " (communis vulgi
persuasio), selon laquelle on devrait acheter son salut dans une vie éternelle,
au prix de sa servitude dans l'existence temporelle. Ainsi la béatitude
n'est-elle pas espérance, mais au contraire assurance : assurance de la
connaissance de soi et de Dieu, assurance de la joie que l'on en tire et
contentement solide de l'esprit. Et cette assurance doit être cherchée pour
elle-même, car c'est elle qui permet l'accès à la béatitude, en guidant l'âme
avec de plus en plus de certitude vers ce qui l'épanouit pleinement. C'est ce
que Spinoza affirme, à la proposition 42 : " la Béatitude n'est pas le
prix de la Vertu, mais la Vertu elle-même. " . C'est en effet la même
dynamique qui pousse l'âme à suivre la Raison et qui la fait désirer plus de
joie, puisque l'âme qui est active sait que la Raison est ce qui lui est le
plus utile, le meilleur pour elle, et donc le plus sûr moyen d'éprouver une
joie constante. La conduite rationnelle ne constitue donc pas une contrainte,
ou encore une mainmise sur " nos appétits sensuels " (libidines),
mais le plaisir lui-même de savoir ceux qui sont vraiment utiles : " cet
épanouissement n'est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais
c'est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos
appétits sensuels. "
Enfin Spinoza conclut l'Ethique par un scolie, dans lequel il va affirmer une
dernière fois l'importance du contentement intérieur dans la libération de
l'âme, en opposant le calme du sage qui le possède, au tumulte intérieur de
l'ignorant qui demeure asservi par les causes extérieures, en soulignant par là
" combien vaut le sage et combien il l'emporte en pouvoir sur l'ignorant
conduit par le seul appétit sensuel. " . L'ignorant est celui qui ne
parvient pas à dépasser la simple représentation des choses comme accidentelles
et contingentes. En cela, il n'est pas capable de concevoir des idées adéquates
et d'être actif : ainsi demeure-t-il " de beaucoup de manière ballotté par
les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur
" . Le sage, quant à lui, est parvenu à concevoir en quoi lui et toutes
les autres choses participaient, avec " une sorte d'éternité ", à la
nécessité de la nature divine, dès lors, ayant " conscience de lui-même de
Dieu et des choses, [il] ne cesse jamais d'être et possède le vrai contentement
" .
Spinoza fait aboutir de cette manière le chemin vers la liberté qu'il se
proposait d'exposer dans l'Ethique, le chemin vers la vera animi acquiescentia,
qui est ouvert à tous, puisque chaque homme est en mesure de perfectionner sa
puissance d'agir : " si la voie que j'ai montrée qui y conduit, paraît
être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer " , car, comme on l'a vu,
l'homme peut très bien vivre dans un parfait contentement, sans pour autant
être arrivé à concevoir l'éternité des essences, mais en vivant simplement une
vie conduite par la Raison.
Et de même que ce scolie met un terme à l'Ethique, il achève l'étude que nous
nous proposions d'effectuer, à savoir celle de l'évolution de l'affect de
contentement au fur et à mesure de la progression de la démarche éthique de
Spinoza, dans le but de mettre en valeur sa discrète omniprésence, et son
association constante à chaque étape vers la Liberté, jusqu'à la béatitude
et la Gloire de Dieu. Nous nous étions également proposés de vérifier que
l'acquiescentia ne subissait pas de transformation entre le De Affectibus
et le De Libertate, et qu'elle gardait jusqu'à sa dernière occurrence ses
caractéristiques affectives (en respectant le principe de transitivité et
le parallélisme). Et l'étude du perfectionnement de cet affect, considéré
dans son contexte, a permis de voir qu'il n'y avait jamais de ruptures dans
l'évolution de l'acquiescentia, qui procède avec la même logique que celle
qui fait progresser la connaissance.
Toutefois, en guise de conclusion, il est peut-être nécessaire de considérer
maintenant l'acquiescentia en elle-même, en la dégageant du texte afin de
répondre complètement à ces interrogations. Et, ce faisant, nous tenterons
également d'éclaircir un problème posé par l'association, voire l'identification,
entre béatitude et contentement, c'est-à-dire entre un état de perfection
acquise, qui paraît statique, et un affect de joie qui doit exprimer sans
arrêt une transitivité et une dynamique : peut-on dire alors que béatitude
et contentement intérieur désignent vraiment la même chose ?
Notes sur la troisième partie
(1)Eth. , V, 3, cor. " Affectus igitur eo magis in nostra potestate
est, et Mens ab eo minus patitur, quo nobis est notior.
(2)Eth. , V, 6, sc. : " Quo hæc cognitio, quod scilicet res necessariæ
sint, magis circa res singulares, quas distinctius et magis vivide imaginamur,
versatur, eo hæc Mentis in affectus potentia major est "
(3)Eth. , V, 11 : " Quo imagino aliqua ad plures res refertur, eo frequentior
est seu sæpius viget, et Mentem magis occupat "
(4)Eth. , V, 14 : " Mens efficere potest, ut omnes Corporis affectiones,
seu rerum imagines ad Dei ideam referantur. "
(5)Eth. , V, 16, dém. : " Est enim hic Amor junctus omnibus Corporis
affectionibus, quibus omnibus fovetur ; atque adeo Mentem maxime occupare
debet . "
(6)Eth. , V, 15 : " Qui se suosque affectus clare et distincte intelligit,
Deum amat, et eo magis, quo se suosque affectus magis intelligit. "
(7)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième
partie, éd. Presses Universitaires de France, Paris, 1994, p. 91
(8)Eth. , V, 15, dém. : " Qui se suosque affectus clare et distincte
intelligit, lætur, idque concomitante idea Dei "
(9)Ibid. " atque adeo Deum amat, et eo magis, quo se suosque affectus
magis intelligit. "
(10)Eth. , V, 20, sc. : " animi ægritudines et infortunia potissimum
originem trahere ex nimio Amore erga rem, quæ multis variationibus est
obnoxia, et cujus numquam compotes esse possumus. "
(11)Ibid. : " nullis vitiis, quæ in communi Amore insunt, inquinari
"
(12)Ibid.
(13)Ibid.
(14)Ibid. : " Tempus igitur jam est, ut ad illa transeam, quæ ad
Mentis durationem sine relatione ad Corporis existentiam pertinent. "
(15)Ibid.
(16)Eth. , II, 23 : " Mens se ipsam non cognoscit, nisi quatenus Corporis
affectionum idea percipit. "
(17)Eth. , V, 22 : " in deo datur necessario [idea], quæ hujus
et illius Corporis humani essentiam sub æternitatis specie exprimit.
"
(18)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième
partie, op. cit. , p.126, souligné par nous.
(19)Eth. , V, 23, sc. : " est hæc idea, quæ Corporis essentiam
sub specie æternitatis exprimit, certus cogitandi modus, qui ad Mentis
essentiam pertinet, quique necessario æternus est."
(20)Eth. , V, 24 : " quo magis res singulares intelligimus, eo magis
Deum intelligimus. "
(21)Eth. ,I, 25, cor. : " Res particulares nihil sunt, nisi Dei attributorum
affectiones, sive modi, quibus Dei attributa certo et determinato modo exprimuntur.
"
(22)Eth. , V, 28 : " Conatus seu Cupiditas cognoscendi res tertio cognitionis
genere oriri non potest ex primo, at quidem ex secundo cognitionis genere."
(23)Eth. , V, 25 : " Summus Mentis conatus summaque virtus est, res intelligere
tertio cognitionis genere."
(24)Eth. , IV, 27, dém. : " nihil aliud appetit quam intelligere,
nec aliud sibi utile esse judicat nisi id, quod ad intelligendum conducit.
"
(25)Eth. , V, 27 : " Ex hoc tertio cognitionis genere summa, quæ
dari potest, Mentis acquiescentia oritur. "
(26)Eth. , V, 27, dém. : " summa Lætitia afficitur, idque
concomitante idea sui suæque virtutis "
(27)Eth. , II, 43 : " qui veram habet ideam, simul scit se veram habere
ideam, nec de rei veritate potest dubitare. "
(28Eth. , II, 43, dém. : " Idea veram in nobis est illa, quæ
in Deo, quatenus per naturam Mentis humanæ explicatur, est adæquata.
"
(29)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième
partie, op. cit. , p141
(30)Ibid.
(31)Eth. , V, 29 : " Quidquid Mens sub specie æternitatis intelligit,
id ex eo non intelligit, quod Corporis præsentem actualem existentiam
concipit, sed ex eo, quod Corporis essentiam concipit sub specie æternitatis.
"
(32)Eth. , V, 29, dém. : " in Deo contineri, et ex naturæ
divinæ necessitate consequi "
(33)Ibid. : " Res duobus modis a nobis ut actuales concipiuntur, vel
quatenus easdem existere ... , vel quatenus ipsas in Deo contineri ... concipimus.
"
(34)Eth. , II, préface : " ea ... quæ nos ad Mentis humanæ,
ejus summæ beatitudinis cognitionem quasi manu ducere possunt "
(35)Eth. , V, 31, sc. : " Quo igitur unusquisque hoc cognitionis genere
plus pollet, eo melius sui et Dei conscius est, hoc est, eo est perfectior
et beatior "
(36)Ibid. : " quod adhuc clarius ex seqq. patebit. "
(37)Eth. , V, 32. Souligné par nous.
(38)Eth. , V, 32, dém. : " Ex hoc cognitionis genere summa, quæ
dari potest, Mentis acquiescentia, hoc est Lætitia, oritur, eaque concomitante
idea sui, et consequenter concomitante etiam idea Dei tanquam causa. ".
Souligné par nous.
(39)Cf. déf. 6 des Affects.
(40)Eth. , V, 32, cor. : " non quatenus ipsum ut præsentem imaginamur,
sed quatenus Deum æternum esse intelligimus, et hoc est, quod Amorem
Dei intellectualem voco."
(41)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième
partie, op. cit. , p 155.
(42)B. Rousset, La perspective finale de l'Ethique..., op. cit. , p 143.
(43)Ibid.
(44)Ibid. :
(45)Eth. , I, 29, sc. : " quod in se est et per se concipitur, sive talia
substantiæ attributa, quæ æternam et infinitam essentiam
exprimunt "
(46)Ibid. : " omnes Dei attributorum modos, quatenus considerantur ut
res, quæ in Deo sunt, et quæ sine Deo nec esse nec concipi possunt.
"
(47)Eth. , V, 33 : " Amor Dei intellectualis, qui ex tertio cognitionis
genere oritur, est æternus. "
(48)Eth. , V, 33, dém. : " Tertium enim cognitionis genus est
æternum ; adeoque Amor, qui ex eodem oritur, est etiam necessario æternus.
"
(49)Eth. , V, 35 : " Deus se ipsum Amore intellectuali infinito amat;
"
(50)Eth. , V, 17 : " Deus expers est passionum, nec ullo Lætitiæ
aut Tristitiæ affectu afficitur. "
(51)Eth. , V, 36 : "Mentis Amor intellectualis erga Deum est ipse Dei
Amor, quo Deus se ipsum amat, non quatenus infinitus est, sed quatenus per
essentiam humanæ Mentis, sub specie æternitatis consideratum,
explicari potest, hoc est, Mentis erga Deum Amor intellectualis pars est infiniti
amoris, quo Deus se ipsum amat. "
(52)Eth. , V, 36, cor. : " Hinc sequitur, quod Deus, quatenus seipsum
amat homines amat, et consequenter, quod Amor Dei erga homines, et Mentis
erga Deum Amor intellectualis, unum et idem sit."
(53)Eth. , V, 17, cor. : " Deus proprie loquendo neminem amat neque odio
habet. "
(54)Spinoza, Court Traité, II, ch. 24, §3, trad. Ch. Appuhn, éd.
GF-Flammarion, Paris, 1964, p. 148. Souligné par nous.
(55)Eth. , V, 36, cor. : " Amor Dei erga homines, et Mentis erga Deum
Amor intellectualis, unum et idem sit.". Souligné par nous.
(56)Eth. , V, 35, dém. : " Dei natura gaudet infinita perfectione,
idque concomitante idea sui, hoc est idea suæ causæ "
(57)Eth. , V, 36, sc. : " Nam sive hic Amor ad Deum referatur, sive ad
Mentem, recte animi Acquiescentia, quæ revera a Gloria non distinguitur,
appelari potest. Nam quatenus ad Deum refertur, est Lætitia liceat hoc
adhuc vocabulo uti, concomitante idea sui, ut et quatenus ad Mentem refertur.
"
(58)B. Rousset, La perspective finale de l'Ethique..., op. cit. , p. 136.
(59)Ibid.
(60)Eth. , V, 38 : " Quo plures res secundo et tertio cognitionis genere
Mens intelligit, eo minus ipsa ab affectibus, qui mali sunt, patitur, et mortem
minus timet. "
(61)Eth. , V, 38, sc. : " quia ex tertio cognitionis genere summa, quæ
dari potest, oritur acquiescentia, hinc sequitur, Mentem humanam posse ejus
naturæ esse, ut id, quod ejus cum Corpore perire ostendimus, in respectu
ad id, quod ipsius remanet, nullius sit momenti. "
(62)Eth. , V, 36, sc. : " Ex his clare intelligimus, qua in re nostra
salus, seu Beatitudo, seu Libertas consistit, nempe in constanti et æterno
erga Deum Amore, sive in Amore Dei erga homines. Atque hic Amor seu Beatitudo
in Sacris codicibus Gloria appellatur, nec immerito. Nam ... quæ [acquiescentia]
revera a Gloria non distinguitur "
(63)R. Misrahi, Spinoza et le spinozisme, op. cit. , p15.
(64)Pierre Macherey, Introduction à l'Ethique de Spinoza-La cinquième
partie, op. cit. , p181.
(65)Eth. , V, 39 : " Qui Corpus ad plurima aptum habet, is Mentem habet,
cujus maxima pars est æterna. "
(66)Ibid. , p182, Souligné par nous.
(67)Eth. , V, 39, dém. : " ex quo fiet, ut erga Deum afficiatur
Amore, qui Mentis maximam partem occupare sive constituere debet "
(68)Eth. , V, 23, sc. : " sentimus experimurque, nos æternos esse
"
(69)Eth. , V, 42 : " Beatitudo non est virtutis præmium, sed ipsa
virtus "
(70)Ibid. : " libidines coercemus, sed contra, quia eadem gaudemus, ideo
libidines coercere possumus "
(71)Eth. , V, 42, sc. : "quantum Sapiens polleat, potiorque sit ignario,
qui sola libidines agitur. "
(72)Ibid. : " a causis externis multis modis agitatur, nec unquam vera
animi acquiescentia potitur ... ".
(73)Ibid. : " sui et Dei et rerum æterna quadam necessitate conscius,
nunquam esse desinit, sed semper vera animi acqiescentia potitur. ".
(74)Ibid. : " Si jam via, quam ad hæc ducere ostendi, perardua
videatur, inveniri tamen potest ".
Conclusion :
" Un bien véritable tel que l'âme pût être affectée par lui seul "
E n considérant l'évolution de l'acquiescentia parallèlement à la
progression du texte, nous avons voulu montrer que cet affect se retrouvait
constamment à toutes les étapes de la démarche libératrice, de même qu'avant
que l'âme ne s'y engage, dans la description de l'affectivité la plus
passionnelle qui était l'objet principal du De Affectibus.
On peut d'ailleurs remarquer, qu'il est possible d'envisager tout le processus
qui mène à la liberté, en considérant simplement la joie qui l'accompagne, ou
plutôt, devrait-on dire, qui la motive. Celle-ci conserve les mêmes traits et
les mêmes propriétés essentielles de la troisième à la cinquième partie de
l'Ethique. En effet, qu'il s'agisse du contentement de soi (acquiescentia in
ipso), du contentement de l'esprit (Mentis acquiescentia) ou encore du vrai
contentement intérieur (vera animi acquiescentia), la simple lecture de ces expressions
révèle qu'un terme subsiste à chaque fois : le contentement, qui n'est jamais
autre chose qu'une joie liée à l'idée de notre puissance d'agir. Ainsi est-il
sans doute plus exact de dire que la substitution d'une formule à une autre
n'indique pas une transformation de la nature de l'acquiescentia, mais plutôt
un perfectionnement conjoncturel qui nécessite alors une précision
terminologique.
L'unité du contentement
L'unité de nature de l'acquiescentia, d'un bout à l'autre de l'Ethique, peut
donc être postulée, ce que Spinoza lui-même semble vouloir indiquer en
renvoyant constamment le lecteur à la définition 25 des affects, et notamment
lorsque ce rapprochement paraît être le plus délicat. Mais on peut justement
imaginer que ces rappels ont pour fonction d'affirmer la cohérence du système,
dont l'un des pivots est la notion de perfectionnement de la puissance d'agir
de l'individu. Pour ce qui concerne les différents degrés de connaissance, par
exemple, le passage du premier au second genre ne fait pas suite à une subite
rupture. Il s'agit au contraire de la mise en œuvre progressive des capacités
rationnelles de l'âme, qui passe par la généralisation en notions communes des
expériences ponctuelles qu'elle a mémorisées peu à peu sous le régime de la connaissance
du premier genre. Il ne peut donc pas y avoir d'irruption de nouvelles notions,
complètement inconnues jusqu'alors, car cela signifierait que l'âme elle-même a
basculé dans une configuration mentale toute nouvelle, où elle pourrait
ressentir des affects totalement différents de ceux qu'elle éprouvait
auparavant.
Et Spinoza se préserve du risque de paraître accepter cette éventualité, en
rapportant régulièrement les manifestations de l'affectivité présentes dans la
science intuitive, aux affects de la vie la plus passive, décrits dans le De
Affectibus. Le contentement de l'âme qui accompagne l'amour intellectuel n'est
donc pas fondamentalement différent du contentement de soi de la définition 25.
Simplement l'acquiescentia in ipso impliquait une idée de soi assez vague et
imprécise : il s'agit du contentement qui naît de tout ce qui peut aider à
forger cette idée, et les moyens utilisés sont si inadéquats et si extérieurs à
soi qu'ils ne permettent de se représenter qu'une idée elle-même très éloignée
et presque extérieure de soi. Et ceci justifie que Spinoza ait substitué "
animi ", ou " mentis ", à " in se ipso ", puisque les
deuxième et troisième genres de connaissance font naître un contentement
rapporté à une idée de soi beaucoup plus adéquate, intimement liée à la
puissance de connaître de l'âme qui, à terme, parviendra à intégrer cette idée
à celle de Dieu. C'est donc l'intériorisation progressive des conditions de
connaissance de soi par soi qui justifie l'évolution terminologique de l'acquiescentia.
L'étude des caractéristiques concrètes du contentement manifeste également
l'unité de cet affect. Nous avons vu, en effet, qu'il était toujours une joie
liée à l'idée de notre puissance d'agir, conçue plus ou moins adéquatement. De
même, cette joie est toujours teintée des mêmes nuances de tranquillité et de
sérénité, mais encore d'assurance, de stabilité et d'autonomie, qui sont
ressenties elles-mêmes plus intensément selon le niveau de perfection de cet
affect. Ces caractéristiques arrivent donc logiquement à leur perfection
maximale lorsque l'âme conçoit l'essence des choses " sous l'espèce de
l'éternité ". Ceci se remarque très nettement dans le scolie de la
dernière proposition du De Libertate, qui est presque entièrement consacré à la
description concrète du contentement, dont l'acquisition distingue le Sage,
c'est-à-dire l'homme libre, de l'ignorant, qui stagne dans la passivité. Le
contentement, rapporté à l'éternité et à la nécessité de l'idée de Dieu est
ainsi l'affect personnel le plus intense, le plus constant et le plus joyeux,
si bien qu'il constitue véritablement la fin de la démarche d'appropriation
active de l'affectivité.
De plus, ce sentiment ne cesse pas non plus de conserver toutes ses
caractéristiques affectives : il est un affect de joie, et en cela il doit
toujours affirmer un passage vers une plus grande perfection. Or ceci n'est pas
exclu par le texte puisque la connaissance du troisième genre n'est pas un état
statique et arrêté de l'âme, mais elle y est encore animée d'une tendance qui
la pousse à connaître toujours plus de choses (" Plus l'âme est apte à
connaître les choses par le troisième genre de connaissance, plus elle désire
connaître les choses par ce genre de connaissance. " est-il dit à la
proposition 26). La science intuitive n'emprisonne donc pas l'âme dans une
affectivité définitivement stabilisée, mais elle lui permet au contraire de
connaître plus exactement ce qui peut lui procurer une joie plus grande. La
transitivité de l'affectivité est ainsi maintenue pour ce qui concerne
l'acquiescentia (de même que pour l'amour, ou encore la gloire), mais dans un
sens qui devient unique et qui laisse de moins en moins de place à la
tristesse, jusqu'à ce que celle-ci disparaisse complètement à la fin du De
Libertate.
Par ailleurs, nous souhaitions montrer que l'affect de contentement était
toujours associé, d'une manière ou d'une autre, au corps, ce qui est la seconde
caractéristique essentielle de l'affectivité. Et l'on a vu que Spinoza lui-même
prenait soin de toujours rappeler cette association, qui n'est pas uniquement
nécessaire à la vie affective, mais qui fonde avant tout l'unité de l'individu
spinoziste. Or cette unité est préservée, puisque l'âme ne cesse jamais d'être
l'idée du corps, et ce jusqu'à l'expérience de l'éternité, où elle devient idée
de l'essence de son corps, ce qui lui permet d'accéder à l'idée de sa propre
essence. C'est donc dans un même mouvement que l'âme et le corps participent au
perfectionnement de la puissance d'agir de l'homme, et c'est par la plus haute
réalité de l'un et de l'autre de ces modes qu'il peut connaître ce vrai
contentement intérieur. Aussi le parallélisme est-il préservé jusqu'au bout de
l'Ethique, et ne fait que se déployer au maximum, en même temps que le degré de
la connaissance du corps et de l'âme dans lequel il s'inscrit. Par le maintien
de ces deux caractéristiques principales, à savoir la transitivité et le
parallélisme, Spinoza nous permet de considérer l'acquiescentia comme une forme
de l'affectivité qui ne subit jamais de véritables transformations de sa
nature, mais qui exprime peu à peu l'intégralité des potentialités comprises en
elle, en tant qu'affect.
On peut, en outre, remarquer que le contentement suit le mouvement progressif
du développement de la connaissance, d'une part, et de l'amour, d'autre part.
Nous avons vu, en effet, que le contentement évoluait en perfection en même
temps que l'âme accédait à un nouveau genre de connaissance, passant d'une idée
de soi connue par le biais d'autrui à une connaissance adéquate et rationnelle
de sa puissance d'agir, pour s'achever par la conception d'une idée de soi
telle qu'elle est conçue en Dieu. De même, l'acquiescentia tisse, depuis le De
Affectibus, un lien tout à fait particulier avec l'amour. Dans cette troisième partie
de l'Ethique, ce lien n'est pas évident mais la définition 6 des affects permet
de voir que la joie issue de l'amour n'est pas ordinaire, mais qu'elle est une
sorte de contentement de soi associée à l'amour d'autre chose. Ceci soulignait,
en outre, le dynamisme fusionnel de l'amour, qui n'est pas une joie provoquée
uniquement par l'objet aimé, mais qui contient une certaine réciprocité, par
laquelle la joie liée à l'idée d'une chose extérieure fait naître une joie liée
à l'idée de soi-même. C'est cette capacité fusionnelle de l'amour qui se
développe au fur et à mesure de la libération de l'âme, et qui sous-entend qu'à
chaque fois, un contentement de soi plus adéquat attise l'amour, et motive
l'âme à se rapprocher au maximum de la chose aimée. Enfin, cette dynamique
amour-acquiescentia motive l'âme à éprouver un amour envers Dieu, puis
finalement, un amour intellectuel de Dieu, dans lequel la distinction entre soi
et l'autre devient si infime, pour ne pas dire symbolique, qu'elle révèle une
force affective extraordinaire, combinant l'amour de Dieu et le contentement de
l'âme.
L'interdépendance constante entre la connaissance, l'amour et le contentement
tisse ainsi une trame de plus en plus serrée depuis le De Affectibus, jusqu'au
De Libertate, qui suit encore une fois le caractère progressif et continu de la
démarche libératrice, qu'il ne faut pas voir comme une succession de paliers où
l'âme découvrirait à chaque fois une toute nouvelle connaissance, un tout
nouvel amour, un tout nouveau contentement. L'acquiescentia, qualifiée de
" in se ipso ", de " animi " ou de " mentis ",
n'exprime donc pas plus de réalités différentes que la connaissance décrite en
plusieurs genres, ou que l'amour, qu'il soit simplement " amor ", ou
" amor sui ", " amor erga Deum " ou " amor
intellectualis Dei ". Ces trois éléments suivent plutôt la voie d'un long
perfectionnement, dans lequel ils sont étroitement rapprochés, et tendent vers
leur terme final, c'est-à-dire l'idée de Dieu. Ce dynamisme avait déjà été
évoqué par Spinoza dans le Court Traité, sous une forme allégorique, lorsque
l'Amour, s'adressant à l'Entendement lui demande d'ouvrir la voie vers Dieu, et
ce passage souligne avec une grande clarté l'interdépendance essentielle entre
l'amour et la connaissance :
" Je vois, frère, que mon être et ma perfection dépendent entièrement de
ta perfection ; et comme la perfection de l'objet que tu as conçu est ta
perfection et que de ta perfection à son tour provient la mienne, dis-moi donc,
je te prie, si tu as conçu un être qui soit souverainement parfait, ne pouvant
être limité par aucun autre, et dans lequel je sois aussi compris. "
Et de la perfection de l'amour et de l'entendement naît un contentement
lui-même plus parfait.
Ainsi, parmi tout ce qui fait l'importance de l'acquiescentia, l'une de ses
caractéristiques majeures est de former le lien entre la connaissance et
l'amour, c'est-à-dire entre l'affectivité et la rationalité, et de faire naître
la Béatitude, non pas de l'un et de l'autre distinctement mais des deux confondus.
Comme le remarque B. Rousset, on ne doit pas distinguer deux béatitudes, l'une
produite par une connaissance, l'autre située dans un affect : dans les deux
cas, il s'agit du même sentiment, " le parfait contentement de soi-même
évoqué dans l'analyse de la connaissance du troisième genre comme dans la
déduction de l'amour intellectuel. "
Le contentement, dans sa forme la plus parfaite, est donc inextricablement lié
à la Béatitude, et l'analogie du scolie de la proposition 36 ne laisse pas de
place au doute, puisque Spinoza y explique que notre Béatitude consiste dans
l'amour de Dieu pour les hommes ou dans celui des hommes pour Dieu, qui peuvent
tous deux " être appelé Contentement intérieur ". Cependant, il ne
serait pas satisfaisant de conclure l'étude du contentement sans approfondir
cette identification entre Béatitude et contentement intérieur. Car celle-ci
pose, une dernière fois, le problème du maintien de la transitivité de
l'acquiescentia avec la béatitude, qui semble être un état achevé de perfection
où la libération de l'âme serait également libération de toute fluctuation
affective, fut-elle constamment joyeuse. La question se pose alors de savoir si
l'on peut véritablement considérer que " contentement intérieur " et
" béatitude " désignent la même chose.
Le contentement identifié à la béatitude
Cette question mérite une certaine attention, car elle fait vaciller les
déductions auxquelles nous avions abouties, à savoir que l'acquiescentia ne
cessait jamais de conserver la transitivité qui constitue sa nature d'affect.
Toutefois, si le texte donnait un certain nombre d'informations sur cet affect,
il n'en est pas de même pour la béatitude, dont la seule véritable tentative de
description est donnée dans le scolie de la proposition 33 du De Libertate,
dans lequel Spinoza explique que " si la joie consiste dans un passage à
une perfection plus grande, la Béatitude certes doit consister en ce que l'âme
est douée de la perfection elle-même ". De cette explication, on pourrait
déduire que cet état de perfection achevée fasse de la fin de la démarche
libératrice l'accès à un affranchissement total des passions, mais également de
tout sentiment, ce qui impliquerait que " la sagesse fût ", comme
l'estime B. Rousset, " non seulement une impassibilité, mais encore une
sérénité absolue, une parfaite indifférence affective " .
La béatitude pose donc problème quant à son rapport à la joie, ce que souligne
la brièveté de la tentative d'explication fournie par Spinoza dans le scolie de
la proposition 33, ou encore son embarras dans celui de la proposition 36
lorsqu'il écrit, en évoquant la joie exprimée par le contentement intérieur :
" 'il est permis d'employer encore ce mot ", et ce problème, qui
prend l'allure d'un paradoxe est bien formulé par B. Rousset dans ce passage de
son livre :
" Il devrait donc exister une différence radicale entre le vécu affectif
d'une éternité et d'une liberté qui sont perfection immanente, et la nature de
l'affectivité en général qui est perfectionnement relatif, alors que cette
différence ne doit pas être radicale, si l'on veut que le salut comporte aussi
un élément affectif ou vécu, que la béatitude soit toujours un sentiment et,
d'une manière précise, une modification de la joie. "
Comment identifier alors le perfectionnement de la joie et la perfection de la
béatitude, ou éventuellement positionner l'un par rapport à l'autre ?
Avant tout, tentons d'examiner ce qui définit la béatitude comme un état,
c'est-à-dire ce qui permet de la " borner " dans une certaine
immutabilité, dans une certaine constance. Et en fait, en tant qu'elle
intervient au terme de l'accession de l'âme à la science intuitive, on peut
dire qu'encore une fois, c'est la disparition des limites entre extériorité et
intériorité qui fait naître la béatitude, lorsque l'âme conçoit toutes les
choses comme étant forcément liées, d'une certaine manière, à sa propre
essence.
Ainsi, c'est lorsque l'âme ne se déploie plus que dans sa propre essence,
lorsqu'elle est affranchie de sa subordination à des déterminations extrinsèques
qu'elle accède à la béatitude. Cet affranchissement pose donc les bornes de la
béatitude, qui est un état de parfaite intériorité. Mais cet état de libération
de l'extériorité ne signifie pas un détachement des choses extérieures :
celles-ci sont toujours en rapport avec l'âme, mais leur extériorité est
effacée car leur essence est complètement intégrée en elle. La béatitude se
définirait donc par la libération de l'âme de toute idée dont la cause serait
extérieure à elle : en cela, elle est systématiquement active et donc
constamment joyeuse, ce qui fait d'elle un état de perfection acquis. Toutefois
on peut concevoir qu'une transitivité existe dans cette intériorité, et que des
manifestations de joie s'y déroulent, car l'âme ne peut être dite active que si
elle manifeste des comportements actifs. Par conséquent, chaque fois que l'âme
accède à l'essence de telle ou telle chose, elle ressent une joie particulière
qui participe à cet état de béatitude dans lequel elle évolue.
Tout ceci révèle la difficulté de confondre complètement la béatitude et le
contentement, ou encore la difficulté d'appliquer de la même manière le terme
" joie " à ces deux manifestations de la vie affective. En effet, ne
faut-il pas prendre la réserve faite par Spinoza dans le scolie da la
proposition 36 (" s'il est permis d'employer encore ce mot "), comme
l'aveu de cette difficulté à appliquer à l'état tout à fait particulier qu'est
la béatitude, l'idée de joie, avec ce qu'elle implique comme transitivité, mais
aussi comme expérience concrète en rapport avec les autres choses de la Nature,
alors que la béatitude manifeste une espèce particulière de joie, dont la
causalité et le contenu sont entièrement immanents ? S'interroger sur la
possibilité de confondre la béatitude et le contentement de l'esprit n'est donc
pas complètement évident, d'autant plus que la béatitude, comme on l'a vu,
n'est jamais véritablement définie et rarement intégrée dans le système
démonstratif, mais principalement évoquée dans les scolies, comme un état de
constante perfection et d'immanence totale. Par contre, les propriétés du
contentement sont quant à elles largement exposées dans l'Ethique, comme le
mobile affectif de joie de l'amour et de la connaissance, exprimant le
dynamisme du conatus et le perfectionnement progressif de l'âme.
Si donc il semble délicat de confondre sans réserve la béatitude et le
contentement, qu'il soit permis d'avancer la proposition suivante : peut-être
faut-il conférer préférentiellement à la béatitude cette caractéristique d'être
un état traduisant l'activité immanente de l'âme (donc sa pleine activité et
conséquemment la perfection elle-même), et accorder à l'animi acquiescentia la
valeur d'un sentiment participant à cet état de béatitude, et qui en
constituerait une nouvelle fois le mobile et le vécu affectif. Si la béatitude
consiste à connaître parfaitement, alors le contentement manifeste cette
puissance, en exprimant le désir de connaître plus, en provoquant dans l'âme
une joie toujours plus grande. Cette hypothèse permet ainsi de conserver une
transitivité dans la béatitude, mais également d'y maintenir complètement
l'activité du conatus, c'est-à-dire l'expression dynamique essentielle de
l'homme, qui ne doit pas cesser d'y manifester l'effort de l'individu vers tout
ce qui peut accroître son degré de réalité.
Considéré sous cet angle, le contentement intérieur préserve toutes ses
qualités et se distingue subtilement de la béatitude, comme l'un de ses
éléments principaux, sinon l'essentiel. Par ailleurs, on pourrait justifier
l'analogie fournie par Spinoza entre contentement intérieur et béatitude, en
arguant du fait que ce dernier terme désigne quelque chose dont chacun a une
idée, car il est traditionnellement véhiculé par la morale ou la religion.
Aussi éclaire-t-il immédiatement l'enjeu proposé par Spinoza, à savoir une vie
éternellement bienheureuse, ce qui correspond plus exactement, dans le système
de l'Ethique, à un summum de la joie, sans cesse affirmée et renforcée par un
mobile dynamique et affectif.
Ces considérations soulignent la difficulté d'associer l'état de béatitude et
le dynamisme joyeux du contentement, et s'il ne s'agit que d'hypothèses, elles
ne semblent toutefois pas être en contradiction avec le texte de Spinoza. Et,
pour peu que l'on suive cette vision des choses, on remarque que le
contentement intérieur prend une place importante dans l'Ethique, puisqu'il
devient véritablement la fin affective concrète du processus de libération, la
paix de l'âme que chacun doit espérer et qui résulte à la fois de l'amour et de
la connaissance de Dieu, la joie autonome et assurée que Spinoza imaginait en
introduction au Traité de la réforme de l'entendement.
La singularité du contentement
Ces observations soulignent la singularité de cet affect, ce qui était également
l'objectif de cette étude. Cet aspect singulier et original résidait déjà dans
le fait qu'il s'agisse d'un néologisme, d'un terme qui n'avait alors pas
d'acceptions traditionnellement retenues, comme les notions de béatitude,
teintée de religiosité, ou de paix de l'âme, renvoyant à la philosophie
stoïcienne. Spinoza emploie donc un terme nouveau, auquel il peut conférer un
sens tout à fait précis et particulier, qui lui permet de l'intégrer
parfaitement dans le développement de l'Ethique, ce qui rappelle sa démarche
concernant la notion d'affect, dont l'utilisation peu courante lui permettait
d'en faire un élément tout à fait propre à sa conception de la vie
sentimentale. Ainsi évitait-il des termes traditionnels, tels que le mot "
passion " pris dans un carcan sémantique séculaire.
Toutefois, ce n'est pas la forme affective de l'acquiescentia qui est
singulière, car l'idée d'un contentement de l'esprit se retrouve, comme on l'a
vu, dans de nombreuses traditions philosophiques, notamment stoïcienne, et
également cartésienne : Descartes n'écrit-il pas, dans l'une de ses lettres à
Elisabeth : " la béatitude consiste, ce me semble, en un parfait
contentement d'esprit et une satisfaction intérieure " ? Descartes estime
donc, tout comme Spinoza, qu'une vie débarrassée des passions se traduit par
cet apaisement de l'âme véritablement comblée, ce que rendent les notions de
contentement et de satisfaction. Ce n'est donc pas cette conception de la vie
du Sage qui confère son originalité au sentiment d'acquiescentia, mais plutôt
ce qui le provoque, ou plus exactement ce qui le motive, à savoir le conatus
qui pousse l'âme à connaître les choses le plus adéquatement possible, pour
éprouver cette joie particulière. C'est ce lien intime avec le conatus qui fait
de l'acquiescentia une notion spécifique à œuvre de Spinoza, et qui la
distingue des autres théories du contentement de l'âme, souvent associées à une
domination des désirs et à la puissance de la Raison qui " terrasse "
les passions . De plus, l'implication totale du corps, qui n'est pas considéré
par Spinoza comme une gêne potentielle au développement de la puissance de
l'âme, ajoute encore à la distinction que l'on peut faire entre l'acquiescentia
de l'Ethique et la satisfaction intérieure de Descartes ou de Sénèque.
Par ces aspects, l'acquiescentia dévoile donc sa singularité par rapport à
d'autres conceptions philosophiques. Mais cette singularité se fait voir
également à l'intérieur même de l'Ethique, lorsque l'on considère
l'acquiescentia parmi tous les affects. En effet, alors qu'il était défini,
dans le De Affectibus, au milieu des autres manifestations de l'affectivité
sans que rien ne permette de le distinguer des autres sentiments, le
contentement révèle peu à peu sa prépondérance, en devenant " le mieux que
nous pouvons espérer " dans le De Servitute, ou le mobile affectif de la
béatitude, dans le De Libertate. Seuls les affects d'amour et de gloire
parviennent à résister à la force de la science intuitive, mais rapportés à ses
sentiments, l'acquiescentia conserve un statut particulier : d'une part, elle
motive intérieurement l'amour intellectuel pour Dieu, qui se confond avec le
contentement de l'âme, et, d'autre part, la gloire est identifiée à elle
lorsque la distinction entre extériorité et intériorité tend à disparaître.
Malgré son faible nombre d'occurrences, l'acquiescentia possède donc une place
tout à fait singulière dans l'Ethique, par son rôle de mobile de l'amour et de
la connaissance. Aussi faut-il sans doute la reconnaître, même lorsque Spinoza
ne l'évoque pas explicitement, à chaque fois qu'il est dit que l'âme éprouve
une joie lorsqu'elle connaît ou lorsqu'elle aime, car ces deux activités de
l'âme font naître aussitôt en elle une idée plus précise de sa puissance
d'agir.
Et le fait que cette joie soit déjà décrite dans le De Affectibus permet de
remarquer que, pour Spinoza, la béatitude et le salut sont contenus en germe
dans l'essence de notre nature : nous ne sommes pas sauvés par une instance
transcendante, un Dieu législateur qui nous récompenserait de notre séjour dans
la vallée de larmes, mais nous-mêmes avons le pouvoir d'atteindre cette joie
éternelle en déterminant, puis en perfectionnant, ce qui en constitue le
fondement. Cette joie est celle qui traduit notre affranchissement de toute
influence extrinsèque, non pas quand nous nous réfugions dans une vie
ascétique, mais lorsque nous prenons conscience du lien ontologique qui nous
unit à toutes les autres choses de la Nature. Le salut dans l'Ethique prend
ainsi les traits de l'autonomie, et le contentement, ceux de la joie qui naît
de cette autonomie, la joie liée à l'idée de soi. Or nous avons l'idée de cette
joie depuis toujours, car même dans la connaissance la plus confuse, nous
éprouvons ce germe de la béatitude qu'est l'acquiescentia in ipso. C'est donc
par le développement de notre conscience de nous-mêmes que nous affirmons notre
joyeuse autonomie, et que nous tendons vers le suprême contentement, celui qui
distingue, finalement, le Sage de l'ignorant.
Cet aspect joyeux et autonome de l'acquiescentia permet de la rapprocher du
" bien véritable ", recherché par Spinoza dans le Traité de la
réforme de l'entendement, " tel que l'âme, rejetant tout le reste, pût
être affectée par lui seul ". C'est aussi ce qui lui confère son statut de
salut, un salut qui ne s'obtient pas d'un coup, mais qui s'acquiert et se
construit, au fur et à mesure que ce bien se précise et s'affermit par le
développement de la connaissance. Pour toutes ces raisons, nous pouvons
avancer, en reprenant les termes de B. Rousset, que "le salut n'est rien
d'autre que la joie consciente d'elle-même, avec ses divers degrés de vérité et
d'adéquation, d'indépendance et de solidité " .
Epilogue
Cette étude visait à mettre en lumière l'omniprésence discrète de l'acquiescentia,
ainsi que l'intérêt qu'il y avait à en examiner l'évolution, comme fil conducteur
d'une lecture des trois dernières parties de l'Ethique. Mais l'exploration
de cette œuvre, sous l'angle de cet affect de joie, nous a également
permis d'effleurer un peu de la beauté et de l'émotion qui se dégage de ce
texte, malgré l'apparente lourdeur de son système démonstratif. Car, si la
forme paraît rigide, le fond bouillonne d'une énergie qui se libère complètement
dans la cinquième partie, dans un souffle qui balaye l'appareil démonstratif
pour laisser apparaître l'essentiel : l'extraordinaire dynamisme de joie et
d'amour inhérent à notre nature d'homme. Ainsi, comme l'écrit Gilles Deleuze,
le lecteur ne peut pas rester indifférent lorsqu'il est confronté à cette
énergie, et, pour peu que l'on se laisse porter par elle, on est soi-même
" entraîné ou déposé, mis en mouvement ou en repos, agité ou calmé suivant
la vitesse de telle ou telle partie ".
Mais l'étude de l'acquiescentia manifeste également la modernité de l'Ethique.
En effet, que l'on débarrasse cette œuvre de son système géométrique
et de son vocabulaire, empreints de XVIIème siècle, et que l'on n'y considère
que la description de l'aspect le plus quotidien de la vie. Nous nous apercevons
alors que Spinoza nous dit simplement que le meilleur moyen de s'épanouir
pleinement dans cette vie de tous les jours consiste, avant tout, à affirmer
notre contentement personnel. Et ce contentement ne diffère pas beaucoup de
ce que nous désignons aujourd'hui par " confiance en soi ", c'est-à-dire
ce sentiment intime qui naît de ce que nous connaissons nos aptitudes dans
tel ou tel domaine, dans le travail, dans le sport, dans nos relations sociales,
et qui nous permet d'affronter certaines situations sans ressentir ni crainte,
ni angoisse, ni aucun autre sentiment désagréable.
Ainsi, notre époque fait elle-même de la confiance en soi le meilleur moyen
de vivre pleinement sa vie, de traverser avec assurance toutes les épreuves
qu'elle réserve. Qu'on tente de l'affermir par des confrontations sportives
ou par des travaux intellectuels, on l'associe toujours à la connaissance
de ce dont on est capable, ce qui revient, finalement, à l'idée de sa puissance
d'agir. Nous pouvons donc étudier l'affectivité décrite par Spinoza en s'en
tenant à son langage et à ses concepts, comme nous avons choisi de le faire.
Mais n'oublions pas que si cette langue s'inscrit dans une époque précise,
elle ne fait que décrire l'essentiel de la nature humaine, qui traverse immuablement
les siècles.
L'étude du contentement lié à l'idée de soi-même vaut ainsi par la place qu'il
tient dans l'Ethique, mais également, pour peu qu'on relise cette œuvre
avec les yeux de la modernité, par les éclaircissements qu'elle fournit sur
le besoin qu'on éprouve de connaître ses capacités, pour affronter le monde
extérieur. En dépit de son exposé extrêmement complet, voire clos, l'Ethique
de Spinoza n'enferme pas le lecteur dans un moment de l'histoire. Et c'est
peut-être justement sa rigueur démonstrative, portant sur la nature humaine,
qui donne à cette œuvre cette forme d'intemporalité qui nous permet,
aujourd'hui, de la rapprocher de notre vie moderne. C'est également parce
que Spinoza n'isole pas l'affectivité comme un problème à part, mais l'intègre
complètement dans la conception du monde qu'il propose : on ne peut pas se
servir de l'Ethique si l'on ne pénètre pas soi-même entièrement dans ce système,
si l'on ne tente pas, à son tour, de s'approprier les notions de substance
et de mode, de puissance et de perfection, qui soutiennent l'ensemble de la
conception spinoziste de l'affectivité. En cela, l'Ethique manifeste son autonomie,
mais également son envergure.
Ainsi cette étude du contentement de soi, qui a permis d'évoquer ce rapport
fermé entre l'individu, ses affects et l'ensemble de ce qui l'entoure, ainsi
que l'actualité de ce sentiment, invite à se poser la question de la modernité
du spinozisme, et des possibilités d'exploitation et d'applications pratiques
que l'on peut en faire aujourd'hui.
Notes sur la conclusion
(1)Spinoza, Court traité, I, ch. 2, Dialogue, §1, op. cit. p.57.
(2)B. Rousset, La perspective finale de l'Ethique... , op. cit. p. 201.
(3)Ibid. , p. 202.
(4)Ibid.
(5)Descartes, lettre du 4 Août 1945, op. cit. p 1193.
(6)Cf. p. 59. Descartes approuve d'ailleurs Sénèque dans sa
lettre à Elisabeth du 18 Août 1645 : " celle [une définition
du Souverain Bien] où il me semble avoir le mieux rencontré
est au 5° chap. , où il dit que beatas est qui nec cupit nec timet
beneficio rationis " (Est heureux qui ne désire ni ne craint,
grâce à la Raison). Descartes, uvres et lettres, op. cit.
p. 1195.
(7)B. Rousset, La perspective finale de l'Ethique... , op. cit. p.204.
(8)Ibid. , p.174.
Bibliographie :
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